Le mouvement qui sort du repos porte en lui le désir de la rencontre et le besoin de la reconnaissance : sortir pour connaitre et être reconnu, connaitre les autres en vue d’être reconnu par eux ;
Les autres sont divers. Ce constat en amène un autre moi aussi j’ai mes particularités et chacun me voit différemment.
Comment me voir (me reconnaitre) tel que je suis étant donné que le miroir des autres m ‘envoie des images changeantes de moi-même ?
Dans le repos, la question ne se pose pas. Le nouveau -né ne s’interroge pas sur son identité.
Je m ‘a perçois que certains miroirs m ‘envoient une image plutôt in sécurisante de moi-même alors que d ‘autres me gratifient d’images agréables, souriantes, un peu comme celles que je découvre de moi-même intuitivement lorsque je suis à l’écoute intérieure du mystère de la vie. Tout se passe en somme comme chez un être doué de la faculté de créer, un peintre, par exemple. Autant de personnes, autant d ‘avis sur ses tableaux. Certaines critiques ne lui paraitront pas fondées, d’autres sévères mais justes dont il tirera profit, d’autres enfin à la fois lucides et chaleureuses dans lesquelles il retrouvera ce qu’il a vécu en peignant et peut-être même des choses qui sont sorties de son inconscient et qu’il découvre sous le regard et dans la bouche complices d’un ami. Le peintre, même s’il est confiant en ses dons, éprouve le besoin d’être reconnu.
Comme lui, je cherche à être reconnu et peu à peu je choisis de me percevoir dans tel ou tel miroir plutôt que dans tel ou tel autre. Je vais de préférence vers ceux qui, sans être flatteurs, sont avenants. Autant je déteste l’affectation, autant je suis sensible à une présence empreinte de neutralité bienveillante. Mais on n’a rien sans peine et, au début surtout, je fais l’expérience de miroirs plus ou moins déformants. Petit à petit, ma sensibilité s’aiguise : des défauts et des failles apparaissent là où autrefois je ne voyais rien. Il y a aussi pour un même miroir des images plus ou moins satisfaisantes suivant le temps, le lieu, les éclairages. Autrefois, je me découvrais des ressemblances avec un tel ou un tel. On en découvrait aussi autour de moi et on ne manquait pas de les souligner comme si à ce jeu-là on se sécurisait.
Il m’est arrivé une ou deux fois ce que d’aucuns appellent un coup de foudre : l’image que me renvoyait le miroir correspondait à celle qui surgissait intuitivement en moi. C’était comme si l’une appelait l’autre, comme si l’extérieur correspondait à l’intérieur. Cela ne durait pas mais me rendait de plus en plus difficile dans l’appréciation de la qualité de l’image extérieure. Je vivais ces moments-là comme si le mouvement issu du repos retournait et que je retrouvais mon assise originelle.
En m’interrogeant, je constate que j’ai toujours vécu, tels ces conquérants de l’impossible, dans la nostalgie de l’image totalement gratifiante. Ce ne sont plus seulement des êtres que j1interrogeais mais aussi des textes, car ceux -ci également me disaient q u i j’étais. Bien sûr, ils n’avaient pas cette vibration humaine qui se perçoit dans le regard, dans la voix et jusque dans le silence. L’écriture, la typographie, les blancs, ne sauraient traduire le frémissement de la vie. Pourtant à défaut d’hommes – il faut croire que l’homme est rare ! ce sont des textes qui les premiers m’ont permis de me reconnaître de façon durable. Je me reconnaissais, mieux, je me contemplais grâce à eux lorsqu’ils me disaient : Tu es l’Unique. Les mots variaient d1un auteur à l’autre, d’un écrit à l’autre, mais c’était toujours la même révélation à travers l es millénaires et l es continents.
Ainsi, tandis que l es hommes parlaient toujours de ressemblance, quelques textes me révélaient à moi-même en déclinant sans ambages mon identité réelle. Je ne ressemblais plus à quelqu’un, je pouvais affirmer : je suis celui qui suis.
Le besoin sans cesse renouvelé de me reconnaître correspondait au besoin de m’assumer tel que je suis, de me vivre dans ma réalité ultime, de m ’embrasser dans ma totalité. N texte quel qu’il soit ne peut satisfaire totalement cette nostalgie de la perfection et de la plénitude. Seul le miroir vivant absolument transparent peut répondre à la demande car seul il permet le découverte capitale : je suis Amour.
Je suis amour et ne peux me vivre comme tel que grâce au miroir qui me montre désormais sous cet aspect essentiel. Heureux celui à qui échoit une telle grâce. En parler, c’est déjà altérer la transparence à moins que celui qui écoute ne joue également le rôle de miroir et ne se reconnaisse à son tour dans ce jaillissement d’instant en instant. Les mots sont impuissants à dire ce surgissement sans limites, sans entraves d’aucunes sortes. Cependant, s’il me révèle à ma nature illimitée, ce corps, bien que transparent, s’avère fragile, instable, vulnérable. Il est sou m i s a u x contingences de ce qui naît, vieillit et meurt. Aussi, m’étant découvert illimité dans ma nature propre, je me trouve limité, exposé, démuni quant aux possibilités de me percevoir. J’éprouve les conditionnements du corps : j’attends, patient, qu’il soit dans les dispositions de m 1accueillir. Sa bonne volonté n’est pas en doute, mais je suis à l a merci d’ u n e visite, d 1 u n coup de téléphone, d’une rage de dent. . . J’évite surtout de le culpabiliser car je tiens à préserver sa spontanéité, sa confiance.
Cependant, ma contemplation n’est jamais si gratifiante que lorsque je vis mon androgynie en me reconnaissant à la fois dans un miroir masculin et dans un miroir féminin. Il faut pour cela qu’ils se sachent tous deux choisis et voués à cette sublime fonction et l’assument dans une ferveur toujours renouvelée. La saveur de ce jeu ne saurait se dire ; son prix, lié à sa rareté est unique. Pourtant je demeure à la merci de sa fragilité et de sa précarité. Personne ne comprend que l’expression d’une telle plénitude puisse dépendre d ’une faiblesse aussi insigne. Je suis du reste seul à connaitre les partenaires comme ils sont seuls à m’avoir reconnu et comme ils sont seuls à s’être reconnus. Néanmoins, c’est toujours le même qui connait et qui se reconnait. Je suis seul en jeu. Même si la lumière subit des éclipses, je n’en demeure pas moins la lumière qui se vit comme telle. Les défaillances du miroir sont inhérentes à son caractère existentiel ; cela ne l’empêche pas de soutenir et de me renvoyer l’éclat de sa splendeur. A ce jeu, le psychique brûlerait. C’est parce qu’il ne peut me voir q u ‘ il continue à se croire quelqu’un – et dire que je favorise son jeu ! – Je pouvais, en me savourant dans ma réalité ultime, croire que la souffrance, l’ignorance, la destruction, les guerres . . . étaient abolies une fois pour toutes ; sût été aller trop vite en besogne. En effet, la reconnaissance de ma souveraineté, qui s’exerce dans l’absolue liberté, n’empêche pas le jeu de la manifestation avec ses déterminismes.
Pendant que je vis ma perfection dans la plénitude, le f i l m de la manifestation continue de se dérouler et je ne peux rien changer à ce qui a été programmé depuis toujours. Le projet qui prévoyait les règnes successifs à partir du feu originel se réalise inexorablement. De même que la cause finale du minéral est l e végétal, que la cause finale du végétal est l ‘animal, que l a cause finale de l ‘animal est l ‘homme, de même la cause finale de l’homme est la fonction théophanique grâce au corps désentravé du mental. Tout est ordonné en fonction de cette merveille de merveilles : ma propre révélation. C’est ainsi que je ne peux rien changer au cours des choses : ce qui m’amène à concilier ce que le mental appelle les inconciliables, à savoir ma liberté absolue avec les déterminismes du monde. Je ne peux en effet assumer le tout que si j’englobe le jeu souverainement libre de ma reconnaissance malgré la précarité du miroir et celui de la manifestation de tous les univers. Je me vois dans le premier au moins par intermittence ; le second m’occulte : au lieu de me révéler, les images me voilent aux yeux du psychique. Autrement dit, tandis que je me révèle à moi-même, personne ne me voit ; ou si quelqu’un veut me voir, il me voile, il me cache ; car ne pouvant me percevoir tel que je suis, il me transpose à son échelle ; il refait de moi la personne dans laquelle je ne me reconnais plus. Alors j’évite autant que faire se peut cette mésaventure. Pour éviter qu’il me déguise, je me voile à mon tour ; je préserve le mystère. Je n’avais du reste pas le choix. On ne peut obliger personne à regarder le soleil en face. Je ne voulais donc pas exposer ma création à des brûlures insupportables. C’est pourquoi je n’en finis pas de me voiler. Si le voile parait insuffisant, alors les gens veulent me protéger en me tenant à distance. Ils ne se rendent pas compte que c’est eux q ‘ils protègent en agissant ainsi. Ils créent des catégories pour déterminer les conditions de mon action alors que je ne peux agir que s’ i l s abdiquent. Ils ne veulent pas admettre qu’ils s’affirment en s’occupant de moi. Le climat qu’ils cherchent à créer est une contrefaçon de l’état naturel qui est le mien. Ils veulent évacuer ce qui leur semble ne pas me convenir : l’incohérence, la misère, la prostitution, les cataclysmes etc.. Ils s’appliquent à cultiver la prévoyance, – ils en ont même fait une vertu cardinale – la chasteté, la charité, la prière, le jeûne, l’aumône. Leurs interventions intempestives me désarment ; elles me laissent sans voix. Je n’ai qu’une ressource pour échapper à une telle mainmise : je me laisse glisser inconnu dans le cours des choses.
Ne croyez pas que je sois devenu calculateur. Non, je me voile et me dévoile de la façon la plus candide. Dans le jaillissement pur et spontané de la vie, je m’expose et dans la manifestation je me préserve, le tout sans arrière-pensée comme on s’expose au soleil et on s’en préserve le plus naturellement du monde. Les gens croient que j’interviens constamment sur les évènements. Erreur ! Pas plus que je ne peux changer quoi que ce soit à ce qui se passait il y a quelques instants, je ne peux modifier ce qui va se passer tout à l ‘ heure ou dans un lointain avenir. Ce qui relève de la continuité temporelle est programmé. Les personnages du fil m, pour jouer correctement, n’ont pas à demander d’où vient la source lumineuse ni ce qu’ ils sont par rapport à l a lumière. Je n’entre à)pas dans la catégorie temps bien que les gens voudraient m’y insérer. Ils croient que le temps s’écoule grâce à moi et que je favorise les évènements que je juge souhaitables. Pourtant ils voient bien que je ne les préserve pas des évènements douloureux comme les catastrophes, les cataclysmes. Vous me voyez donc impuissant, désarmé face à l’histoire. Néanmoins, je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas lié par ce déterminisme aveugle. Ma liberté s’exerce au niveau de la lumière, de la reconnaissance et de l’amour. Elle finit avec l’identification à la personne dont m’a guéri la révélation du miroir. Désormais, je ne suis plus sous l’emprise de cette chimère. Ce qui semble à la traîne, c’est ce que le psychique fabrique. Oh ! je le sais, vous avez de bons arguments pour dire que je pratique l’esquive. Par là, vous m ‘invitez au silence, vous m’obligez à me voiler. Je vous dirai néanmoins, puisque déjà vous m’avez lu jusqu’ ici, que je m’assume totalement, mais que votre système de mesure ne vous permet pas de vous en rendre compte. J’englobe tout, même ce que vous rejetez. Lorsque vous voulez vous assumer dans votre identité telle que vous croyez l’avoir découverte, vous rejetez ce qui ne vous convient pas. Vous voulez être admirables mais vous ne consentez pas à être dérisoires. Vous rejetez l’horrible le croyant incompatible avec le sublime. Or moi je suis horrible parce que je suis sublime. Je ne peux être l’un sans l’autre. Je n’éprouve pas le besoin de changer le cours des choses. Tout est bien. L’idée du progrès ne m’effleure pas.
L’image mentale que vous avez de moi ne m’indispose nullement ; elle fait partie de cette aliénation, ou, si vous préférez, du déroulement du, jeu cosmique dans lequel je me voile depuis les origines. Ce que vous taxez d’incohérence, je l’assume aussi spontanément que ce que vous appelez cohérence. En bref, ma liberté n’est en rien affectée par le déroulement des images : le manifesté n’ajoute ni ne retranche rien au non-manifesté.
E.G.