POSSESSION- DEPOSSESSION

Et la nuit même il mourut

Plus la recherche  se poursuit,  plus éclate l’évidence  que  seule la non-dualité  pernet de surmonter nos antagonismes  : bien-mal,  vertu­ vice, bonheur-malheur, masculin-féminin, richesse-pauvreté…

L’HOMME HISTORIQUE

Le  judéo-christianisme, l’islam,  le manichéisme… nous présentent au  cours  d’une  histoire  linéaire  le  bien  en  lutte  contre  le· mal,  le royaume de la lumière en opposition avec celui des ténèbres, l’esprit en butte à la matière,  Dieu aux  prises avec Satan…
 
L’existence  de deux principes, l’un bon, l’autre mauvais, se retrouvent  mêlés dans l’homme, d’où  sa condition  pécheresse et malheureuse et son besoin de s’expliquer le mal dans le monde. L’explication par le mythe  du  péché originel paraît enfantine,  même  si le baptême efface  la tache qui  résulte de la transgression  d’Adam. Du  reste le baptême  d’eau, chez le tout petit, paraît en contradiction  avec l’innocence du nouveau.-né que Jésus célèbre à maintes reprises, par exemple lorsqu’il  demande  à l’homme psychique,  qu’on  peut tout  aussi bien  appeler adamique (log.  85), d’interroger  le petit enfant de sept jours afin de trouver  la Vie  (log. 4), ou lorsqu’il  invite les disciples, s’ils veulent le voir, à se dépouiller de leurs vêtements (log. 37). Cette injonction s’adresse même aux pieux ascètes comme  Jean le Baptiste:
« Celui qui parmi vous sera petit connaîtra le Royaume  et surpassera Jean»  (log. 46).

Néanmoins, avant de retrouver la transparence de l’état d’avant les conditionnements, il nous  faut répondre  à une objection  de taille :«Comment le Créateur,  qu’on qualifie  de tout-puissant, peut-il permettre l’existence de Satan et de ses œuvres ? ». Seule une rétribution future  est à même  de sauvegarder chez le croyant à la fois la toute­ puissance  de Dieu et sa justice et le libre arbitre de l’homme. C’est donc au bout de l’histoire, lors de la résurrection des corps et du jugement  dernier,  que  la justice parfaite  pourra  être instaurée  et Satan vaincu.

En  attendant,  l’autorité  religieuse est là  pour  dire aux  fidèles ce qu’ils  doivent  faire. N’empêche que la loi demande  parfois à être interprétée.  Les théologiens  s’y emploient  sans réussir à se mettre d’accord, si bien  que le pouvoir  religieux s’effrite  de plus en plus ; mais on a toujours  la possibilité du renvoi au  jugement  final.
 
Néanmoins les objections  majeures restent sans  réponse.  On  ne maintient  pas le libre arbitre à coup  de dogmes  surtout  quand  on a contre  soi la plupart  des philosophes. Or sans libre arbitre,  pas de faute,  pas de rémission,  pas de récompense. Du reste, si Dieu avait dès l’origine disposé du libre arbitre en même  temps que de la toute­ puissance,  il n’aurait  pas laissé à Satan une  partie de ses pouvoirs. Ceux-ci   semblent   même   croître· avec  le  temps : la  situation   de l’homme s’aggrave au fur et à mesure que le temps passe. Dès lors si cet homme se reconnaît  et se veut historique, il est de plus en plus en proie à la terreur de l’histoire.  En somme, plus il se targue de «faire» l’histoire, plus il en devient la victime et plus il fait le jeu de Satan.

LE GNOSTIQUE

Le gnostique  sait que le salut n’est ni dans l’histoire  ni au bout de l’histoire,  mais qu’il est dans une sortie définitive du temps, dans une prise de conscience  de son essence qui transcende  le temps : «Heureux celui qui était avant d’exister»  (log. 19).  Le gnostique n’est pas aliéné par le film de son existence, même si celui-ci paraît décevant, déroutant,  banal,  voire scandaleux,  aux yeux du monde. Il est le spectateur de ce film particulier ; mais ce qui le requiert surtout c’est l’attention à sa nature originelle. Celle-ci est à la fois le non-manifesté et le manifesté,  le Royaume intérieur et extérieur.
 
Toutefois le particulier n’est  pas pour  autant  dilué,  noyé  dans le grand Tout.  L’homme  devient même l’occasion  de la manifestation : le corps  affranchi  du mental est la révélation  de l’Esprit  (log.  29). Grâce au corps, l’Esprit  se reconnaît et ainsi embrasse toute la manifestation : le haut comme  le bas, le bon  comme le mauvais, le riche comme le pauvre… L·’Esprit reconnaît  alors tout comme  procédant de lui sans distinction  des catégories mentales  établies par les hommes:  «Suis-je  donc  un  partageur ? »  (log. 72).
 
Le gnostique ne distingue pas entre le riche et le pauvre.  Le discernement  auquel  il s’est appliqué  en vue  de quitter  l’illusoire  pour le Réel lui a appris  que  le mental  seul est le possédant,  qu’il  est riche aussi longtemps  qu’il n’a pas renoncé à tenir la barre sur un navire où il n’est pas le maître à bord.  Des erreurs répétées, des échecs, des épreuves de toutes sortes lui apprennent  que les choses vont mieux lorsqu’il  laisse faire.
 
Néanmoins, il était nécessaire qu’il prît la mesure de son incurie, autrement dit qu’il s’engageât afin de pouvoir ensuite se désengager, qu’il  s’affirmât afin de pouvoir ensuite renoncer. S’il avait quelque doute à ce sujet, deux logia l’inviteraient à ne pas chercher à fuir le monde avant de l’avoir connu :

Jésus a dit :
Celui qui s’est fait riche, qu’il se fasse roi ;
et celui qui a le pouvoir,
qu’il renonce !     

(log. 81)

Jésus dit:
Celui qui a trouvé le 1nonde et s’est fait riche,
qu’il renonce au monde.
    

(log (110)

Ainsi  vouloir préserver un enfant en le maintenant à l’écart des affrontements de son âge risque de le maintenir dans un repli schizo­ phrénique préjudiciable à son développement. Lorsque les dangers et les obstacles surviennent, le jeune qui n’est pas aguerri pour s’insérer dans la société court le danger de se laisser aller à des excès dommageables, ou de fuir vers un idéalisme coupé du réel, ou encore de sombrer dans la folie.
 
Il faut que celui qui renonce sache à quoi il renonce. Tout se passe comme si les malingres et les velléitaires s’excluaient d’eux-mêmes de l’aventure de la gnose. Il n’en demeure pas moins que rien n’est plus vain ni plus sot que de vouloir persister dans l’affirmation et l’accu­ mulation à un âge où la compétition n’est plus de mise. La peur de manquer devient alors grotesque.
 
Cependant,  chez le gnostique, l’action avec l’âge ne devient pas résignation, elle ne devient pas davantage projection vers un devenir et un ailleurs compensatoires. Il sait depuis toujours qu’il a «cela en lui»  (log. 70) et qu’il ne deviendra pas «cadavre» (log. 60). Il sait que, «à celui qui a», on donnera : «Il sera émerveillé et il règnera sur le Tout»  (log. 2). Mais la richesse et le pouvoir qu’il découvre n’ont rien à voir avec la richesse et le pouvoir qu’offre  le monde.  C’est même tout le contraire, puisque le mental doit cesser son jeu d’affirmation pour que le règne s’établisse. Cette attention vigilante permet d’être le spectateur du spectacle: ce que Jésus appelle «connaître le monde».    Celui-ci  se  révèle  être  le  cadavre.  Quant au  spectateur   avisé,   Jésus   le   qualifie   en   disant   :   «Celui   qui   se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui» (log. 111).

L’homme riche du logion 63 a continué  à s’identifier à son personnage.  Malgré sa grande  fortune,  « il avait peur de manquer ».  Ses projections  n’ont  qu’un but: sécuriser le personnage.  Il en est là de ses rêves qui  ont  sans  doute  retardé son  sommeil lorsque  «la  nuit même il mourut».