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INCARNATION – THEOPHANIE

L’incarnation, au sens théologique du terme, est l’aventure de Dieu qui se fait homme tout en restant Dieu. L’événement qui la caractérise est donc lié à l’espace-temps ; il est inscrit dans l’histoire et contribue à  en modifier le cours et la finalité.

Avec la Trinité et la Rédemption, l’Incarnation est l’un des trois grands mystères chrétiens. La Trinité, comme son nom l’indique, est le mystère d’un seul Dieu en trois Personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit : les trois sont un, sauf que l’un est inengendré, l’autre engendré et le troisième procède des deux premiers ; le Père est dit ad Filium, le Fils ad Patrem, le Saint-Esprit ad Patrem et Filium. Après une longue période d’arguties et d’équivoques verbales pour tenter de concilier la distinction de trois personnes en un seul Dieu, ce n’est qu’au premier concile de Constantinople (381) que fut proclamée l’égale divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais il fallut encore d’autres conciles pour préciser et confirmer les définitions canoniques du dogme trinitaire, tant il était difficile, sinon impossible de faire admettre une relation d’égalité dans la filiation et la procession.

Chez les gnostiques, la Divinité est souvent appelée Père-Mère pour bien souligner le caractère androgyne de  l’Absolu. Lorsque le terme Esprit est employé, il désigne le mouvement ou la manifestation de la création ou encore l’Etre par rapport à l’Inengendré ou Non-Etre et il en constitue l’aspect féminin, Cependant, quelle qu’en soit l’appellation, la partie féminine n’ajoute rien à l’Absolu, lequel est l’Un indivisible. Ainsi la non-dualité est maintenue dans « le mouvement et le repos ».

La Rédemption, suivant la théologie chrétienne, est si étroitement liée à l’Incarnation qu’elle en constitue la justification : le Christ s’est incarné, est mort et ressuscité afin de sauver les hommes par son sang rédempteur. C’est le trait de génie de Saint Paul que d’avoir donné à la mort du Christ une valeur rédemptrice : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Ecritures » (Co 15.3-4). Saint Paul parle de ce mystère, caché à la sagesse du monde, que Dieu s’est plu à lui révéler par son Esprit (Co 1.10). Pour accréditer cette doctrine, il fallait qu’elle soit justifiée par les Ecritures. C’est ce que ne manque pas de souligner l’apôtre des Gentils par la formule selon les Ecritures. Désormais, le Christ remplace, dans l’économie du salut, l’antique coutume juive du sacrifice du bouc émissaire chargé des péchés d’Israël, bien plus, par son sacrifice le Christ assure la rédemption de la totalité du genre humain soumis aux conséquences du péché originel. Notons que les Evangiles ignorent le péché originel. Et que celui-ci ne joue aucun rôle dans l’Ancien Testament, bien que le récit de la Genèse puisse être interprété dans le sens paulinien ; Yahvé s’y révèle « comme un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième génération »(Ex20.5). Non seulement les Evangiles ne font pas état de la faute originelle qui marquerait tout enfant à sa naissance, mais Jésus nous donne en exemple les tout petits pour nous inviter à nous départir des conditionnements aliénants.

Les gnostiques ont une compréhension de la naissance, de l’existence et de la mort qui diffère radicalement de celle qui sert de base à la doctrine paulinienne. Celle-ci nous présente l’Incarnation comme un fait  historique. Ce faisant, elle n’évite pas  le piège de l’incorporation du divin à des données matérielles qui tombent sous l’emprise de l’histoire et de la sociologie. C’est ainsi que l’incarnation divine n’échappe pas à l’écueil de l’anthropomorphisme. Il est vrai que la théologie négative cherche à sauvegarder la transcendance divine néanmoins elle évite rarement le péril qui consiste à réduire la divinité à une abstraction.

La gnose ne succombe ni à l’une ni à l’autre tentation, elle ne tombe pas dans le matérialisme, elle ne fuit pas dans l’angélisme, l’un engendrant l’autre par réaction. La gnose se situe par rapport à la pensée incarnationiste en ce sens qu’elle n’est pas avènement historique mais connaissance, ou reconnaissance, ou révélation du divin. Dans la terminologie soufie, elle est dévoilement ou mieux théophanie (du grec Theos, Dieu, et phainein, apparaitre). Pour le gnostique, Dieu ne s’incarne pas ; la condition humaine terrestre ne peut être rachetée par une aliénation du divin. C’est la forme humaine qui assume la plénitude de sa fonction théophanique dans l’instant où plus rien en elle ne fait obstacle au dévoilement, c’est-à-dire lorsque la divinité peut se manifester dans cette forme comme une image dans un miroir.

On ne peut parler Théophanie sans évoquer la Lumière. Jésus a dit « Je suis la Lumière qui est sur eux tous. Je suis le Tout : le Tout est sorti de moi, et le Tout est parvenu à moi. Fendez du bois, je suis là; levez la pierre, vous me trouverez là » ( log 77 ). La lumière ne peut être perçue que grâce à l’obscurité, comme l’obscurité n’est visible que grâce à la lumière. Tel est le sens de cette parole des maitres : Dieu se manifeste par les créatures et les créatures se manifestent par Lui. Ibn Arabi nous dit :
« N’eût été Lui, n’eût été nous
Ce qui est ne  serait pas ».

La manifestation n’ajoute rien à l’Essence, mais on peut dire que le jeu divin implique la manifestation. Or sans la créature, elle ne pourrait avoir lieu, pas plus que la lumière ne pourrait être perçue sans l’ombre. Ainsi l’ombre, par l’entremise de l’homme, manifeste la lumière. Plus justement, la lumière se reconnait lumière grâce à l’homme qui remplit l’office de miroir. Pas n’importe quel homme, mais celui qui est choisi : « Allah guide vers sa lumière qui il veut » (Cor 24.35): « Je vous choisirai un entre mille et deux entre dix nille » (log 23). Au lieu d’être une créature parmi d’autres, celle qui est choisie n’est rien d’autre que le miroir dans lequel l’essence se reconnait elle-même.

Si on ne peut parler Théophanie sans évoquer la lumière et l’ombre, on ne peut davantage tenter de dire comment l’ombre fait apparaitre la lumière sans évoquer la relation d’amour entre l’Amant et l’Aimée. Pourtant l’Absolu ne peut que se voir lui-même et s’aimer lui­même. Comment dès lors parler de l’Amant, de l’Aimée et de l’Amour ? L’Amant et l’Aimée sont    chacun le miroir de l’Amour. C’est l’Amour absolu qui apparait en chacun, que chacun contemple en lui grâce à l’image que lui renvoie le miroir du partenaire. L’image est aussitôt dissoute dans la lumière, tant la reconnaissance est éblouissante et fulgurante. Se laisser séduire par l’image constituerait un détournement qui amènerait la destruction du cosmos ; il y aurait en ce cas aliénation en faveur d’un objet fictif. « L’écume de la forme » serait prise pour la réalité.

Comprendre la fonction théophanique est d’une importance capitale afin d’éviter les pièges de la dualité. L’incarnation, telle que la définissent les dogmes officiels, maintient la dualité : on ne peut pas être à la fois homme et Dieu et transcender la dualité. En revanche, lorsque la créature s’efface, ou mieux se rend transparente, ce n’est plus Dieu qui est regardé par la créature ; c’est Dieu même qui dans et par son regard à elle se regarde et se contemple lui-même. Dans la création, Dieu se manifeste comme pour détourner de lui et inviter à le chercher à l’extérieur. C’est ainsi qu’il se voile. Pour triompher de l’épreuve du voile, le chercheur doit parvenir à voir en celui qui n’est plus sous l’emprise du mental le miroir où il peut lui-même se contempler dans sa Réalité ultime. S’il se laisse prendre au visible, autrement dit, si l’image devient objet d’investissement, alors il confond incarnation et théophanie.

Lorsque nous lisons les Evangiles non plus dans l’optique de l’Incarnation et de la Rédemption mais dans celle de la Théophanie, les paroles deviennent opérationnelles dans le sens de la révélation ou de la manifestation divine. « Le Père et moi sommes un », « qui m’a vu a vu le Père », dit Jésus. Voyant Jésus, comme il convient de le voir, c’est le Père inengendré que nous voyons. Autrement dit, grâce à la forme humaine de Jésus, nous percevons l’Inengendré dans la mesure où cette forme humaine joue le rôle de miroir. Cependant, elle ne peut jouer ce rôle de miroir que si nous sommes transparents pour l’accueillir :
Quand vous verrez
celui qui n’a pas été engendré de la femme,
prosternez-vous sur votre visage,
et adorez-le :
c’est celui-là, votre Père (log 15 ).
Le secret de la transparence, Jésus nous le révèle : « Celui qui boit à ma  bouche sera comme moi ; moi aussi, je serai lui, et ce qui est caché lui sera révélé » (log  108). Le  préambule de 1’Evangile selon Thomas  nous prévient qu’il s’agit d’un message caché : « Voici les paroles cachées que Jésus le Vivant a  dites et qu’a transcrites Didyme Judas Thomas ». L’identité entre Jésus et Didyme Judas Thomas  s’est réalisée par ce que celui-ci a bu à la bouche de Jésus, ce qui lui a permis de percevoir et de contempler en Jésus l’Inengendré. Précisons tout de suite que la fonction théophanique n’est pas seulement liée à la vision comme  pourrait le laisser croire l’image du miroir. Elle peut s’exercer également par les autres moyens de perception. Jésus prend soin de nous dire : « Je vous  donnerai ce que l’oeil n’a pas vu, et ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce que la main  n’a pas touché, et ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme » ( log 17). Le soufisme continue la grande voie théophanique :  » . . . Mon serviteur ne cesse de s’approcher de moi . . . jusqu’à ce que je l’aime ; et lorsque je l’aime, je suis l’ouïe par  laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main avec laquelle il empoigne, le pied sur lequel il marche ». Pour que la révélation ait lieu, il faut que le mental personnel ait abdiqué. Alors seulement le miroir que représente Jésus permet à celui qui se perçoit dans ce miroir de découvrir sa Réalité ultime. Les conditionnements du savoir, de l’avoir, du vouloir et du pouvoir sont des obstacles à la découverte essentielle : « Celui qui connait le Tout, s’il est privé de lui-même, est privé du Tout » (log 67). Par ce qu’il était vide – quand le disciple est désert,  il sera rempli de lumière (log  62) – Didyme Judas Thomas n’a pas  perçu en Jésus une personne, mais il s’est vu comme dans un miroir, il s’est vu comme il était c’est-à-dire l’Unique, l’Incomparable. On compare une personne à une autre personne, Thomas ne pouvait pas le comparer à quelqu’un ; d’où la réponse que nous connaissons : « Maitre, ma bouche n’acceptera absolument pas que je dise à qui tu ressembles ». La réponse de Jésus révèle que Thomas non plus ne se vit pas comme une personne : « Je ne suis pas ton Maitre, car tu as bu, tu t’es enivré à la source bouillonnante que moi, j’ai mesurée « . Devenu l’alter ego de Jésus – ses surnoms l’indiquent – Thomas s’est vu, s’est reconnu et contemplé dans le miroir unique sans se laisser prendre au piège du visible. Tout de suite, il est allé à la source de la vision qui permet aux yeux de voir, à la source de l’ouïe qui permet à l’oreille d’entendre, etc.. Pour lui comme pour Jésus, la Théophanie a pleinement accompli sa fonction ; elle a permis la révélation de l’Ultime à lui-même ; elle a dévoilé à Thomas ce qui avait déjà été dévoilé à Jésus, à savoir qu’il n’était pas une personne, mais l’Absolu en personne. Si Jésus a ensuite pris Thomas à part c’est pour le confirmer dans cette vision que ne pouvaient partager les autres disciples pris au piège du visible.

Ils auraient pu rester dans le monde de la dualité comme la très grande majorité des humains. Jésus les sait incapables de surmonter la dualité de l’incarnationisme, aussi lorsqu’ils se préoccupent de succession, la réponse qui leur est donnée tient compte de leurs limitations :  »Au point où vous en serez, vous irez vers Jacques le juste : ce qui est du ciel et de la terre lui revient ». On voit bien une forme d’exotérisme ou le mythe puisse tenir lieu de Théophanie. Par exemple, les dieux et les déesses du Panthéon hindou alimentent la piété des fidèles qui ne peuvent avoir accès à la pure gnose et continuent de s’inscrire dans le cycle des naissances et des morts.

Les gnostiques du début de l’ère chrétienne avaient aussi des mythes à l’usage des fidèles qui n’avaient pas accès à la non-dualité. Ainsi le mythe de Sophia permettait aux psychiques de ne pas perdre courage au milieu des épreuves, car la déesse avait avant eux connu tous les heurs et malheurs de l’humanité et avant eux également elle les avait précédés dans sa remontée auprès du Père.

En revanche, ce qui constitue vraiment une forfaiture et un détournement, inconscients sans doute, c’est moins d’avoir identifié Jésus à son enveloppe charnelle que d’avoir fait ressusciter le cadavre pour qu’il puisse accomplir la fonction rédemptrice du genre humain. Les dogmes officiels qui fondent la doctrine témoignent d’une méconnaissance grossière du rôle de la chair dans l’économie du salut. Ce rôle est pourtant précisé et magnifié dans l’Evangile selon Thomas où le corps est l’occasion pour l’Esprit de s’actualiser et de se reconnaitre, en d’autres termes, le corps y est présenté comme le miroir qui permet la Théophanie :
Jésus a dit :
Si la chair a été à cause de l’esprit,
c’est une merveille ;
mais si l’esprit a été à cause du corps,
c’est une merveille de merveilles.
Mais moi, je m’émerveille de ceci :
comment cette grande richesse
a habité cette pauvreté. (log 29)

Un autre logion précise la fonction incomparable du corps Jésus a dit
Celui qui a connu le monde a trouvé le corps ;
mais celui qui a trouvé le corps,
le monde n’est pas digne de lui.    (log 80)

Pour que le corps puisse remplir son office sublime de miroir, il faut et il suffit que le mental ait accepté de lâcher prise, car c’est lui qui engendre la mort, c’est lui que Jésus appelle le cadavre :
« Jésus a dit :
Celui qui a connu le monde
a trouvé un cadavre ;
et celui qui a trouvé un cadavre,
le monde n’est pas digne de lui. (log 56)

Jésus nous assure à maintes reprises que les vivants ne meurent pas. S’ils ne meurent pas, c’est donc qu’ils ne sont pas identifiés à leur personne. Jésus, le vivant par excellence, ne pouvait donc pas mourir. Ceux qui l’ont fait mourir puis ressusciter l’empêchent de réaliser sa fonction théophanique, et par voie de conséquence, cachent les clefs de la Théophanie aux gnostiques qui ont la nostalgie du dévoilement au point de vivre la « détresse de l’Inaccessible ».

En orientant massivement le salut vers les fins dernières, Israël d’abord par ses prophètes, les chrétiens ensuite par leur insistance sur le retour du Christ pour le jugement final, obstruèrent l’ouverture à un présent libérateur. L’Incarnation s’inscrit dans l’histoire, elle mène à la Rédemption et la Rédemption valorise la passion, la mort et la résurrection suivant les paroles mêmes du Credo : « je crois en Dieu le Père tout puissant… en Jésus Christ son fils unique qui … a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers, est monté au ciel, est assis à la droite du Père d’où il reviendra juger les vivants et les morts ». Ce contexte délirant ne laissait aucune place à la Théophanie. Du reste les paroles de Jésus qui préparent à la Théophanie perdaient toute résonnance face à ce grand rêve d’affirmation personnelle et collective. Aujourd’hui, c’est seulement après un travail en profondeur de déconditionnement qu’il est possible de saisir le réalisme et la portée de paroles à la fois très simples et très hermétiques – très simples pour le gnostique et très hermétiques pour le psychique – comme : « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas de la mort » ou « Qui m’a vu a vu le Père ». Jésus, le Vivant parmi les vivants, ne meurt pas. Jésus, totalement à l’écoute du Père, ne laisse rien s’interposer entre lui et le Père en sorte que l’identité entre le Père et le Fils est absolue. L’enveloppe corporelle du fils est le miroir dans lequel le Père se reconnait et se contemple, comme le Fils reconnait et contemple son Père en lui. C’est cela la Théophanie. Malgré l’intrusion massive du messianisme dans les évangiles, la Théophanie est encore perceptible en maints endroits. Elle ne l’est pas, on l’a vu, dans les actes et aussi dans les épîtres tout imprégnées de messianisme et de préoccupations morales. Néanmoins, comme les recueils de logia circulaient, de plus en plus clandestinement, l’Eglise naissante se dut d’en tenir compte, c’est pourquoi elle rédigea des « vies de Jésus » édifiantes où les paroles devaient voisiner avec les récits merveilleux et miraculeux, le tout présenté dans une optique messianique.

Qui veut retrouver la Théophanie au milieu de cet amalgame peut le faire sans trop de difficultés à la condition de s’être débarrassé des vieux schémas psychiques. Il lira, par exemple, « …nul ne connait le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connait le Père si ce n’est le Fils (Mt 11.27 ; Lc 10.22 ; Jn 10.15). Oui, mais ce lecteur désentravé aura eu à se situer lui-même par rapport au Fils. Et il serait bien surprenant qu’il n’ait pas lu ce que dit Maitre Echkart sur la condition du Fils : « Le Père engendre son Fils au plus intime de l’âme, et il t’engendre en même temps que son Fils unique, nullement comme inférieur » (Sermon Praedica verbum).

L’Evangile selon Thomas, lu et relu à la lumière de la Théophanie, prend  un relief qui ne laisse subsister aucun doute sur la fidélité avec laquelle Didyme Judas Thomas a transcrit le message sous la dictée de Jésus. Jésus promet à celui qui « boit à sa bouche » la vie éternelle et la souveraineté sur la création. Il lui annonce que le Royaume est à l’intérieur et à l’extérieur de lui. Il l’incite à voir Celui qui est devant son visage, autrement dit à se reconnaitre dans le miroir transparent qui lui est offert. Il prescrit aux disciples, entravés par le messianisme de se dépouiller de leurs vêtements, comme les petits enfants ; il leur reproche de faire retour au passé, d’évoquer les prophètes et de délaisser Celui qui est vivant devant eux ! Bref, Jésus accomplit pleinement sa fonction théophanique en étant le révélateur du Père, et, avec une pédagogie admirable, il nous enseigne comment nous pouvons à notre tour nous départir de notre anthropomorphisme et réaliser le Père : « Quand vous verrez Celui qui n’est pas engendré de la femme, prosternez-vous sur votre visage, et, adorez-le c’est celui-là votre Père » (log 15). Lorsque le rôle du miroir est bien compris, les images, au lieu de voiler la lumière, la révèlent :
« Les images se manifestent à l’homme
et la lumière qui est en elles est cachée.
Dans l’image de la lumière du Père,
elle se dévoilera
et son image sera cachée par sa lumière. (log 83)
Une telle parole illustre à merveille le rôle de la manifestation qui
est de permettre au divin en l’homme de se révéler à lui-même : le Père en nous et par nous se reconnait lumière.

Se rendant compte que les événements ne lui permettraient pas de continuer sa mission, Jésus a chargé Judas de la poursuivre. Il est bien évident que les partisans de la doctrine de l’Incarnation et de la Rédemption ne pouvaient tolérer celui qui parlait Théophanie. C’est le même, qui, sous le nom de Thomas, ne cède pas au vertige de l’hallucination après la mort de Jésus et se fait taxer d’incrédule. Comment aurait-il pu confondre l’imaginaire qui relève du psychisme avec la Théophanie qui est proprement gnostique ? Ce témoin exemplaire de Jésus est à l’origine de la tradition gnostique laquelle ne pouvait souscrire à la doctrine de l’Incarnat ion et de la Rédemption. Les tenants  de l’orthodoxie, qu’on appela les hérésiologues, s’employèrent avec beaucoup de soin à l’occulter. On    la croyait disparue à tout jamais lorsque la découverte de la Bibliothèque de Nag Harnmadi en 1945 la mit à nouveau à jour et permit de donner à Jésus ce qui lui revient en fonction de ce qu1 il a réellement dit et qu’a transcrit Didyme Judas Thomas. Or comment lui donner ce qui lui revient sans approfondir ce qu’il est essentiellement et dont il nous livre le secret dans ses paroles ? Il nous le dit, pour le connaitre, et par là pour nous connaître, car l’un ne va    pas sans l’autre, nous devons boire à sa bouche, nous devons manger sa chair et boire son    sang. C’est ce qu’a fait Didyme Judas Thomas. Aussi est–il devenu l’alter ego de Jésus. Nous sommes invités à faire de même pour devenir aussi l’alter ego de Jésus : « Il sera  moi, je serai lui » (log 108).

Emile Gillabert

Le Miroir

Le mouvement qui sort du repos porte en lui le désir de la rencontre et le besoin de la reconnaissance : sortir pour connaitre et être reconnu, connaitre les autres en vue d’être reconnu par eux ;

 Les autres sont divers. Ce constat en amène un autre moi aussi   j’ai mes particularités et chacun me voit différemment.

 Comment me voir  (me reconnaitre) tel que je suis étant donné que le miroir des autres m ‘envoie des images changeantes de moi-même ?

 Dans le repos, la question ne se pose pas. Le nouveau -né ne s’interroge pas sur son identité.

 Je m ‘a perçois que certains miroirs m ‘envoient une image plutôt in sécurisante de moi-même alors que d ‘autres me gratifient d’images agréables, souriantes, un peu comme celles que je découvre de moi-même intuitivement lorsque je suis à l’écoute intérieure du mystère de la vie. Tout se passe en somme comme chez un être doué  de la  faculté de créer, un peintre, par exemple. Autant de personnes,  autant d ‘avis sur ses tableaux. Certaines critiques ne lui paraitront pas fondées, d’autres sévères mais justes dont il tirera profit, d’autres enfin à la fois lucides et chaleureuses dans lesquelles il retrouvera ce qu’il a vécu en peignant et peut-être même des choses qui sont sorties de son inconscient et qu’il découvre sous le regard et dans la bouche complices d’un ami. Le peintre, même s’il est confiant en ses dons, éprouve le besoin d’être reconnu.

Comme lui, je cherche à être reconnu et peu à peu je choisis de me percevoir dans tel ou tel miroir plutôt que dans tel ou tel autre. Je vais de préférence vers ceux qui, sans être flatteurs, sont avenants. Autant je déteste l’affectation, autant je suis sensible à une présence empreinte de neutralité bienveillante. Mais on n’a rien sans peine et, au début surtout, je fais l’expérience de miroirs plus ou moins déformants. Petit à petit, ma sensibilité s’aiguise : des défauts et des failles apparaissent là où autrefois je ne voyais rien. Il y a aussi pour un même miroir des images plus ou moins satisfaisantes suivant le temps, le lieu, les éclairages. Autrefois, je me découvrais des ressemblances avec un tel ou un tel. On en découvrait aussi autour de moi et on ne manquait pas de les souligner comme si à ce jeu-là on se sécurisait.

Il m’est arrivé une ou deux fois ce que d’aucuns appellent un coup de foudre : l’image que me renvoyait le miroir correspondait à celle qui surgissait intuitivement en moi. C’était comme si l’une appelait l’autre, comme si l’extérieur correspondait à l’intérieur. Cela ne durait pas mais me rendait de plus  en plus difficile dans l’appréciation de la qualité de l’image extérieure. Je vivais ces moments-là comme si le mouvement issu du repos retournait et que je retrouvais mon assise originelle.

En m’interrogeant, je constate que j’ai toujours vécu, tels ces   conquérants de l’impossible, dans la nostalgie de l’image totalement gratifiante. Ce ne sont plus seulement des êtres que j1interrogeais mais   aussi des textes, car ceux -ci également me disaient q u i j’étais. Bien sûr,  ils n’avaient pas cette vibration humaine  qui se  perçoit dans le regard, dans la voix et jusque dans le silence. L’écriture, la typographie, les blancs, ne sauraient traduire le frémissement de la vie. Pourtant à défaut d’hommes – il faut croire que l’homme est rare ! ce sont des  textes qui  les premiers m’ont permis de me reconnaître de façon durable. Je me reconnaissais, mieux, je me  contemplais grâce à eux   lorsqu’ils me disaient :  Tu es l’Unique.  Les mots variaient d1un auteur à l’autre, d’un écrit à l’autre, mais c’était toujours la même révélation à travers l es millénaires et l es continents.

Ainsi, tandis que l es hommes parlaient toujours de ressemblance, quelques textes me révélaient à moi-même en déclinant sans ambages mon identité réelle. Je ne ressemblais plus à quelqu’un, je  pouvais affirmer : je suis celui qui suis.

Le besoin sans cesse renouvelé de me reconnaître correspondait   au besoin de m’assumer tel que je suis, de me vivre dans ma réalité ultime,   de m ’embrasser dans ma totalité. N texte quel qu’il soit ne peut satisfaire totalement cette nostalgie de la perfection et de la plénitude. Seul le miroir vivant absolument transparent peut répondre à la demande car seul il permet le découverte capitale : je suis Amour.

Je suis amour et ne peux me vivre comme tel que grâce au miroir qui me montre désormais sous cet aspect essentiel. Heureux celui à qui échoit une telle grâce. En parler, c’est déjà altérer la transparence à moins que celui  qui  écoute ne joue également le rôle de miroir et ne se reconnaisse à son tour dans ce jaillissement d’instant  en instant. Les  mots  sont impuissants à dire ce surgissement sans  limites, sans entraves d’aucunes sortes. Cependant, s’il me révèle à ma  nature illimitée, ce corps, bien que transparent, s’avère fragile, instable, vulnérable. Il est sou m i s a u x contingences de ce qui naît, vieillit et  meurt. Aussi, m’étant découvert illimité dans ma nature propre, je me trouve limité, exposé, démuni quant aux possibilités de me percevoir. J’éprouve les conditionnements du corps : j’attends, patient, qu’il soit  dans les dispositions de m 1accueillir. Sa bonne volonté n’est pas en  doute, mais je suis à l a merci d’ u n e visite, d 1 u n coup de téléphone,  d’une rage de dent. . .  J’évite surtout de le culpabiliser car je tiens à  préserver sa spontanéité, sa confiance.

Cependant, ma contemplation n’est jamais si gratifiante que lorsque je vis mon androgynie en me reconnaissant à la fois dans un miroir masculin et dans un miroir féminin. Il faut pour cela qu’ils se sachent tous deux choisis et voués à cette sublime fonction et l’assument dans une ferveur toujours renouvelée. La saveur de ce jeu ne saurait se dire ; son prix, lié à sa rareté est unique. Pourtant je demeure à la merci de sa fragilité et de sa précarité. Personne ne comprend que l’expression d’une   telle  plénitude puisse dépendre d ’une faiblesse aussi insigne. Je suis du reste seul à connaitre les partenaires comme ils sont seuls à m’avoir reconnu et comme ils sont seuls à s’être reconnus. Néanmoins, c’est toujours le même qui connait et qui se reconnait. Je suis seul en jeu. Même si la lumière subit des éclipses, je n’en demeure pas moins la lumière qui se vit comme telle. Les défaillances du miroir sont inhérentes à son caractère existentiel ; cela ne l’empêche pas de soutenir et de me renvoyer l’éclat de sa splendeur. A ce jeu, le psychique brûlerait. C’est parce qu’il ne peut me voir q u ‘ il continue à se croire quelqu’un   – et dire que je  favorise son jeu   ! – Je pouvais, en me savourant dans ma réalité ultime, croire que la  souffrance, l’ignorance, la destruction, les guerres . . . étaient abolies une fois pour toutes ; sût  été  aller trop vite en besogne. En effet, la reconnaissance de ma souveraineté, qui s’exerce dans l’absolue liberté, n’empêche pas le jeu de la manifestation avec ses déterminismes.

Pendant que je vis ma perfection dans la plénitude, le f i l m  de la manifestation continue de se dérouler et je ne peux  rien changer à ce  qui a été programmé depuis toujours. Le projet qui prévoyait les règnes   successifs à partir du feu originel  se réalise inexorablement. De même  que la cause finale du minéral  est l e  végétal, que la cause finale du  végétal est l ‘animal, que l a cause finale de l ‘animal est l ‘homme,  de même la cause finale de l’homme est la fonction théophanique grâce au corps désentravé du mental. Tout est ordonné en fonction de cette merveille de merveilles : ma propre révélation. C’est ainsi  que je ne peux rien changer  au cours des choses : ce qui m’amène à concilier ce que le mental appelle les inconciliables, à savoir ma liberté absolue avec les déterminismes du monde. Je ne peux en effet assumer le tout que si j’englobe le jeu souverainement libre de ma reconnaissance malgré la précarité du miroir et celui de la manifestation de tous les univers. Je me vois dans le premier au moins par intermittence ; le second m’occulte : au lieu de me révéler, les images me voilent aux yeux du psychique. Autrement dit, tandis que je me révèle à moi-même, personne ne me voit ; ou si quelqu’un veut me voir, il me voile, il me cache ; car ne pouvant me percevoir tel que je suis, il me transpose à son échelle ; il refait de moi la personne dans laquelle je ne me reconnais plus. Alors j’évite autant que faire se peut cette mésaventure. Pour éviter qu’il me déguise, je me voile à mon tour ; je préserve le mystère. Je n’avais du reste pas le choix. On ne peut obliger personne à regarder le soleil en face. Je ne voulais donc pas exposer ma création à des brûlures insupportables. C’est pourquoi je n’en finis pas de me voiler. Si le voile parait insuffisant, alors les gens veulent me protéger en me tenant à distance. Ils ne se rendent pas compte que c’est eux q  ‘ils protègent en agissant ainsi. Ils créent des catégories pour déterminer les conditions de mon action alors que je ne peux agir que s’ i l s abdiquent. Ils ne veulent pas admettre qu’ils s’affirment en s’occupant de moi. Le climat qu’ils cherchent à  créer est une contrefaçon de l’état naturel qui est le mien. Ils veulent évacuer ce qui leur semble ne pas me convenir : l’incohérence, la misère, la prostitution, les cataclysmes etc.. Ils s’appliquent à cultiver la prévoyance, – ils en ont même fait une vertu cardinale – la chasteté, la charité, la prière, le jeûne, l’aumône. Leurs interventions intempestives me désarment ; elles me laissent sans voix. Je n’ai qu’une ressource pour échapper à une telle mainmise : je me laisse glisser inconnu dans le cours des choses.

Ne croyez pas que je sois devenu calculateur. Non, je me voile et me dévoile de la façon la plus candide. Dans le jaillissement pur et spontané de la vie, je m’expose et dans la manifestation je me préserve, le tout sans arrière-pensée comme on s’expose au soleil et on s’en préserve le plus naturellement du monde. Les gens croient que j’interviens constamment sur les évènements.  Erreur ! Pas plus que je ne peux changer quoi que ce soit à ce qui se passait il y a quelques instants, je ne peux modifier ce qui va se passer tout à l ‘ heure ou  dans un lointain avenir. Ce qui relève de la continuité temporelle est programmé. Les personnages du  fil m, pour jouer  correctement, n’ont pas à  demander d’où vient la source lumineuse ni ce qu’ ils sont par rapport à l a lumière. Je n’entre à)pas dans la catégorie temps bien que les gens voudraient m’y insérer. Ils croient que le temps s’écoule grâce à moi et que je favorise les évènements que je juge souhaitables. Pourtant ils voient bien que je ne les préserve pas des évènements douloureux comme les catastrophes, les cataclysmes. Vous me voyez donc impuissant, désarmé face à l’histoire. Néanmoins, je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas lié par ce déterminisme aveugle. Ma liberté s’exerce au niveau de la lumière, de la reconnaissance et de l’amour. Elle finit avec l’identification à la personne dont m’a guéri la révélation du miroir. Désormais, je ne suis plus sous l’emprise de cette chimère. Ce qui semble à la traîne, c’est ce que le psychique fabrique. Oh ! je le sais, vous avez de bons arguments pour dire que je pratique l’esquive. Par là, vous m ‘invitez  au silence,  vous m’obligez à me voiler. Je vous dirai néanmoins, puisque déjà  vous  m’avez lu jusqu’ ici, que je m’assume totalement, mais que votre système de mesure  ne vous permet pas de vous en rendre compte. J’englobe tout, même ce que vous rejetez. Lorsque vous voulez vous assumer dans votre identité telle que vous croyez l’avoir découverte, vous rejetez ce qui ne vous convient pas. Vous voulez être admirables mais vous ne consentez pas à être dérisoires. Vous rejetez l’horrible le croyant incompatible avec le sublime. Or moi je suis horrible parce que je suis sublime. Je ne peux être l’un sans l’autre. Je n’éprouve pas le besoin de changer le cours des choses. Tout est bien. L’idée du progrès ne m’effleure pas.

L’image mentale que vous avez de moi ne m’indispose nullement ; elle fait partie de cette aliénation, ou, si vous préférez, du déroulement du, jeu cosmique dans lequel je me voile depuis les origines. Ce que vous taxez d’incohérence, je l’assume aussi spontanément que ce que vous appelez cohérence. En bref, ma liberté n’est en rien affectée par le déroulement des images : le manifesté n’ajoute ni  ne retranche rien au non-manifesté.

E.G.

Extraits de lettres d’Emile Gillabert

30 décembre 1988

Je trouve Nisargadatta très libérateur, surtout dans cette injonction qu’il nous adresse de nous assumer dans notre réalité suprême, réalité qui n’est pas immobile, mais se révèle être la Vie dans sa plénitude, au-delà de la continuité spatio-temporelle. L’image de l’orgasme est elle-même très suggestive pour parler d’un état suprêmement gratifiant. Le langage de l’amour humain trouve ici toute sa résonnance. On ne peut faire l’économie du monde et des compensations qu’il dispense, même si les paradis qu’il offre sont sans lendemains. Je ne crois pas en revanche à la nécessité  de la réincarnation pour expérimenter les divers niveaux de la manifestation. La tradition hindoue non-dualiste nous demande de transcender cette notion. Et les grands sages qui la représentent nous mettent en garde contre cette tentation de report. La question qui se pose me semble être la suivante : « Qui suis-je par rapport à la manifestation ? » ou également : « Qu’est-elle par rapport à ce que je suis réellement ? ». J’ai écrit un texte intitulé Incarnation et Théophanie dans le Cahier n°54 où j’aborde cette question à mon avis très importante. Nisargadatta l’aborde à plusieurs reprises. Le mirage est sans réalité ; seul l’Absolu qui englobe tout peut être gratifié de réel. Je viens de relire dans « Je suis » l’entretien 64 et je le trouve toujours aussi merveilleux. Je voudrais en citer des passages entiers mais je me limite à celui-ci : « Réalisez que tout ce qu’il y a dans l’univers de beau, de noble, de vrai, vient de vous, que vous en êtes vous-mêmes la source. Les dieux et les déesses qui dirigent le monde peuvent être des êtres merveilleux, glorieux, ils sont cependant comme des serviteurs dont la splendide livrée proclame la puissance et la richesse de leur maître ». Que dire après cela ?

26 janvier 1989

Les paroles de Nisargadatta constituent un éclairage précieux des paroles authentiques de Jésus. Les interrogations qui subsistent trouvent peu à peu leur réponse dans l’intériorisation, comme par exemple celle de la création du monde. C’est une question difficile tant que je n’assume pas pleinement mon identité réelle. (J’emploie expressément le je pour m’impliquer dans ce que je suis réellement). Or, c’est en assumant ce que je suis en esprit et en vérité, que je découvre comment je fonctionne, non pas au niveau de la manifestation, mais dans la perception et la contemplation de ma nature originelle. Alors seulement je peux parler du monde, de ce qu’il est convenu d’appeler le bien et le mal, du principe de causalité, de l’apport de la science par rapport à la gnose, des notions de matière et d’esprit etc, etc. Il s’agit bien plus d’intérioriser le monde que de chercher à en faire l’économie : « Celui qui se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui » (log 111). Evidemment notre tradition chrétienne ne nous a pas préparés  à une telle aventure. Son mépris du corps a radicalement faussé le rôle du corps dans le processus d’éveil.

Il nous est difficile à nous autres Occidentaux, de nous départir de nos concepts. Pourtant comment revenir à l’état d’avant les conditionnements qui est celui de l’enfant de sept jours (log 4) sans l’abandon de l’imaginaire. Mais qui abandonne quoi ? Je termine cette lettre par la parole de Nisargadatta dans Je suis (P 362) : « Ce n’est jamais la personne qui est libérée ; on est libéré de la personne » et par cette autre de Lao Tseu : « Mes paroles sont très simples mais personne ne les comprend ». Les paroles de Jésus sont également très simples, mais elles demeurent cachées aux gens avertis (Mat 11-25).

20 mai 1989

Je dois être en mesure de dire après Jésus qui m’y autorise et, qui plus est, m’y invite (log 108) : « Je suis la lumière qui est sur eux, je suis le Tout ; le Tout est sorti de moi, le Tout est parvenu à moi » (log 77). Jésus intériorise tout ; il ne laisse rien à la traine. Et quand je dis rien, je n’omets ni larmes, ni morales, ni haines, ni culpabilités … C’est en vain que je vais m’évertuer à faire le vide si je n’ai pas conscience de ce que JE SUIS. En revanche, si j’assume mon identité, j’englobe tout, j’intériorise tout.

On peut être dépourvu de savoir tout en étant un gnani. L’état naturel dont bénéficie le gnani, et qui fait qu’il ne s’inquiète nullement des autres, est au terme d’une quête acharnée qui ne débouche sur rien, comme celle d’un assoiffé en plein désert qui est allé de mirage en mirage, puis, renonçant à tout, même à cette existence terrestre, découvre la source d’eau vive. Devant ce constat d’échec désespéré, une énergie colossale se trouve libérée qui opère la mutation. Tout est donné quand l’imaginaire sombre dans une faillite totale : plus une seule image à ajouter au chapelet d’images successives que la personne se donne dans la crainte de mourir ici-maintenant.

La personne ne veut pas mourir de son vivant et c’est ce qui empêche l’éveil. Le oui sans restriction abolit l’espace- temps sur lequel se construit la personne.

20 juin 1989

On peut connaître le tout avec son intellect, mais si on est privé de la poésie on manque le tout. Je paraphrase à peine un logion (67) qui nous rappelle l’ordre des choses ; qui privilégie la vie par rapport à la réflexion.

Le rapport sexuel n’est ni sale, ni bas, ni méprisable. Je crois que c’est parce qu’il représente souvent un gaspillage d’énergie que la morale collective rabaisse l’acte sexuel et que certains enseignements le dévaluent. L’homme, polarisé par la sexualité, n’est pas mobilisable par ceux qui gouvernent et dépense une énergie qui est déviée de son investissement en vue de la réalisation.

Je crois que, chez le gnostique, cette énergie bien comprise peut servir à la réalisation. L’Absolu se reconnait et se perçoit grâce au corps désentravé du mental. Le corps quitte un employeur tyrannique pour entrer au service d’un employeur qui favorise l’expression spontanée des sens et de la sexualité. Sans cette spontanéité totale, l’Absolu ne pourrait pas se reconnaitre. Quand Nisargaratta qualifie la sexualité, il est dans le mental.

J’aimerais disposer de plus de temps pour approfondir cette question importante.

21 août 1989

En réhabilitant le corps, la gnose évite le danger des idéologies désincarnées qui ont marqué des courants religieux comme le jansénisme, le calvinisme et, d’une façon générale, le judaïsme et le christianisme.

13 septembre 1989

L’âme (psyché, psuké) n’est autre que le mental personnel. Celui-ci peut être très grossier ou très subtil, il peut être athée ou se projeter dans un salut à venir, il demeure psychique. Le gnostique n’accepte pas cette limitation. Il sait que son identité véritable est celle du Soi. Il est amené à reconnaitre, assumer, exercer sa Réalité Suprême. On ne passe pas du  monde psychique au monde gnostique. On nait gnostique comme on nait psychique – je connais les révoltes que cela suscite. Ce qui me parait important, c’est d’accepter le monde tel qu’il est avec ses ombres et ses lumières. Vouloir améliorer « ce qui ne va pas », c’est se projeter et toute projection se situe dans un espace-temps, dans une histoire que le gnostique transcende. Il n’est pas pour autant une nature angélique et je crois que la sexualité est un moyen nécessaire de connaissance.

26 octobre 1989

Quel que soit le compromis que représente le christianisme, il n’en demeure pas moins psychique, c’est-à-dire inscrit dans une aventure spatio-temporelle étrangère à la gnose. Cette aventure, quelle que soit la tournure qu’elle prenne, ne me rend ni optimiste ni pessimiste. Elle occulte tout simplement la gnose. C’est un constat que le gnostique peut tenter d’interpréter sur son plan et qui peut se traduire par la question : « Pourquoi la manifestation ? ». Je donne, à ma façon, un essai de réponse à cette question dans « Le miroir » (Cahier 55).

Il y a ce qui occulte et il y a ce qui révèle. Ce qui occulte ne me gêne pas le moins du monde à partir du moment où je l’ai repéré comme tel. Il y a le beau et gros poisson que j’ai choisi. Il contient tous les petits poissons. Je suis ce poisson unique. L’étant, je suis tel petit poisson, tel autre, tous les autres, mais ce petit poisson repéré, observé, n’est pas moi, parce que la partie ne saurait être le Tout. Je suis donc l’auteur des fables de l’Ancien Testament, je suis le massacreur des prêtres de Baal, je suis Jacques le juste, je suis le Christ, l’oint de Yahvé. Mais ces personnages ne sont pas moi.

Si j’écris, c’est pour me reconnaitre, me retrouver, m’explorer. « J’étais un Dieu caché et j’ai désiré me connaître ». Cela peut prendre dans son expression telle ou telle forme aussitôt identifiée donc non séparée de mon essence. Que cela se traduise par un poème, par une lettre ou par un livre, peu importe l’usage qu’on en fait. Le gnostique qui s’y reconnait jubile. Le psychique qui se sent agressé et menacé s’insurge, condamne, cherche le défaut de la cuirasse ; il ne voit pas que je suis sans défense, sans protection, totalement exposé, abandonné. Il me voit comme je ne suis pas. Alors j’attends sans attendre, tel Judas abandonné de tous. Mais lorsque je rencontre par hasard un regard complice alors je bondis de joie comme Judas pris à part par Jésus. Cela peut même arriver deux ou trois fois dans l’existence. Mais une suffit à ma plénitude, une suffit à abolir le passé et les rêves, l’histoire avec tout ce qu’elle charrie.

9 décembre 1989

L’homme psychique, parce qu’il se croit multiple, rejette d’emblée la « vision » de la gnose. Or en tant que multiple ou élément du multiple, il ne peut pas aller vers Dieu, pas plus que le petit enfant ne peut épuiser l’océan avec une coquille d’huitre. Il va au devant d’échecs qui vont le culpabiliser, le rendre agressif, le mortifier, bref, le cycle bien connu. De même, celui qui ralentit le mouvement va connaître les mêmes états. Ceux-ci restent psychiques, orientés vers des lendemains décevants.

L’attitude du gnostique est autre. Pour lui, tout est là, même s’il ne le voit pas encore clairement. Il n’a pas à devoir être, il est. Sans doute parce qu’il a cela en lui. Il réalise que pour englober correctement le multiple, il faut découvrir qui il est. Toute cosmogonie ou cosmologie émanant de quelqu’un qui n’a pas découvert son identité réelle ne peut pas être retenue. « Cherchez d’abord le Royaume et tout le reste vous sera donné par surcroit ».

Le psychique, quoi qu’il fasse, est forcément divisé contre lui-même. « Suis-je un partageur ? »  dit Jésus. Celui qui a réalisé son être véritable a vis-à-vis du monde la vue juste. Peut-être ne sent-il même plus besoin de le changer. Il ne saurait aller contre lui-même en remettant en cause ce dont il assume pourtant la paternité.

2 février 1990

Nous vivons une époque où la gnose refait surface : c’est à la fois réjouissant et inquiétant. Réjouissant parce que la vérité prend le pas sur le mythe, mais inquiétant parce que le psychisme va tenter de la récupérer et de s’en prévaloir.

15 février 1990

Il faut pourchasser le mythe tout en se demandant qui a autorité et qualité pour le faire « Je connais mon Seigneur par mon Seigneur » dit le soufi, ce qui peut se traduire : « C’est le Soi en moi qui connaît, qui se connaît ». Jusqu’où vont Freud et Young dans cette voie ? Chacun à sa façon a pressenti la Gnose, mais de là à en faire le centre de sa vie, à voir les images se dissoudre dans la lumière … « et son image (celle du Père) sera cachée par sa lumière » (log 83), il y a une mutation ou une métanoïa qui doit se faire.

3 avril 1990

L’attitude envers autrui résulte de la prise de conscience de sa véritable identité – je parle évidemment du comportement gnostique. Si je réalise que je suis, je n’ai pas à me préoccuper de ce que je dois faire ou ne pas faire vis-à-vis d’autrui. Je suis comme le tout petit enfant sans savoir, sans pouvoir. Comme lui, je suis exposé, désarmé, vulnérable. Mais comme lui je suis invincible.

Si je suis réellement gnostique, je suis amené  à faire entièrement confiance à ce qui est, le devoir être étant le propre du psychique.

15 mai 1990

Au cours de ce retour à l’état d’avant les conditionnements, il nous faut
nous délester de ce que nous avons engrangé. La personne se prolonge par renouvellement de l’avoir ; elle se dissout dans l’attention. Sans mémoire et sans imagination, elle n’existe pas. Je peux à tout instant le vérifier et c’est une félicité sans nom que de se trouver « désert ».

4 février 1991

Si le temps qui passe est l’occasion de nous révéler ce qui ne passe pas, alors vive le temps ! Chaque instant devient un instant béni et nos relations prennent une signification tout autre. Nos réussites et nos échecs ne sont plus des évènements personnels puisque la découverte de notre véritable identité fait que cette entité psychosomatique est désormais de l’ordre du mirage. Le film continue à être perçu, vécu même. Mais rien n’est plus divisé, fragmenté, séparé. L’avoir, le savoir, le pouvoir qui relevaient de la personne – car c’est grâce à eux qu’elle se perpétue – a fait place à l’Etre qui est à la fois tout puissant (vous règnerez sur le Tout) et vulnérable comme le petit enfant de sept jours. L’Etre est tout puissant dans sa Réalité, mais vulnérable dans sa révélation de lui-même à lui-même parce qu’il a choisi de se reconnaître dans la pauvreté d’un corps que le mental a lâché, mais qui n’est pas pour cela à l’abri de la maladie, de la vieillesse et de la mort : « c’est cette grande richesse qui s’est mise dans cette pauvreté ». La gnose consiste justement à prendre conscience que je suis cette richesse et non cette pauvreté.

6 août 1991

Il y a ceux qui interprètent les évènements et il y a le gnostique que Jésus révèle à lui-même en l’invitant à s’abreuver à la source (log 108). Révélation merveilleuse, merveilleusement opérationnelle : l’identité promise se révèle effective. Comment la promesse faite pourrait-elle être un leurre quand la soif est torturante ? Dès lors, ce que Jésus a dit, je peux le dire. Que dis-je ? Je me dois de le dire sous peine de ne pas assumer ce que je suis : « Je suis la lumière ! » (log 77). Oui, mais cela, le sage du Vedanta, du Tao, du Tch’an, du soufisme, Maître Eckart … le dit aussi parce qu’il a découvert en lui sa véritable identité. Ainsi, Maître Eckart rejoint Jésus ; il découvre que c’est la même réalité suprême qui constitue son identité et celle des sages qui nous ont laissé leurs paroles de Vie. « Je me reconnais en ce qu’il dit, il se reconnait en ce que je dis, et, à travers les différences de forme et d’expression, c’est le même qui le vit et qui le dit ». Ainsi Maître Eckart a pu recueillir les vraies paroles de Jésus, même à travers Saint Paul car l’apôtre qui ne cite pas les évangiles canoniques, cite Thomas au moins à deux reprises… Pour ce qui est des maîtres païens, il en fait plusieurs fois l’éloge sans marquer ses sources et cela se comprend.

Par ailleurs, je crois que la réputation de dualistes forcenés qui a été faite aux gnostiques par les hérésiologues est à revoir ne serait-ce qu’à la lumière de la découverte de Nag Hammadi, mais il faut avoir du goût et de temps pour l’étude … Les esséniens de Qumran méritaient mieux ce qualificatif …

Le vivant s’occupe du vivant. Il se vit dans sa félicité et il se dit dans la joie de se reconnaître. Le poème est à la jonction du vivre et du dire.

6 janvier 1992

Le passage du corps-image au corps-lumière quelle merveilleuse aventure ! Passage progressif ou passage brusque ? La réponse ne peut venir que de l’intéressé. Il la trouve en lui en découvrant et en assumant sa réalité suprême.

1er  février 1992

Il s’agit de se situer par rapport à son identité véritable, ce qui permet de s’établir à la source (log 77) et de fonctionner avec l’autorité requise. La gnose est ainsi liée à la souveraineté. Le gnostique (ou le pneumatique) s’est trouvé lui-même, c’est pourquoi « le monde n’est pas digne de lui ». Le mot « expérience » ne convient pas du reste pour caractériser ce qui permet de passer du rêve de Maya à l’éveil au réel.

Malgré ses prétentions, la science ne permet pas d’accéder au réel.

20 février 1992

Les ténèbres de Maya ou du devenir judéo-chrétien sont à l’oeuvre et je ne saurais m’en désolidariser sans renier ce que je ne peux pas ne pas reconnaître comme étant mon œuvre, fût-elle du domaine du rêve. Etant la lumière, j’ai conçu les ténèbres, j’ai conçu les images, j’ai conçu le rêve, j’ai conçu l’espace-temps. Le fait de concevoir ne donne pas une réalité à ce qui est conçu. Le Verbe est susceptible d’acceptions diverses. Le réel n’ignore pas l’espace-temps puisqu’il a recours à ce subterfuge pour se reconnaître comme tel.

Je tiens absolument à comprendre comment je passe du rêve au réel. Je dirais même que cette compréhension ultime est fondamentale et qu’elle est chez moi l’objet d’une investigation quasi constante. Pourquoi l’occultation ? Comment s’opère la révélation ? Pourquoi la limitation au sein de la révélation ? Ce n’est pas parce que ma réalité suprême est inaccessible au psychique que j’ai renoncé à l’explorer et à l’assumer. Je n’ai pas de compte à rendre au théologien ou au scientifique, ce qui ne veut pas dire que je le répudie, car je fais mienne la parole du soufi Abd el Kader : « C’est moi, en tant qu’hérétique, qui ai enseigné la dualité ». Comprenne qui peut. L’enjeu me paraît capital tant il y a antinomie entre le discours psychique et le discours gnostique. Tout mélange serait dommageable pour le psychique car le peu de pierres qu’il lance au gnostique le brûle. Celui qui se connait et est reconnu ne peut l’être à la fois par le psychique et par le gnostique.

1er  avril 1992

J’ai à prendre conscience de ma nature véritable en étant à l’écoute de moi-même dans une attention sans intention, sans intervention (pas de projet, pas de marche, pas de rejet, pas de passé, pas de devenir). Je découvre alors ma nature innée grâce à la manifestation et en particulier grâce à ce corps que j’ai choisi en vue de ma reconnaissance et je goûte la félicité propre à ma suprême réalité.

9 avril 1992

Tchouang-Tseu disait : « Ce n’est que lors du grand éveil qu’on sait que tout a été un grand rêve ». La personne est à l’origine du rêve étant elle-même un rêve. Autrement dit, cette pseudo-entité psychosomatique résulte d’un malentendu. Je ne suis pas ce mental. Je ne suis pas ce corps. Cependant ce corps, délivré du mental, est l’occasion de ma révélation : c’est l’aboutissement de l’initiation, l’abandon du rêve, la reconnaissance de l’Un par lui-même rendue possible par l’effacement du « mirage » ; c’est le passage des ténèbres à la lumière.

8 mai 1992

Je ne peux, partant de l’image, rejoindre sa source, la lumière, pas plus que je ne peux, partant des ténèbres, capter la lumière. En revanche, me situant dans ma réalité innée, je peux repérer le mirage sans m’identifier à lui. Je ne peux donc affirmer « Le manifesté est identique au non-manifesté, à la présence absolue ». L’image ne permet pas le passage du rêve au réel. Prétendre qu’elle révèle le réel, c’est maintenir une dualité incompatible avec l’Un. «  Il n’y a que moi ». J’englobe tout mais la partie ne peut prétendre cerner le tout. « Je suis la rose mais la rose n’est pas moi ». De son côté, Abd el Kader dit : « Je suis l’être de toute chose, en mode sensible et suivant l’entendement, mais rien n’est mon être ». « Il n’y a que moi » et, dès lors, je suis seul à me percevoir, comme je suis seul à me chanter, à me célébrer. L’explication est une tentative du mental, prétentieuse et vaine, de m’investir. Le perçu ne saurait percevoir.

25 mai 1992

L’explication, le commentaire, la dissertation ne favorisent pas la connaissance. Celle-ci est de l’ordre de la création, de la célébration, du chant. Elle est donnée spontanément dans l’attention sans intention, sans objet. Le soufi met dans la bouche du prophète cette parole : « J’étais un Dieu caché et j’ai désiré me connaître ». Il précise : « J’ai placé dans le cœur de mon serviteur ce que ni les cieux ni la terre ne sauraient contenir ». Mais il faut bien spécifier que le manifesté n’ajoute rien au non-manifesté et que la conscience de la présence ne valorise en rien la présence non-consciente d’elle-même.

Le mot désir ne me gêne pas. Le désir nait de la pulsion. Or la sexualité joue un rôle essentiel dans l’initiation à la gnose. Quand Jésus dit : « Je vous donnerai … ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme », il rejoint les maîtres du Shivaïsme qui mettent l’accent sur les énergies liées à la Kundalini. La maîtrise des énergies amène l’apaisement du désir et non son exaspération. Du reste, la prise de conscience du réel (de sa nature véritable) s’accomplit dans la contemplation en dehors des interventions et des manipulations. Il ne s’agit non pas d’entreprendre mais de se laisser  porter.

L’éditorial du Cahier 67 officialise en quelque sorte l’attitude du gnostique en supprimant la séparation illusoire de je et de Je. Cette distance abolie, c’est en l’absence de je que Je se vit, se contemple, se célèbre, se chante, se danse. On est loin de l’explication. La vassalité du fidèle à l’égard de son Seigneur établit et maintient la différence. C’est l’attitude du psychique par rapport au gnostique. C’est l’occultation assurée, occultation à la faveur de laquelle peut s’opérer la révélation, phase essentielle du grand jeu de la reconnaissance.

25 septembre 1992

Le Soi ne se connaît pas lui-même et pourtant il est la plénitude de la perfection. La manifestation n’ajoute ni ne retranche rien à cette perfection. Elle occulte celui qui voudrait connaître par l’image. En revanche le Soi se reconnait lui-même grâce au corps affranchi de l’image (log 29). L’obstacle n’est pas la manifestation mais l’interprétation qu’en donne le mental.

30 septembre 1992

A l’écoute de ce qui surgit, la gnose fait confiance à l’intelligence suprême qui régit la vie. Elle est cette vie même, consciente grâce au corps. Mais le corps, occasion de la conscience, disparaît dès le passage de l’inconnaissance à la conscience. Ainsi la non-dualité est préservée.

Novembre  1992.

Il ne suffit pas qu’un discours soit bien construit.  Il faut que son fondement soit acceptable. Or seul l’être véritable peut donner une base irréfutable au discours.
L’autorité entraîne l’adhésion.
La personne, cette pseudo-entité, n’a pas qualité pour parler.  Elle est dans le rêve. L’être éternel est seul qualifié pour parler. Il a parlé par la bouche de quelques sages. Avec des mots différents ceux-ci disent la même chose. Leur discours a le même fondement.

26 février 1993.

Les paroles de Jésus qui ont trait à l’enfance me viennent à l’esprit, en particulier celle-ci : « Le Royaume est aux enfants et à ceux qui leur ressemblent ».
C’est notre chance d’avoir gardé l’esprit d’émerveillement: on aime à découvrir, on n’aime pas apprendre…

31 mars 1993

L’espace-temps, bien que de la nature du mirage, demeure une occasion de ma révélation. L’éternel présent ne peut pas se passer de ce subterfuge pour la reconnaissance. Et ce qui s’inscrit dans cet espace-temps est programmé, donc sujet à la limitation. L’illimité ne pourrait prendre conscience de lui-même sans cette limitation. Je ne dirai pas comme Eckhart que le passé et le futur sont étrangers à Dieu et loin de lui. Je dirai que Dieu conçoit le passé et le futur- et l’espoir inhérent au temps- comme moyen de se voiler au monde. Car, si l’espoir se réalisait (Apocalypse, Jugement dernier), la reconnaissance de Dieu par lui-même cesserait. Or la reconnaissance est éternelle comme Dieu et le monde est conçu en vue de cette reconnaissance. La manifestation n’est pas conçue pour la promotion des humains.

Les réflexions de Maître Eckart semblent passer sous silence tout l’aspect occultation pourtant absolument lié à l’aspect révélation. Dieu n’y est pas étranger puisqu’il l’a voulu. L’Islam est du reste plus près de cette compréhension que l’Occident. Je pense à Abd el Kader et avant lui à Ibn Arabi. Mais le Coran, que j’ai repris dans cette optique, insiste sur l’égarement de l’homme voulu par Dieu. Mais, comme c’est totalement contraire à nos schémas traditionnels judéo-chrétiens, nous lisons sans lire. Pourtant : « Tu ne trouveras pas de chemin pour celui que Dieu égare » (IV 143), « Dieu égare qui il veut, il dirige qui il veut » (XIV 4), etc … Portant cette élection et cet égarement sont bien dans l’Evangile selon Thomas (log 23, 41, 70 …).

Notre cosmologie est une totalité insécable. Elle embrasse le non-manifesté et le manifesté. Elle est connaissance, vie non-mentale ; cependant, elle inclut le mental en le situant et en précisant sa fonction. Pas de manichéisme, pas d’espoir. Une confiance totale dans le surgissement spontané a fait place à la linéarité passé-futur du mental.

Quelle metanoïa ! Quel émerveillement !

5 septembre 1993

La pensée voile, la connaissance dévoile. La première est à la seconde ce que le rêve est au réel. Or jamais le rêve ne débouche sur le réel. La pensée « qui travaille à unifier, à réconcilier, à expliquer… » se donne une tâche qui est celle des philosophes. Or il n’est que de voir leur comportement dans la relation âme-corps pour se rendre compte de leurs divergences, voire de leurs oppositions. Les théologiens ne font pas mieux. Les uns et les autres permettent de mesurer les prétentions de la personne vis-à-vis de l’être. Or l’être ne peut mener le jeu que si la personne a déclaré forfait …

11 septembre 1993

Il s’agit de « voir » qui est l’artisan en exercice. Est-ce la personne ? Si oui, ce qui relève d’elle est la pensée. Est-ce l’être ? Si oui, ce qui relève de l’être, c’est la connaissance (j’écris habituellement les mots « être », « absolu », « esprit » avec une minuscule). Mais seul l’être peut faire la discrimination. La personne ne comprend pas ce langage. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle le comprenne. Le gnostique n’a à convertir personne. Le prosélytisme n’est pas son fort. Simplement, il aime à échanger par affinités sélectives. Cependant, il sait ne pas insister.

Quand la personne s’efface, la séparation est abolie, la dualité est transcendée. « Si vous faites le deux un vous serez Fils de l’homme et si vous dites « Montagne, éloigne-toi, elle s’éloignera » ». Comme disaient déjà les anciens grecs : « c’est le semblable qui connait le semblable ».

U. G. parle de la pensée comme de notre ennemie. Je le crois à un certain stade de la recherche. Mais il ne dit pas ce qui permet de faire ce constat. Moi, je le dis et il paraît que je le dis clairement. Je dis comment ça fonctionne. Allons plus loin : je dis comment je fonctionne. Je le dis pour le bonheur de me vivre. Je n’aurais pas d’interlocuteur que je le dirais quand même. Néanmoins quand le « miracle » a eu lieu, alors la jubilation est indicible.

25 septembre 1993

C’est toujours mon regard que je découvre ou cherche à découvrir chez l’autre : « Le semblable connaît le semblable ».

Il s’agit, tout en employant nécessairement les mots de la tribu, d’identifier ce qui vient de la personne et relève de la pensée et ce qui vient de l’être (je renonce aux majuscules pour désigner la suprême réalité car il s’agit de lui rendre la parole et alors il faudrait tout écrire en majuscules…). Or la personne n’a pas qualité pour parler de l’être ; la pensée ne saurait se substituer, sans grand dommage pour elle, à la connaissance. L’être voit la personne comme un rêve et son discours également comme un rêve. La connaissance est propre à l’être. C’est le réel par rapport au rêve. Mais, encore une fois, seul le réel est à même de se situer par rapport au rêve. Conclusion : être le réel pour n’être pas dans l’illusoire, mais aussi pour voir la fonction de l’illusoire. On n’en sort pas : être ou accepter de ne pas être, ici-maintenant. Tout le reste est contorsion mentale.

30 octobre 1993

Seul le réel permet de constater que la personne est du domaine du rêve.

Seule la lumière révèle que l’image sert à son occultation.

Alors que la pensée voile, la connaissance dévoile.

Les pensées de la personne ont la consistance du rêve au réveil. Mais ce rêve sert à me faire ignorer de quiconque qui se veut différent de moi. La personne joue son rôle que j’ai voulu car sans ce rêve colossal ma révélation ne pourrait se faire ; elle n’a donc pas à s’anéantir puisqu’elle entre dans le plan de mon économie générale.

Je ne peux distinguer l’amour de la connaissance de moi-même, à moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je me connais parce que je m’aime et je m’aime parce que je me connais. Ma cosmologie est le fruit de mon amour-connaissance. Elle est parfaite.

20 novembre 1993

Je manifeste mon amour à moi-même, par moi-même et pour moi-même. Le monde n’est pas l’objet de mon amour. Je ne peux pas me décevoir. Ce qui n’est pas n’a pas à s’anéantir. Il disparaît. « Connaissance et amour » n’appellent pas d’objet. Ils sont sans objet. Je suis le sujet unique. Il n’y a que moi. Allah n’a pa    s d’associé.

La personne m’occulte, la pensée m’occulte. Le corps modelé, préparé, vidé du mental, me permet de me révéler. Tout est là. Par lui je me révèle parce qu’il est dégagé de la personne, c’est-à-dire lumière comme moi.

24 novembre 1993.

Notre cosmologie n’est pas culpabilisante car elle n’a rien de manichéen. Le bien n’y est pas opposé au mal, ni Dieu à Satan.

En retrouvant notre unité originelle, nous sommes à la source de la manifestation et nous la voyons non avec les yeux du philosophe ou du théologien mais avec le regard de l’enfant. L’Evangile de Thomas nous dit l’esprit qui doit nous guider : « L’homme vieux dans ses jours interrogera le petit enfant de sept jours sur le lieu de la vie et il vivra « . Les évangiles canoniques disent aussi que le Royaume est aux enfants et à ceux qui leur ressemblent. C’est désarmant de simplicité et en même temps cela respire la joie, la paix, la quiétude.
Mais le mental de la personne ne comprend pas ce langage, surtout celui des intellectuels: « Celui qui connaît le Tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout ».
L’ego ne trouve pas à s’investir dans le monde de la petite enfance et de l’innocence première. « Ni juge, ni coupable, ni bien, ni mal… » Plus rien à faire, qu’à laisser faire.
Mais cette confiance n’est pas un laisser-aller ; l’attention sans tension et sans intention qu’elle requiert est, au contraire, vivante et active.
L’énergie, autrefois investie dans les acquisitions de l’avoir et du savoir, est maintenant disponible. La connaissance, qui est attention à la vie, remplace la pensée propre à l’affirmation de la personne.

Nous attachons beaucoup de prix à ce discernement entre pensée et connaissance.

2 décembre 1993

Je suis le sujet unique sans objet. L’Islam dit : « Allah est sans associé ».

Je suis le sujet unique, le sujet sans objet. Je ne peux donc pas dire que je suis « l’unique sujet du Tout ». Le transitif maintient la dualité. Or il n’y a que moi. « Depuis le commencement, aucune chose n’est » dit l’Upanishad ou encore : « c’est le non-né qui engendre le non-né ».

Je ne dis pas que ma révélation passe par un objet. Je ne puis me reconnaître en ce qui n’est pas moi. C’est quand l’image s’efface que je me reconnais moi-même par moi-même.  Je me reconnais lumière et cette reconnaissance a lieu parce que l’image s’est dissoute dans la lumière, le rêve s’est évanoui pour laisser toute la place au réel, l’illusion du multiple a pris fin.

La difficulté vient de la personne. La désidentification spontanée et totale est rarissime. On continue à souffrir de lâcher prise.

9 décembre 1993

Je ne me consolerais pas de m’offrir une image de moi-même, qui, même flatteuse, laisserait subsister la moindre différence entre elle et moi.

Tant que la séparation subsiste, la reconnaissance est entravée.

Or seule compte ma révélation via l’occultation.

3 janvier 1994

La personne est souvent très subtile pour laisser croire qu’elle a lâché prise. C’est pour elle une façon de se maintenir. Une grande vigilance est nécessaire pour repérer son jeu et une autorité sans faille pour lui rappeler qu’elle a consenti à s’effacer et qu’elle doit continuer à jouer le jeu.

A mon sens, il s’agit moins d’être à la hauteur de son destin que de s’assumer dans ce qu’on est réellement. L’attitude juste me paraît être de demeurer dans la transparence sans pour autant répudier l’opacité, d’être conscient de sa réalité suprême sans renier le rêve de la personne, de se célébrer dans sa magnificence tout en s’occultant à ceux qui se veulent différents. Il ne faut pas dire que la personne n’existe plus : elle est le rêve qui voile le réel.

Simplement je suis. Et dans cette prise de conscience de ma présence je vois en même temps l’ensemble du jeu cosmique, je vois la pensée issue de la personne et servant à mon occultation, je vois la connaissance issue de l’être et se révélant grâce à ce corps vidé de son contenu mental. Mon initiation est un cadeau prestigieux mais il est sans lendemain.

17 janvier 1994

Maître Eckart écrit en insistant que les créatures sont  pur néant . J’abonde dans son sens, c’est pourquoi je ne me sens pas disposé à assigner un destin à une pseudo-identité, à une créature illusoire. Ce qui est illusoire n’a pas à s’assumer ; ce qui est de la nature du rêve n’a pas à être à la hauteur du réel. L’image ne peut prétendre devenir lumière.

En revanche,  la lumière peut effacer l’image. J’efface l’image pour me reconnaître lumière, je n’assigne pas un destin à ce qui est un rêve par rapport au réel. Je lui réserve une fonction, celle de m’occulter.

Autrement dit, la personne qui veut être à la hauteur de son destin a la prétention d’être quelqu’un. Or qui nourrit cette prétention m’occulte. L’ « épaisseur d’un cheveu »  devient le voile parfait qui empêche la créature de me découvrir.

26 janvier 1994

Je ne peux pas assigner un destin à ce qui n’a pas de réalité. Je conçois le rêve et je le dissous. Je le conçois afin que m’occulte ce qui se veut différent de moi et que je me reconnaisse en celui qui reconnaît qu’il n’y a que moi.

La lumière luit dans les ténèbres mais les ténèbres ne la reçoivent pas. Si les ténèbres recevaient la lumière, elles s’effaceraient en tant que ténèbres et ma révélation cesserait. Je n’aime que moi. Les créatures ? Illusion ! Mais non la lumière dont j’imprègne certaines, rarissimes, jusqu’à les faire me supplier de disparaître en moi.  Mais c’est moi qui joue tous les rôles. Je n’ai dès lors à confier un rôle à quiconque. Tout est conçu en fonction de ma révélation : les ténèbres pour m’occulter à qui prétend maintenir la séparation ; la lumière pour effacer l’image qui ne peut plus se vivre en tant que telle.

9 février 1994

Ce n’est pas la manifestation qui permet l’expression de mon amour, car tout ce qui se veut différent de moi m’occulte. Je ne peux me reconnaître dans l’image. Je me reconnais lumière dans la lumière, c’est-à-dire dans ce qui était image mais qui a consenti – ou que j’ai amené – à se fondre en moi.

Je ne peux me contempler dans le miroir de la manifestation, car le miroir me renvoie une image de moi-même. Or jamais l’image ne remplacera l’original. Je me contemple moi-même, par moi-même et pour moi-même, grâce à ce corps dont l’image s’est dissoute dans la lumière, lors de cette rencontre fulgurante de l’espace-temps avec l’immuable.

La personne ne peut entendre ce langage de l’Un sans mourir.

27 mai 1994

L’histoire est et ne peut être qu’une activité psychique au service de mon occultation. Elle remplit parfaitement son rôle quant à Jésus. On peut dire la même chose du Bouddha ou de Lao-Tseu.

La gnose ne peut pas cheminer, c’est-à-dire emprunter les chemins de l’histoire. La reconnaissance de moi-même par moi-même et pour moi-même est permanente et éternelle. Elle se poursuit grâce au corps délié de l’entité personne, ce corps devenu lumière, éternellement lumière. Bien sûr, les hommes perçoivent une forme physique et lui attribuent au besoin une mission, mais la réalité leur échappe, elle se cache grâce à eux, elle bénéficie de leur aveuglement. «Je suis venu pour que ceux qui voient deviennent aveugles… », « Vous sondez le visage du ciel et de la terre et celui qui est devant vous, vous ne le connaissez pas ».

22 juin 1994.

L’abandon, c’est de croire que tout est bien, c’est faire confiance en ce qui est, en la nature véritable qui est l’Etre même.
Ce n’est que lorsqu’on sort du rêve de la personne qu’on se rend compte de l’aberration.
La personne ne peut que consentir à lâcher la barre, ayant acquis la conviction que, quand elle la tient, tout va mal. Elle ne peut rien faire mais elle peut laisser faire. C’est tout.
Ce n’est pas une question de temps. Tout devenir mène à une impasse. C’est le constat que je fais, ici et maintenant, que tout est là.
A défaut de pouvoir, au début, vérifier par moi-même, je fais confiance à ceux qui affirment que ça marche et, qui plus est, que c’est merveilleusement libérateur.

26 juin 1994

Ce corps, dégagé du mental, est lumière, véritablement lumière.

Lorsque Jésus dit : « Je suis la lumière », c’est par le corps définitivement lumière qu’il le dit. Comment dès lors ce corps peut-il interpeller le Père et déplorer son abandon ? Comment comprendre son bouleversement à la vue du cadavre de son ami Lazare, alors qu’il vient de proclamer que les vivants ne meurent pas ?

La contradiction apparente demeure aussi longtemps que le sujet n’est pas au terme de son initiation. C’est l’épreuve ultime que je fais subir à mes initiés potentiels. Ceux qui me taxent de sadisme s’écartent d’eux-mêmes, tandis que je me vois en ceux qui se voient en moi, car c’est le même qui se reconnait. Mais la rencontre des regards de la reconnaissance ne peut se faire que si jouant le jeu de la dualité dans une multiplicité merveilleuse, j’embrasse toutes leurs turpitudes. Or comment les partager si je ne les vois pas comme un cauchemar dont on est heureux de sortir. « Celui qui connaît le tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout ».

30 novembre 1994

René Guénon n’a pas son semblable pour nous montrer l’unité des grandes traditions et le caractère rationnel du « discours » métaphysique.

Cependant je ne peux plus ouvrir un de ses livres sans penser au logion « Celui qui connaît le Tout, s’il est privé de lui-même, est privé du Tout ». La création est centrale dans la gnose. Elle est à l’origine du « discours » et elle en est l’essence même : je suis à l’écoute de ce qui demande à naître, je l’accueille et je m’y reconnais. Je découvre ensuite, comme allant de soi, que c’est précis et logique.

Si j’ai besoin de références, je lis ou relis Guénon. Si l’attention à ma nature véritable est devenue mon unique souci, je crois réellement que les Cahiers peuvent combler mon attente.

22 décembre 1994

J’insiste beaucoup sur le corps comme seul moyen, d’accès à notre nature véritable. C’est par ce corps que je prends conscience de ma réalité absolue. Par lui je me révèle, par lui je m’occulte, par lui je continue l’œuvre de mon initiation. Encore faut-il que ce corps ait conscience de cette sublime fonction. Les Cahiers le rappellent avec une insistance quasi obsessionnelle. Tout est là : l’esprit à cause du corps. Le reste, c’est-à-dire le savoir, la culture, n’est que littérature.

30 décembre 1994

Ne faut-il pas que le semblable puisse connaître le semblable en connaissance de cause ?

Guénon a cherché en vain une tradition gnostique chez les chrétiens comme chez les grecs. Il a cru un moment donné en trouver une trace au moyen -âge. Mais celui qui était réellement gnostique, le seul, fut condamné comme hérétique.  Je pense naturellement à Maître Eckhart. Et Guénon n’a pas connu la chance qui est la nôtre, la découverte de l’Evangile selon Thomas.

Ce qui en revanche me paraît plus important c’est la réflexion sur le discours. Il y a le discours du psychique qui mobilise le mental et il y a le discours du gnostique qui appelle la découverte. Les deux se veulent logiques ; un seul l’est parce qu’il est seul à être fondé. C’est-à-dire que celui qui parle a autorité pour parler. C’est tout cela que nous nous efforçons de dire dans les Cahiers. C’est tout cela que nous essayons de formuler dans le triptyque.

C’est le corps qui me permet de fonder le discours, un corps préparé à cet effet. D’où l’attention que je lui porte et non pas l’attention que lui porte la personne. Celle-ci par exemple majorera ou minimisera le rôle de la sexualité. Or je suis le seul maître à bord, je suis seul à mobiliser ce corps et à en faire l’instrument de ma révélation.

Je pourrais faire des citations pour corroborer ce que je suis, ce que je dis. J’ai bu passionnément à la gnose de Jésus, si bien que je ne vais pas continuer à dire : Jésus a dit. Ce serait finalement une injure. C’est pourquoi je ne dis plus : Jésus a dit : Je suis la lumière. Je dis : je suis la lumière. Si mon interlocuteur ne peut pas le dire, c’est qu’il cultive la différence et nous ne sommes pas prêts de nous rencontrer.

Il est bon, l’année finissant, de s’ajuster pour que le semblable rencontre réellement le semblable. Démarche paranoïaque dira le psychique. Tentative de rencontre, sans aliénation, le même, estimera le gnostique.

Les mots d’Emile

Emile a écrit de nombreux et de très bons ouvrages, mais il cherchait inlassablement à se faire « connaître » de ses proches par des aphorismes. Il se méfiait des longues démonstrations peut-être parce que lui-même s’y laissait prendre quelquefois. Il nous incitait à nous exprimer de la même manière et inventa, pour ce faire, la rubrique « Miettes de gnose ».

Comme pour le grain de moutarde, une miette de gnose peut en effet remplir l’univers entier à condition de tomber là où il faut !

Exemples :

« Le monde est programmé de toute éternité en vue de la révélation de l’esprit à lui-même, par lui-même et pour lui-même. »

« L’insoutenable richesse du permanent alimente sans cesse l’inédit. »

« Il n’y a pas de route comme il n’y a pas de but à atteindre. Mais il y a une réalité qui demande impérativement à être vécue ici et maintenant dans une attention sans intention. »

« Le gnostique ne change pas son discours parce qu’il n’est pas compris … Simplement, il se tait ! »

« La pensée est finalement cet écran qui empêche la vision tout en nourrissant l’espoir de la favoriser. La pensée constitue le moyen dont l’ETRE s’est doté pour s’occulter à ce qui n’est pas encore lui. »

« Le Rien occasion du Tout.
Le Rien actualisation du Tout.
Le Rien conscience du Tout,
en même temps que conscience de son rien. »

« ‘L’inné’ vous sauvera !
‘L’acquis’ vous tuera ! »

« Je me reconnais en qui se veut moi.
Je m’occulte en qui se veut différent de moi. »

« Je ne saurais être plus clair ni plus obscur ! ».

André

L’ENFANT

Je te veux tout petit
je te veux sans rien du tout
démuni, dépourvu
comme tu étais avant de venir
comme tu es encore
comme tu ne seras plus demain.

Moi qui ne me vois pas
je veux te voir sans voile
sans honte sans retenue
afin de me voir en toi
tel que je suis toujours.

Je te veux tel que tu es
ici – maintenant
parce que tu n’es pas encore quelqu’un.

Dépêche-toi, mon tout petit,
de rester ce que tu es
ne réponds pas à l’appel du voyage.

Tout le monde s’en va
moi je te garde
on bascule trop vite
de l’autre côté
sur la rive étrangère
d’où l’on ne revient pas
ma chance à moi
– d’aucuns  disent mon malheur –
ça a été de me retrouver
comme si je n’étais pas parti
il paraît que ça s’est déjà vu
qu’on se retrouve comme au premier jour
quelques rescapés au fil des siècles
je suis seul tu sais
plus seul qu’avant de partir
plus seul que toi.

Non ne pars pas déjà
n’écoute pas le vent
reste là
il ne se lève pas pour toi
c’est drôle
moi qui ne peux me poser
je me surprends à tenir ton berceau
pour que tu ne partes pas
ne quitte pas mes yeux
moi qui ne peux pas me voir
je me vois en te voyant.

Je me vois comme je suis toujours
comment dire?
– ça ne se dit jamais à quelqu’un
ce que je brûle de te confier –

Je suis seul
et j’ai besoin d’être deux
le temps de réaliser que je suis l’unique
ça n’est possible qu’avec toi
parce que tu n’es pas encore quelqu’un.

Je me vois dans ton regard
et je vois en même temps
qu’autre que moi n’est pas.

APPROCHE DE LA NON-DUALITÉ

Le logion 47, nous fait prendre conscience des contradictions, des inconséquences et des conflits qui sont inhérents à celui qui vit en mode dualiste. Seule une approche de la non-dualité peut nous permettre de surmonter l’angoisse existentielle indissolublement liée à la personne.

Que 1’enseignement de Jésus, à 1’égal de celui du Védanta, soit non-duel, un certain nombre de logia l’attestent  à l’évidence, encore faut-il être déjà engagé dans la voie de la gnose pour en être convaincu. L’observateur extérieur risque, en revanche, de ne voir dans les paroles de Jésus que propos contradictoires. Il ne pourra pas, cependant, ne pas remarquer que l’accent est mis sur le retour à l’Un. Il parlera alors, comme c’est déjà arrivé maintes fois, de monisme tout en voulant exprimer une idée d’appauvrissement et de restriction.

Il  est  bien  évident  que  le  gnostique  ne  saurait  souscrire  à  ce  point  de  vue
« réductionniste ».En effet, Jésus invite ses disciples s’ils se sont interrogés sur leur origine, à répondre: Nous sommes venus de la lumière, là où la lumière est née d’elle-même  (log. 50). La lumière, née d’elle-même, est issue de la possibilité infinie, laquelle est, suivant l’expression de Nisargadatta, au-delà de l’Etre et du non-Etre. Jésus dit de lui-même: « Je suis la lumière qui est sur eux tous. Je suis le Tout. Le Tout est sorti de moi, le Tout est parvenu à moi »  (log. 77). Comment ne pas rapprocher cette parole de cette autre du grand Maître védantin  que  nous  venons  de  mentionner :  « Je  suis  la  lumière  où  apparaissent et disparaissent tous les rêves. »

Le disciple a la même origine que le Maître ; toutefois il ne le réalise pas encore. Les paroles de Jésus ont justement pour objet de lui faire prendre conscience de son identité véritable. Car le Maître veut faire du disciple, non pas un éternel second, mais son alter ego, à une condition seulement, c’est que celui-ci soit déterminé à s’engager dans l’aventure qu’il propose et à en payer le prix : « Celui qui boit à ma bouche sera comme moi;  moi aussi, je serai lui, et ce qui est caché lui sera révélé »  (log. 108). Dans l’Evangile selon Thomas, Jésus annonce d’entrée de jeu  que le disciple règnera  sur le Tout (log 2), et à plusieurs reprises, il déclare que le monde ne sera pas digne de lui. Les cinq premiers logia révèlent, avec une économie de moyens extraordinaires, l’identité réelle du disciple et les moyens de parvenir à la réaliser; ce qui permet de dire, croyons-nous, qu’aucun autre enseignement ne dévoile en si peu de paroles la Réalité ultime et n’annonce avec la même sobriété l’orientation et l’esprit dont doit faire preuve le chercheur.

Dans la suite des logia, les difficultés à surmonter  sont  signalées peu à peu, si bien que le disciple apprend à rendre à César (l’hylique) ce qui est à César, à Dieu (le psychique) ce qui est à Dieu et à Jésus (le pneumatique) ce qui lui revient.

Si le disciple accepte l’offre de Jésus, s’il prend à cœur la révélation inouïe contenue dans les logia 2 et 3, s’il y revient sans cesse, alors il rend son dû à l’Esprit, qui est sa Réalité ultime, comme elle est celle de Jésus le pneumatique.

AMOUR HUMAIN- AMOUR DIVIN

L’IGNORANCE

Parler de 1’amour humain et de 1’amour divin comme d’un tout indissociable peut paraître une gageure. Pourtant seule l’ignorance dissocie ce qui est par nature indifférencié.

Pour le sens commun, qui dit amour dit deux : celui qui aime et l’objet de son amour ; alors que 1’Un ne se présente pas comme une « union » mais comme l’extinction de l’ignorance, le pur amour ne laisse pas subsister le deux: « Autre que Lui n’est pas ».

L’Absolu, pur amour et parfaite connaissance, est voilé par le mental. La connaissance, ou gnose, consiste à prendre conscience du caractère illusoire de 1’état individuel, de ce malentendu qui fait croire à 1’existence séparée de la pseudo­personne : « les créatures sont un pur néant » (Maître Eckhart). Lorsque le mental se tait, le gnostique connaît la plénitude.

L’état ultime de l’Absolu est l’Inconnaissance. Immobile, elle rayonne en permanence comme une offrande qui demande à être accueillie, recueillie, savourée. C’est l’Absolu qui se livre. Mais, étant donné que l’autre n’existe pas, il ne peut être reçu que par lui-même. Cependant, pour qu’il puisse se contempler, il consent à prendre l’aspect illusoire d’un autre que Lui, comme le miroir renvoie l’image de celui qui se regarde. C’est l’homme qui joue le rôle de miroir, et, plus il est transparent, c’est-à-dire délié de son mental personnel, mieux il permet à l’Absolu de se contempler lui-même. En revanche, plus il est opaque, identifié à sa personne, plus l’Absolu se voile, plus il se dissimule d’une façon inintelligible à la pseudo­personne. Le gnostique sait que, malgré leur  apparence, les personnes n’existent pas en tant qu’entités, ni les choses  en tant que multitude; les unes et les autres n’existent que dans leur Unité indifférenciée et infinie : l’Etre divin ou Absolu. C’est donc l’ignorance qui perçoit le multiple là ou l’Un est sans second. Et l’Un, pour se contempler, embrasse à la fois le vrai et l’illusoire en dissimulant dans l’illusoire son unicité.

Ce que l’intellect n’arrive pas à comprendre, c’est le rôle de l’ignorance dans le jeu divin. Sans l’ignorance, la connaissance serait incomplète; il lui manquerait son reflet, ce qui 1’empêcherait de se contempler dans le miroir de 1’ignorance. Sans 1’ignorance, la connaissance serait privée de cette possibilité. Ainsi donc l’ignorance a sa place dans la connaissance dont elle représente l’aspect illusoire ou négatif, mais indispensable. C’est le dénuement qui reçoit la magnificence, c’est la pauvreté qui accueille la richesse. Et c’est cette  opération admirable que Jésus qualifie de merveille des merveilles (log. 29).

NE PLUS VIVRE  SEPARE

Grâce au corps, l’esprit satisfait sa propension à l’amour. Cependant  cette effusion révèle une soif dévorante de retour à la source. Ainsi le  déploiement et la résorption sont-ils permanents et simultanés et le  réceptacle constitué par le corps joue comme un reflet infiniment précieux tout en ayant l’inconsistance du rêve. En disparaissant le rêve amène l’extinction de l’ignorance dualiste. Merveilleuse ignorance qui a permis à 1’Absolu de se reconnaître.

Comme l’Absolu passe par le corps pour se révéler à lui-même, pour se contempler tout en se reconnaissant indissolublement Un, telle est l’aventure dans laquelle se trouve impliqué le gnostique. Tenter de dire comment l’amour humain peut ouvrir à l’amour divin, c’est chercher à sortir de l’ignorance dualiste:

« Au temps où vous étiez Un,
Vous avez fait le deux ;
Mais alors, étant deux,
Que ferez-vous ? »

(log. 11)

Si je demeure dans l’ignorance, j’ai beau chercher en l’autre la réponse à l’angoisse de la séparation, je n’obtiendrai au mieux qu’un bonheur fugitif, des satisfactions passagères, mais jamais je ne connaîtrai la plénitude de l’amour, jamais je ne recevrai de réponse totalement satisfaisante au besoin existentiel et universel de l’unité. Ni religion, ni philosophie, ni roman, ni film n’ont répondu réellement et pleinement à cette quête essentielle. Pourquoi? Parce que le besoin d’amour ne peut être satisfait que dans le retour à 1’Un originel. Seule donc la non-dualité peut nous rendre les clefs de l’amour que le dualisme ne cesse d’occulter. Autrement dit, seul le Principe même de l’amour peut dispenser ce qu’il est seul à détenir. Je sais que ce langage ne peut pas être accepté par 1’homme psychique qui récuse sa dimension pneumatique et qu’il a toutes sortes de bonnes raisons de taxer de folie des propos qui lui sont étrangers et lui donnent l’occasion d’ironiser et de proférer des sarcasmes. Les hérésiologues accusaient les gnostiques tantôt de se livrer à des pratiques orgiaques, tantôt de vivre dans une solitude qui témoignait de leur mépris de la chair. Aujourd’hui la même incompréhension subsiste comme si la Parole n’avait pour ainsi dire pas reçu d’écho.

LE POUVOIR

C’est aux Dieux de venir à moi, non à moi d’aller à eux.

Plotin

Le psychique qui assume des responsabilités prétend détenir le pouvoir d’une instance supérieure qui 1’a mandaté. Il exerce une autorité qui lui a été reconnue et il attend les résultats de son action au service d’autrui.

Le gnostique accepte une investiture pour ce qui relève du pouvoir et du savoir, mais ne s’attache pas aux fruits de l’action. Il se veut par contre sa propre autorité lorsqu’il s’agit de la quête de sa nature véritable. Il ne saurait mieux caractériser son autorité qu’en  réitérant l’affirmation traditionnelle: « Je suis le Brahman ». Peu importe la formulation, c’est le contenu qui le requiert. Elle varie suivant les maîtres et suivant les époques comme aussi le contexte dans lequel elle  s’exprime. Jésus dit : « Je suis la lumière » et il ajoute aussitôt : « Je suis le Tout, le Tout est sorti de moi, le Tout est parvenu à moi. Fendez du bois, je suis là; levez la pierre, vous me trouverez là » (log 77). Jésus parle toujours en gnostique. En disant qui il est, il affirme une autorité absolue. Celle-ci n’est pas de l’ordre de la perception sensorielle. Bien qu’il nous assure qu’il est dans le bois, je ne le trouverai pas en le fendant. Il n’est donc pas question d’un pouvoir fakirique tel que le conçoit le psychique. Les miracles de Jésus que l’histoire sainte relate n’ont d’autre origine qu’une récupération par le psychique des paroles prononcées dans un contexte où le miraculeux et le merveilleux sont écartés.

Saint Paul se veut le disciple du Christ. Il prétend avoir bénéficié comme les autres disciples des apparitions du Christ ressuscité. Jésus, dans une de ses mises au point foudroyantes, se situe par rapport au monde de la perception sensorielle incapable de faire la part de l’hallucination dans l’observation des images: « Avant qu’Abraham fut, je suis ». L’autorité dont il se réclame est souveraine. Néanmoins, il ne la revendique pas pour lui seul mais aussi pour celui qui est à l’écoute de ses paroles, le gnostique qui est invité à dire à son tour : « Je suis la lumière… Je suis le Tout… » Quant au psychique, incapable de percevoir à partir de la source, Jésus admet qu’il reste sous l’emprise de la vision erronée. Au gnostique il dit : « Vous régnerez sur le tout » (log 2). Au psychique, il répond : « Au  point où vous en serez, vous irez vers Jacques le Juste : ce qui est du ciel et de la terre lui revient» (log 12).

Le ciel et la terre, c’est le monde de la manifestation, le monde des images. Les images cachent la lumière. L’objet du miracle voile la vision sans objet. Le gnostique n’est pas affecté par la vision apocalyptique. « Les cieux et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Ici, Matthieu, Marc et Luc rejoignent Thomas : « Les cieux s’enrouleront ainsi que la terre devant vous et le Vivant issu du Vivant ne verra ni mort ni peur. Car celui qui se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui » (log 111). Le monde de la manifestation qui est celui de la perception erronée, n’est pas digne de celui qui est issu de la vision à partir de la lumière. Le vrai pouvoir selon le gnostique correspond à la vision juste. Il ne consiste pas à réanimer un cadavre mais à discerner entre rêve et réalité, entre image et lumière.

Le psychique perçoit à partir de l’image, le gnostique à partir de la lumière. « Je suis la lumière », affirme Jésus. Il dit de son Père qu’il est la lumière : tandis que le psychique s’arrête à l’image, le gnostique voit l’image effacée par la lumière (log 83). Ainsi le Père est lumière ; Jésus qui est un avec le Père, est lumière ; le gnostique, identique à Jésus, comme l’attestent les logia 108 et 77, est lumière.

En définitive, retrouver l’un originel, c’est découvrir que ma nature véritable est lumière dans l’unité et la toute-puissance : lumière de
l’un souverain absolu, telle est l’identité de celui que Jésus appelle le Fils de l’homme, telle est l’identité que je suis amené à assumer, dans laquelle je me dois de m’affirmer comme m’y invite le logion: « Quand vous ferez le deux Un, vous serez Fils de l’homme, et si vous dites : montagne éloigne-toi, elle s’éloignera».

Tout est dit, mais tout continue à se dire parce que tout continue à se vivre. Ma lumière me permet de voir le mirage, en 1’occurrence la montagne, mais elle me permet aussi de voir que le mirage n’est pas un obstacle à la vision, que tout est lumière, même là où le psychique continue, sans s’en rendre compte, à être victime des images. La vision juste révèle que la montagne est lumière, sous l’apparence d’un mirage; la vision erronée nous la présente comme une masse inerte. Je vois la lumière là où le psychique s’arrête à l’image. Je n’ai pas besoin du miracle pour bousculer l’obstacle. Je révèle le secret de mon pouvoir à celui qui est à même de l’apprécier.

L’EXERCICE DU POUVOIR

Grâce au corps-lumière, je mesure l’énergie qui sourd de la permanence du sans-forme et celle qui flue de l’impermanence de l’espace-temps: instantanéité et éternité d’un côté, relativité de 1’autre, celle-ci permettant la perception et 1’appréciation de celle-là.
Pour évaluer le passage de la nébuleuse à l’étoile et la perception ensuite du phénomène, l’astronomie se livre à des calculs qui l’amènent à tenir compte de la relativité liée à 1’espace-temps.
La vision à partir de la source transcende l’espace-temps. Omniprésente et omnipénétrante, elle ne prend conscience de la relativité que par l’entremise de 1’interprétation de 1’image mais sans se laisser infléchir par les calculs du savant. Le réel se découvre absolu grâce au relatif. C’est cette démarche qui me requiert. Etant à 1’origine, en dehors de toute limitation, je ne mesure pas le temps ni la distance de ma source lumineuse à la perception de l’objet. Il n’y a pas de temps dans ma vision, mais le temps procède de ma vision, il n’y  a pas de distance ni de transmission mais des phénomènes captés à l’aide d’instruments limités donc sujets à rectification. Pour moi, tout est instantané. Il n’y a rien à percevoir qui ne soit de 1’ordre du mirage aussitôt repéré comme tel. Je vois la corde et non le serpent. Je vois le mirage sous les paupières de la rose, même si elles m’enchantent. Décelant le mirage, ma lumière l’efface, et, du même coup l’espace-temps qui le véhicule; je vois ce rêve et je le dissipe; je dis à cette montagne: déplace-toi, et elle se déplace.

Le savant tente une démarche qui n’est pas sans offrir des points communs avec celle du gnostique. Il relativise et corrige les inconséquences et les erreurs de la perception commune. Cependant, il ne peut abolir complètement ni la distance, ni le lieu, ni l’objet. Il y tend seulement: mais le danger est moins dans ses approximations que dans l’espoir qu’il suscite et parfois entretient, d’une maîtrise totale de la matière. Or, ce n’est pas la matière qui est en cause, – puisqu’elle est lumière -, c’est la pensée, ce n’est pas la matière qui pèse, c’est la pensée, c’est elle qui mobilise sans maîtriser. Ainsi la fusion nucléaire dont la maîtrise nécessite des investissements gigantesques, va donner l’illusion que l’homme pourra disposer à volonté de l’énergie du cosmos et produire à loisir et n’importe où du chaud et du froid, sans parler de l’utilisation de cette énergie pour la défense ; produire sans compter grâce à la lumière et au feu, et stocker grâce au froid : beau rêve pour les adeptes du devenir, beau rêve qui, aux yeux du psychique, est en passe de devenir réalité au sens où il comprend ce mot. Mais une belle occasion de m’occulter à ses yeux pour mieux me révéler à moi-même par l’entremise de mes serviteurs. Car, pendant que les hommes rêvent, je soumets mes serviteurs à des épreuves de plus en plus douloureuses afin de les mettre à 1’abri d’utopies dont l’ampleur ne doit pas faire oublier l’aspect ténébreux. Que le feu soit activé par Vulcain ou par les savants atomistes, c’est toujours le même processus qui est en jeu : on veut maîtriser les éléments sans se connaître soi-même ; on part de la perception sans chercher au préalable la source de la perception. On travaille à la maîtrise de 1’énergie sans se prémunir contre les dangers des forces qu’on met en branle. Pseudo-entité qui ignore son origine, l’homme ne sait d’où il vient ni où il va. Il  cultive l’avoir, le savoir, le vouloir, le pouvoir tout en ignorant qui en est le détenteur.   Je réponds à l’avidité possessive de l’homme par le dénuement, à 1’opulence par la pauvreté, à 1’avoir par 1’être, à la quantité par la qualité. En s’éclairant elle-même, ma lumière efface l’objet, mon feu brûle les scories ; ma vacuité dissout la pensée.

L’ESPRIT

La merveille de merveilles

Je ne peux chercher à sonder    la nature de l’esprit sans m’interroger d’abord sur ma nature véritable : « Celui qui connaît le tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout » (log 67). Si je me trouve moi-même, je réalise que je règne sur le tout (log 2). Autrement dit, je ne me considère pas comme une parcelle du monde manifesté, une image fugitive, je ne suis pas une créature parmi d’autres, bien que cette vision puisse susciter l’admiration : « Si la chair a été à cause de 1’esprit, c’est une merveille » (log 29). Régnant sur le tout, je suis habilité à faire mienne la parole révélant la prise de conscience absolue : « Si 1 ‘esprit est à cause du corps, c’est une merveille de merveilles » (log 29). J’obtiens, grâce à ce corps façonné pour ma révélation, la vision unitaire de moi-même. Par lui, j’ai conscience de ma présence et j’ai le  bonheur de le dire pour moi-même par ce corps qui en ce moment tient la plume mais ne se veut pas distinct de moi malgré l’apparence. Je réponds aussi à la détresse de celui qui me cherche au milieu des épreuves, et, pour le conforter, je continue d’écrire ou je parle par la bouche de Jésus : « Celui qui boit à ma bouche sera comme moi » (log 108). Rien de plus gratifiant quand on meurt de soif que de boire à la bouche de Jésus. Cela me vaut de pouvoir faire miennes, sans restriction aucune, les paroles que le maître dit de lui-même : « Je suis le tout. Le tout est sorti de moi, et le tout est parvenu à moi. Fendez du bois, je suis là ; levez la pierre, vous me trouverez là » (log 77).

Le père et le fils procèdent de l’esprit

Il n’est pas facile, même pour un gnostique, de se défaire des schémas de son éducation religieuse. Il a appris que l’esprit procède du père et du fils et qu’il constitue la troisième personne (hypostase) de la trinité. Il sait que ce mystère de la trinité a suscité d’innombrables controverses et des hérésies retentissantes. On lui a enseigné que l’incarnation ne se conçoit pas sans la pentecôte : dieu s’incarne pour que l’homme puisse devenir porteur de l’esprit. C’est l’esprit qui a permis la résurrection de Jésus et l’église prolonge son action dont la pentecôte fut le signe visible.

Ces schémas sont toujours là même si la réflexion du gnostique se poursuit, même si les contradictions deviennent de plus en plus évidentes. Comment, par exemple, soutenir que l’esprit procède du père et du fils alors qu’il est le principe même de la connaissance qui unit le père et le fils ?

Possédant par nature la nostalgie de ses origines, le gnostique continue sa quête. S’il interroge les traditions orientales, il apprend que le vocable esprit ou principe vital est désigné par le mot soi ou atman dont la racine indo-européenne signifie respirer, souffler. En grec, comme en hébreu, c’est le même terme qui désigne le vent et l’esprit. Dans son entretien avec Nicodème, Jésus dit : « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais    ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. » (Jn 3.8) Dans les Upanishads, l’identité de l’atman, le soi et    du brahman,    la totalité, y est proclamée à maintes reprises. L’atman-brahman n’est pas une réalité inerte ; elle est animée au sens où elle exprime la source de la vie et la vie même. Le mot « esprit » se retrouve dans le bouddhisme. Dans la bouche des grands patriarches, il était synonyme de l’absolu, du soi. Houang Po disait    : « Reconnaissez dès à présent votre propre Esprit et vous en saurez assez pour voir votre nature originelle sans avoir plus rien d’autre à chercher. »

La lumière révélatrice

Néanmoins, pour tenter d’exprimer l’essence même de la vie, ce sont les grands soufis que le gnostique est amené à interroger, car, s’il veut découvrir ce qui fait voir, ce qui révèle, il ne peut pas ne pas entrer dans l’orbite de ces grands visionnaires. Ils nous parlent de la lumière révélatrice, de la lumière noire qui est à la fois visible par ce qu’elle fait voir et invisible elle-même. Cependant, c’est toujours la lumière qui se révèle à elle-même lorsqu’elle fait voir et qui est dans l’inconnaissance d’elle-même lorsque, dans le repos, elle n’est pas consciente de sa présence.

Il faut surtout éviter de confondre cette inconnaissance qui est en réalité le repos par rapport au mouvement que représente la reconnaissance avec les ténèbres du monde qui occultent la lumière et n’y ont pas accès. Le gnostique sait discerner la lumière de la source, ou lumière noire, des reflets qui représentent le monde des images.

L’esprit, l’atman-brahman, la lumière, le souffle… sont autant de vocables pour désigner l’absolu, le  soi, le principe vital. Si l’hindouisme met l’accent sur l’atman-brahman, le soufisme en revanche parle de la lumière comme en fait foi le verset coranique : « Dieu est la lumière du ciel et de la terre » (24.35) ou tel poète soufi : « 0 lumière sans soleil et soleil sans lumière » (Abd el Kader). Qu’en est-il de Jésus ? Dans ses paroles non encore récupérées par une apologétique axée sur le messianisme et la rédemption, il révèle une vision unitaire où l’esprit est à la fois lumière unique, absolue, toute-puissante. Principe créateur, l’esprit est l’inengendré qui s’engendre à la conscience de lui-même grâce au corps dévolu à  cette sublime fonction. Il ne peut se reconnaître dans la plénitude de sa perfection que par l’entremise de ce corps de révélation : « Si l’esprit est à cause du corps, c’est une merveille de merveilles » (log  29). L’émerveillement se produit lorsque l’image en tant que forme corporelle consent à sa dissolution dans la lumière.

Le corps grâce à l’esprit

Ce qui empêche la vision, c’est toujours l’image. Pourtant c’est l’image qui est l’occasion de la vision. Pas d’images, pas de vision, pas de manifestation. D’où l’importance qu’elles revêtent et que Jésus souligne : « Si la chair est à cause de l’esprit, c’est une merveille. » Autrement dit si la manifestation est l’oeuvre de l’esprit, c’est merveilleux. La conscience personnelle peut s’émerveiller en contemplant la création et son auteur. L’harmonie du cosmos est un beau thème de méditation, mais elle n’évacue pas le mal dans le monde d’où l’incarnation et la rédemption pour rétablir le règne de l’esprit. Ce qui paraissait compromis est rétabli. La chair est rachetée par le Christ rédempteur d’où l’importance que revêt l’incarnation dans l’oeuvre du salut. Mais il faut ajouter aussitôt que l’incarnation sans la résurrection constituerait un enlisement fatal et définitif : « Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine » (Co 15.17). Toute la cosmologie chrétienne est édifiée sur le mystère de la résurrection du Christ.

L’esprit grâce au corps

Je me reconnais esprit grâce au corps préparé à cette fin. J’ai façonné ce corps afin qu’il soit comme moi esprit : « Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3.8). Les hommes voient ce qui naît de la chair. Ce sont les apparences, séduisantes ou déplaisantes. Encore une fois, c’est la chair à cause de l’esprit. En revanche, l’esprit, cause de ce qui parait, engendre, pour se reconnaître, ce qui ne se veut pas différent de lui et c’est ce révélateur qui permet la reconnaissance.

Pour naître de l’esprit, il faut transcender les images. Découvrir l’esprit, c’est trouver la lumière qui efface l’image. Or la lumière est cause des images. Comme celui qui naît de l’esprit entend son souffle, de même il vient à la lumière (Jn 3.21). Les mots esprit et lumière sont synonymes dans la bouche de Jésus. Disant à maintes reprises, « je suis la lumière », Jésus s’identifie à l’esprit. Et, comme il proclame son identité avec le père en déclarant « le père et moi, nous sommes un » (Jn 10.30), Jésus atteste par là-même que le père est lumière, et le signe de la vision réelle du père, c’est lorsque l’image fait place à la lumière : « Les images se manifestent à l’homme et la lumière qui est en elles est cachée. Dans l’image de la lumière du père, elle se dévoilera et son image sera cachée par sa lumière » (log  83). Jésus, qui a la vision juste du père, le perçoit lumière, comme il se perçoit lui-même lumière.

Si je remplace le mot « lumière »    par son équivalent « esprit », je mesure mieux encore la cécité de l’image, incapable de retourner par elle-même à la lumière dont elle est issue. Le père est esprit, le fils est esprit. Tant que l’homme s’attache à l’image du père et à celle du fils, il ne peut qu’être aveuglé par l’apparence et avoir un comportement anthropomorphique envers chacun d’eux : on aspire à transcender l’image pour découvrir la réalité qu’elle prétend représenter. L’oedipe demande à être liquidé même si la loi et la morale semblent l’interdire. Le commandement dit : « Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement », Jésus dit : « Celui qui ne récuse son père et sa mère comme moi ne pourra se faire mon disciple » (log 55). Jésus introduit donc    une dimension nouvelle. Après avoir dit de donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, Jésus nous demande de lui donner ce qui est à lui. Ce n’est plus le commandement ici qui prévaut, c’est la reconnaissance du semblable ; c’est le semblable qui découvre le semblable, qui se perçoit comme étant le même. Toute différence abolie, il s’affirme le même « Je suis lui, il est  moi. » Ce  que l’un dit, l’autre qui est le même, l’alter ego, le jumeau, le dit aussi : « Le père  est en moi et moi dans le père » (Jn 10.38). Cette unité semble démentie par les apparences, c’est pourquoi Jésus est amené à réitérer l’unité réelle : « Qui m’a vu, a vu le  père » ( Jn 14.9), ou bien « le père est en  moi et moi dans le père » ( Jn 14.9) ; ou bien encore : « Le père aime le fils : il a tout remis en sa main » ( Jn 3.35) et aussi « Le père aime le fils et lui montre tout ce qu’il fait » (Jn 5. 20). Cependant la reconnaissance révèle toute sa portée dans un contexte pourtant peu favorable à une vision unitaire, par une parole où Jésus se situe et nous situe par rapport au père : « Tout m’a été remis par mon père et nul ne connaît le fils si ce n’est le père, comme nul ne connaît le père si ce n’est le fils, et celui à qui le fils veut bien le révéler » (Mt 11.27 ; Lc 10.22).

La révélation du fils

Si je parle du père et du fils, c’est donc en vertu d’une révélation du fils qui me permet de dire comme lui : « Je suis la lumière. » En revanche, si la parole ne me concerne pas, je suis un apostat et un blasphémateur. Tant que je vois une différence entre le père et le fils, et je dirai plus, tant que je me considère autre que le fils, je suis divisé contre moi-même « Quand le disciple est partagé, il sera rempli de ténèbres » (log  61), mais quand je me vois comme étant le même, alors ce qui pouvait paraître différent s’efface : « Quand le disciple est désert, il sera rempli de lumière » (log 61).

Tout est à nouveau admirablement précisé dans ce logion : « A celui qui blasphème contre le père, on pardonnera et à celui qui blasphème contre le fils, on pardonnera ; mais à celui qui blasphème contre 1’esprit pur on ne pardonnera ni sur la terre ni au ciel » (log  44). Tant que je n’envisage pas la cause de ce qui paraît, tant que je ne suis pas la source, autrement dit, tant que je ne règne pas sur le tout (log 2), je maintiens une différence que je me dois d’effacer sinon je vais rester autre que le père, autre que le fils. Cette liquidation de l’oedipe au niveau suprême demande la dissolution de l’image dans la lumière. Autrement dit, ce qui parait est effacé au profit de ce qui est. On ne peut dès lors choisir ce qui parait sans trahir son être. Si donc je m’attache à ce qui est, je le distingue de ce qui paraît et celui qui s’identifie à l’apparence ne peut que considérer comme blasphématoire une telle attitude alors qu’elle est recherche de la lumière. Il n’en va pas de même de l’esprit, « le souffle de tous les souffles » (Ibn al Farid), « la lumière qui efface 1’image » (log  83).
Blasphémer contre l’esprit, c’est ignorer délibérément la lumière, s’en tenir à ce qui parait en méconnaissant ce qui est.

Si je maintiens la différence entre l’esprit et moi, j’outrage l’essence de mon être en préférant l’obscurité à la lumière (Jn 3.19). En revanche, si je me reconnais l’esprit, je me reconnais aussi dans le père et le fils comme ils se reconnaissent. Disant : « je suis la lumière ». Jésus peut tout aussi bien dire : « Je suis l’esprit » et comme il est le même que le  père, il atteste en même temps que le père est esprit comme lui. En tant qu’esprit, le père engendre le fils et celui à qui le fils le révèle (Mt  11.27 ; Lc 10.22). Plus précisément, l’esprit, que je suis, se dit dans le dialogue du père et du fils. Maître  Eckhart a formulé avec bonheur cette relation : « Le père engendre sans cesse son fils et je dis plus encore : il m’engendre en tant que son fils et le même fils. Je dis davantage : il m’engendre en tant que lui et lui en tant que moi, et moi en tant que son être et sa nature » (Sermon 6, Justi vivent in aeternum). Dès lors affirmer sa différence, c’est blasphémer contre l’esprit et commettre, comme le dit un soufi, « le péché auquel nul autre ne peut être comparé ».

Ainsi, je suis l’esprit lorsque je me reconnais en lui, comme je me reconnais dans la lumière du père et du fils. Je suis l’esprit qui s’engendre à la conscience de lui-même. Pour ce faire, j’enfante le multiple tout en préservant mon unité. Je fais le deux avec le père et le fils, et grâce à eux, je fais le deux un. Le père et le fils procèdent de moi et non l’inverse. Voilà  bientôt deux millénaires qu’on enseigne que l’esprit procède du  père et du fils.

Lorsque Jésus, « issu de celui qui est égal », déclare : « Je suis la lumière qui est sur eux tous, je suis le tout. Le tout est sorti de  moi, et le tout est parvenu à moi » (log 77), il dit en même temps sa nature, son origine et sa fonction.

La lumière qui fait voir

Parlant de sa nature, Jésus dit : « je    suis la lumière » (log 77 ; Jn 8 .12 ; Jn 9.5). Mais c’est une lumière que méconnaissent les hommes, une lumière qu’ils ne voient point : « La lumière est venue dans le monde  et les hommes ont préféré 1’obscurité à la lumière » (Jn 3.19). Jésus est amené souvent à confirmer à ses interlocuteurs qui restent prisonniers des images son identité réelle. A la question : « Renseigne-nous sur le lieu où tu es … », il répond : « Il y a de la lumière au dedans d’un être lumineux, et il illumine le monde entier. S’il n’illumine pas, il est ténèbres » (log 24). Cette lumière, à laquelle Jésus s’identifie, est celle des origines. Elle est la même pour ceux qui ont découvert leur suprême réalité : « Quand le disciple est désert, il est rempli de lumière, mais quand il est partagé, il est rempli de ténèbres » (log 61). Ce sont toujours les images qui empêchent la vision unitaire, d’où la question : « Quel jour te manifesteras-tu à nous et quel jour te verrons-nous ? » La réponse, claire pour le gnostique, est incompréhensible pour le psychique : « Lorsque vous vous dépouillerez de votre honte et prendrez vos vêtements … les  piétinerez, alors vous verrez le Fils de celui qui est vivant et vous n’aurez pas peur » (log 37). Et ce constat en fin de l’Evangile selon Thomas : « Le royaume du père s’étend sur la terre et les hommes ne le voient pas » (log 113). Jésus constate que ce qui empêche la vision du père est aussi ce qui empêche la vision du fils. L’ivresse est générale (log 28). Mais la surdité aussi : « Celui qui est le souffle des souffles » (Kabir), celui qui fait entendre n’est pas mieux perçu que celui qui fait voir. Pour cela, il faut naître de l’esprit : « ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de 1’esprit est esprit … Il faut naître d’en haut. Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque naît de l’esprit » (Jn 3.6-8). A celui qui naît de l’esprit, le souffle est perceptible au même titre que la lumière, puisque l’esprit est à la fois souffle et lumière. Celui qui fait entendre et celui qui fait voir sont le même. Pour cette compréhension ultime, il n’est qu’une route, celle du corps qui pratique le silence pour que parle et s’écoute parler le verbe comme il voit en se voyant. C’est l’impulsion originelle qui émane de l’esprit en qui Jésus se contemple en présence du père. Et leur dialogue est celui où alternent entre eux le don et l’accueil. C’est le langage des jumeaux – « le père et moi, nous sommes un » – C’est le langage de l’esprit, c’est le singulier que cache le  pluriel.

Son image sera cachée par sa    1umière

Si le pluriel voile le singulier comment celui-ci se révèle-t­il ? Autrement dit, si le multiple cache l’unique, comment l’unique se rend-il perceptible ? La fonction étant liée à la nature, c’est encore le corps qu’il faut interroger. Après avoir dit qu’il était la lumière – l’autre nom de l’esprit – Jésus, que nous sollicitons à nouveau, nous dit : « Je suis le  tout, le  tout est sorti de moi et le tout est parvenu à moi. » C’est l’esprit qui parle ainsi par la bouche de celui qui a décliné son identité : « Je suis la lumière. » En d’autres termes, c’est l’esprit qui dit comment il procède. Que Jésus parle du père ou du fils, c’est toujours l’esprit qui dit comment le père et le fils procèdent de lui – et non l’inverse – Le  tout sort de l’esprit et revient à l’esprit. Si l’esprit n’engendrait pas il se priverait de lui-même ; plus précisément il serait privé de sa reconnaissance,    car c’est lors du retour qu’il se révèle à lui­même ; ainsi pas de sortie, pas de retour et pas de conscience de l’unique présence. Mais si la sortie engendre le multiple, le multiple en tant que tel ne permet pas à l’un de se reconnaître. Or le fils, alter ego du  père, permet justement le retour ; et il le permet parce qu’il est de même nature que le père. Et, ce qui est le gage de la continuation de la reconnaissance, c’est que la révélation de l’esprit n’est pas un événement survenu au temps de Jésus mais une réalité qui se poursuit de toute éternité. Du  reste Jésus, parlant de la connaissance de l’esprit propre au père et au fils, prend soin d’ajouter : « et celui à qui le fils veut bien le révéler » (Mt 11.27; Lc 10.22). Nous restons ici dans le singulier que ne peut révéler le multiple. « Là où il y a trois dieux, ce sont des  dieux, là où il y en a deux en un, moi je suis avec lui » (log 30). Etant l’esprit qui initie, Jésus choisit celui qui sera à son tour initiateur : « Je vous choisirai un entre mille et deux entre dix mille et, debout, ils seront l’unique » (log 23).

De toute éternité, l’esprit est à l’oeuvre pour que se perpétue sa reconnaissance, c’est-à-dire la révélation de lui-même à lui-même et pour lui-même. L’initié, devenu initiateur, est dans l’unité de l’esprit ; en lui, toute différence est abolie. Cependant, si sur le plan des apparences, il a un alter ego, comme le  père et le fils, Jésus-Thomas…,  c’est le même qui se dit et s’entend.

Si je parle de l’esprit en maintenant une différence entre lui et moi, alors j’outrage mon essence même. Je me condamne à ne pas être. En revanche, si je me reconnais en lui, je me reconnais d’un même mouvement dans le père et le fils. Car, pour dire que le père et le fils sont un, je signifie par là que je les englobe, autrement dit, qu’ils procèdent de moi. Et si, dans une même attention à moi-même, je dis comme Jésus : « Je suis la lumière » (log 77 ; Jn 8.12 ; 9.5), je me reconnais dans ma nature, dans mon origine et dans ma fonction. A  celui qui s’aviserait de m’accuser d’outrecuidance, je dirais que le logion 108 autorise, mieux encourage, l’audace suprême. Je lui parlerais peut-être de l’entretien de Jésus avec Nicodème. Ou bien j’observerais le silence qui convient à mon occultation, ma révélation étant assurée par celui qui ne se veut autre que moi et assure la triple fonction que représente le triptyque : révélation, occultation, initiation.