C’est aux Dieux de venir à moi, non à moi d’aller à eux.
Plotin
Le psychique qui assume des responsabilités prétend détenir le pouvoir d’une instance supérieure qui 1’a mandaté. Il exerce une autorité qui lui a été reconnue et il attend les résultats de son action au service d’autrui.
Le gnostique accepte une investiture pour ce qui relève du pouvoir et du savoir, mais ne s’attache pas aux fruits de l’action. Il se veut par contre sa propre autorité lorsqu’il s’agit de la quête de sa nature véritable. Il ne saurait mieux caractériser son autorité qu’en réitérant l’affirmation traditionnelle: « Je suis le Brahman ». Peu importe la formulation, c’est le contenu qui le requiert. Elle varie suivant les maîtres et suivant les époques comme aussi le contexte dans lequel elle s’exprime. Jésus dit : « Je suis la lumière » et il ajoute aussitôt : « Je suis le Tout, le Tout est sorti de moi, le Tout est parvenu à moi. Fendez du bois, je suis là; levez la pierre, vous me trouverez là » (log 77). Jésus parle toujours en gnostique. En disant qui il est, il affirme une autorité absolue. Celle-ci n’est pas de l’ordre de la perception sensorielle. Bien qu’il nous assure qu’il est dans le bois, je ne le trouverai pas en le fendant. Il n’est donc pas question d’un pouvoir fakirique tel que le conçoit le psychique. Les miracles de Jésus que l’histoire sainte relate n’ont d’autre origine qu’une récupération par le psychique des paroles prononcées dans un contexte où le miraculeux et le merveilleux sont écartés.
Saint Paul se veut le disciple du Christ. Il prétend avoir bénéficié comme les autres disciples des apparitions du Christ ressuscité. Jésus, dans une de ses mises au point foudroyantes, se situe par rapport au monde de la perception sensorielle incapable de faire la part de l’hallucination dans l’observation des images: « Avant qu’Abraham fut, je suis ». L’autorité dont il se réclame est souveraine. Néanmoins, il ne la revendique pas pour lui seul mais aussi pour celui qui est à l’écoute de ses paroles, le gnostique qui est invité à dire à son tour : « Je suis la lumière… Je suis le Tout… » Quant au psychique, incapable de percevoir à partir de la source, Jésus admet qu’il reste sous l’emprise de la vision erronée. Au gnostique il dit : « Vous régnerez sur le tout » (log 2). Au psychique, il répond : « Au point où vous en serez, vous irez vers Jacques le Juste : ce qui est du ciel et de la terre lui revient» (log 12).
Le ciel et la terre, c’est le monde de la manifestation, le monde des images. Les images cachent la lumière. L’objet du miracle voile la vision sans objet. Le gnostique n’est pas affecté par la vision apocalyptique. « Les cieux et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Ici, Matthieu, Marc et Luc rejoignent Thomas : « Les cieux s’enrouleront ainsi que la terre devant vous et le Vivant issu du Vivant ne verra ni mort ni peur. Car celui qui se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui » (log 111). Le monde de la manifestation qui est celui de la perception erronée, n’est pas digne de celui qui est issu de la vision à partir de la lumière. Le vrai pouvoir selon le gnostique correspond à la vision juste. Il ne consiste pas à réanimer un cadavre mais à discerner entre rêve et réalité, entre image et lumière.
Le psychique perçoit à partir de l’image, le gnostique à partir de la lumière. « Je suis la lumière », affirme Jésus. Il dit de son Père qu’il est la lumière : tandis que le psychique s’arrête à l’image, le gnostique voit l’image effacée par la lumière (log 83). Ainsi le Père est lumière ; Jésus qui est un avec le Père, est lumière ; le gnostique, identique à Jésus, comme l’attestent les logia 108 et 77, est lumière.
En définitive, retrouver l’un originel, c’est découvrir que ma nature véritable est lumière dans l’unité et la toute-puissance : lumière de
l’un souverain absolu, telle est l’identité de celui que Jésus appelle le Fils de l’homme, telle est l’identité que je suis amené à assumer, dans laquelle je me dois de m’affirmer comme m’y invite le logion: « Quand vous ferez le deux Un, vous serez Fils de l’homme, et si vous dites : montagne éloigne-toi, elle s’éloignera».
Tout est dit, mais tout continue à se dire parce que tout continue à se vivre. Ma lumière me permet de voir le mirage, en 1’occurrence la montagne, mais elle me permet aussi de voir que le mirage n’est pas un obstacle à la vision, que tout est lumière, même là où le psychique continue, sans s’en rendre compte, à être victime des images. La vision juste révèle que la montagne est lumière, sous l’apparence d’un mirage; la vision erronée nous la présente comme une masse inerte. Je vois la lumière là où le psychique s’arrête à l’image. Je n’ai pas besoin du miracle pour bousculer l’obstacle. Je révèle le secret de mon pouvoir à celui qui est à même de l’apprécier.
L’EXERCICE DU POUVOIR
Grâce au corps-lumière, je mesure l’énergie qui sourd de la permanence du sans-forme et celle qui flue de l’impermanence de l’espace-temps: instantanéité et éternité d’un côté, relativité de 1’autre, celle-ci permettant la perception et 1’appréciation de celle-là.
Pour évaluer le passage de la nébuleuse à l’étoile et la perception ensuite du phénomène, l’astronomie se livre à des calculs qui l’amènent à tenir compte de la relativité liée à 1’espace-temps.
La vision à partir de la source transcende l’espace-temps. Omniprésente et omnipénétrante, elle ne prend conscience de la relativité que par l’entremise de 1’interprétation de 1’image mais sans se laisser infléchir par les calculs du savant. Le réel se découvre absolu grâce au relatif. C’est cette démarche qui me requiert. Etant à 1’origine, en dehors de toute limitation, je ne mesure pas le temps ni la distance de ma source lumineuse à la perception de l’objet. Il n’y a pas de temps dans ma vision, mais le temps procède de ma vision, il n’y a pas de distance ni de transmission mais des phénomènes captés à l’aide d’instruments limités donc sujets à rectification. Pour moi, tout est instantané. Il n’y a rien à percevoir qui ne soit de 1’ordre du mirage aussitôt repéré comme tel. Je vois la corde et non le serpent. Je vois le mirage sous les paupières de la rose, même si elles m’enchantent. Décelant le mirage, ma lumière l’efface, et, du même coup l’espace-temps qui le véhicule; je vois ce rêve et je le dissipe; je dis à cette montagne: déplace-toi, et elle se déplace.
Le savant tente une démarche qui n’est pas sans offrir des points communs avec celle du gnostique. Il relativise et corrige les inconséquences et les erreurs de la perception commune. Cependant, il ne peut abolir complètement ni la distance, ni le lieu, ni l’objet. Il y tend seulement: mais le danger est moins dans ses approximations que dans l’espoir qu’il suscite et parfois entretient, d’une maîtrise totale de la matière. Or, ce n’est pas la matière qui est en cause, – puisqu’elle est lumière -, c’est la pensée, ce n’est pas la matière qui pèse, c’est la pensée, c’est elle qui mobilise sans maîtriser. Ainsi la fusion nucléaire dont la maîtrise nécessite des investissements gigantesques, va donner l’illusion que l’homme pourra disposer à volonté de l’énergie du cosmos et produire à loisir et n’importe où du chaud et du froid, sans parler de l’utilisation de cette énergie pour la défense ; produire sans compter grâce à la lumière et au feu, et stocker grâce au froid : beau rêve pour les adeptes du devenir, beau rêve qui, aux yeux du psychique, est en passe de devenir réalité au sens où il comprend ce mot. Mais une belle occasion de m’occulter à ses yeux pour mieux me révéler à moi-même par l’entremise de mes serviteurs. Car, pendant que les hommes rêvent, je soumets mes serviteurs à des épreuves de plus en plus douloureuses afin de les mettre à 1’abri d’utopies dont l’ampleur ne doit pas faire oublier l’aspect ténébreux. Que le feu soit activé par Vulcain ou par les savants atomistes, c’est toujours le même processus qui est en jeu : on veut maîtriser les éléments sans se connaître soi-même ; on part de la perception sans chercher au préalable la source de la perception. On travaille à la maîtrise de 1’énergie sans se prémunir contre les dangers des forces qu’on met en branle. Pseudo-entité qui ignore son origine, l’homme ne sait d’où il vient ni où il va. Il cultive l’avoir, le savoir, le vouloir, le pouvoir tout en ignorant qui en est le détenteur. Je réponds à l’avidité possessive de l’homme par le dénuement, à 1’opulence par la pauvreté, à 1’avoir par 1’être, à la quantité par la qualité. En s’éclairant elle-même, ma lumière efface l’objet, mon feu brûle les scories ; ma vacuité dissout la pensée.