L’IGNORANCE
Parler de 1’amour humain et de 1’amour divin comme d’un tout indissociable peut paraître une gageure. Pourtant seule l’ignorance dissocie ce qui est par nature indifférencié.
Pour le sens commun, qui dit amour dit deux : celui qui aime et l’objet de son amour ; alors que 1’Un ne se présente pas comme une « union » mais comme l’extinction de l’ignorance, le pur amour ne laisse pas subsister le deux: « Autre que Lui n’est pas ».
L’Absolu, pur amour et parfaite connaissance, est voilé par le mental. La connaissance, ou gnose, consiste à prendre conscience du caractère illusoire de 1’état individuel, de ce malentendu qui fait croire à 1’existence séparée de la pseudopersonne : « les créatures sont un pur néant » (Maître Eckhart). Lorsque le mental se tait, le gnostique connaît la plénitude.
L’état ultime de l’Absolu est l’Inconnaissance. Immobile, elle rayonne en permanence comme une offrande qui demande à être accueillie, recueillie, savourée. C’est l’Absolu qui se livre. Mais, étant donné que l’autre n’existe pas, il ne peut être reçu que par lui-même. Cependant, pour qu’il puisse se contempler, il consent à prendre l’aspect illusoire d’un autre que Lui, comme le miroir renvoie l’image de celui qui se regarde. C’est l’homme qui joue le rôle de miroir, et, plus il est transparent, c’est-à-dire délié de son mental personnel, mieux il permet à l’Absolu de se contempler lui-même. En revanche, plus il est opaque, identifié à sa personne, plus l’Absolu se voile, plus il se dissimule d’une façon inintelligible à la pseudopersonne. Le gnostique sait que, malgré leur apparence, les personnes n’existent pas en tant qu’entités, ni les choses en tant que multitude; les unes et les autres n’existent que dans leur Unité indifférenciée et infinie : l’Etre divin ou Absolu. C’est donc l’ignorance qui perçoit le multiple là ou l’Un est sans second. Et l’Un, pour se contempler, embrasse à la fois le vrai et l’illusoire en dissimulant dans l’illusoire son unicité.
Ce que l’intellect n’arrive pas à comprendre, c’est le rôle de l’ignorance dans le jeu divin. Sans l’ignorance, la connaissance serait incomplète; il lui manquerait son reflet, ce qui 1’empêcherait de se contempler dans le miroir de 1’ignorance. Sans 1’ignorance, la connaissance serait privée de cette possibilité. Ainsi donc l’ignorance a sa place dans la connaissance dont elle représente l’aspect illusoire ou négatif, mais indispensable. C’est le dénuement qui reçoit la magnificence, c’est la pauvreté qui accueille la richesse. Et c’est cette opération admirable que Jésus qualifie de merveille des merveilles (log. 29).
NE PLUS VIVRE SEPARE
Grâce au corps, l’esprit satisfait sa propension à l’amour. Cependant cette effusion révèle une soif dévorante de retour à la source. Ainsi le déploiement et la résorption sont-ils permanents et simultanés et le réceptacle constitué par le corps joue comme un reflet infiniment précieux tout en ayant l’inconsistance du rêve. En disparaissant le rêve amène l’extinction de l’ignorance dualiste. Merveilleuse ignorance qui a permis à 1’Absolu de se reconnaître.
Comme l’Absolu passe par le corps pour se révéler à lui-même, pour se contempler tout en se reconnaissant indissolublement Un, telle est l’aventure dans laquelle se trouve impliqué le gnostique. Tenter de dire comment l’amour humain peut ouvrir à l’amour divin, c’est chercher à sortir de l’ignorance dualiste:
« Au temps où vous étiez Un,
Vous avez fait le deux ;
Mais alors, étant deux,
Que ferez-vous ? »
(log. 11)
Si je demeure dans l’ignorance, j’ai beau chercher en l’autre la réponse à l’angoisse de la séparation, je n’obtiendrai au mieux qu’un bonheur fugitif, des satisfactions passagères, mais jamais je ne connaîtrai la plénitude de l’amour, jamais je ne recevrai de réponse totalement satisfaisante au besoin existentiel et universel de l’unité. Ni religion, ni philosophie, ni roman, ni film n’ont répondu réellement et pleinement à cette quête essentielle. Pourquoi? Parce que le besoin d’amour ne peut être satisfait que dans le retour à 1’Un originel. Seule donc la non-dualité peut nous rendre les clefs de l’amour que le dualisme ne cesse d’occulter. Autrement dit, seul le Principe même de l’amour peut dispenser ce qu’il est seul à détenir. Je sais que ce langage ne peut pas être accepté par 1’homme psychique qui récuse sa dimension pneumatique et qu’il a toutes sortes de bonnes raisons de taxer de folie des propos qui lui sont étrangers et lui donnent l’occasion d’ironiser et de proférer des sarcasmes. Les hérésiologues accusaient les gnostiques tantôt de se livrer à des pratiques orgiaques, tantôt de vivre dans une solitude qui témoignait de leur mépris de la chair. Aujourd’hui la même incompréhension subsiste comme si la Parole n’avait pour ainsi dire pas reçu d’écho.