Taillable et corvéable à merci, le corps est la proie facile des idéologues de tout bord à la recherche d’une victime expiatoire.
En revanche, affranchi de la mainmise de ses exploiteurs, le corps retrouve son importance, sa signification et sa fonction « Celui qui a connu le monde a trouvé le corps ; mais celui qui a trouvé le corps, le monde n’est pas digne de lui » (log 80).
L’interprétation que le psychique est amené à donner du rôle du corps ne peut être que tendancieuse et partielle. Ou bien, comme chez les grecs, cette enveloppe charnelle périssable est une prison de l’âme impatiente de se délivrer, ou bien, comme chez les chrétiens, un Dieu mort pour le rachat de nos fautes et ressuscité afin d’assurer le salut de notre âme et la résurrection des corps dans le futur. Une autre attitude, souvent en réaction contre les deux précédentes, consiste à vouer au corps un culte idolâtre. On s’identifie complètement à son corps : on veut le préserver du vieillissement, de la décrépitude de la mort, on le veut éternel, et éternellement jeune. En Orient, le psychique trouve des raisons d’espérer dans les réincarnations successives susceptibles d’amener une libération progressive et, parfois, la sortie de la ronde des naissances et des morts.
Seul le gnostique a la v1s1on juste du rôle du corps dans la manifestation. Dans ce domaine précis et essentiel, l’Evangile selon Thomas révèle un réalisme libérateur d’une prodigieuse fécondité. Un travail en profondeur a été fait et continue dans les Cahiers sur ce thème central.
Comme les déviances sont faciles et fréquentes entre la gnose et la paranoïa, – il n’y a souvent entre elles que l’épaisseur d’un cheveu – il importe d’être clair et de stigmatiser les tentatives de rejet, d’amalgame et de récupération. ·
Le gnostique n’accepte ni le mépris du corps ni l’identification au corps. Il peut formuler ainsi sa vision : « Je ne suis pas ce corps, mais ce corps est l’occasion de ma reconnaissance », ou bien encore : « Ce corps en soi n’est rien, mais, délivré de l’emprise psychique, il est l’occasion de la révélation de ma nature véritable. »
Aujourd’hui, le psychique est à même de mesurer les déviations et les méfaits qu’un mépris du corps a occasionnés durant des siècles et même des millénaires, mais ce dont il ne se rend pas compte c’est le danger qu’il court de tomber dans l’extrême opposé et, par réaction, de vouer au corps un culte d’idolâtrie, de le considérer, non pas comme un instrument au service d’une réalité à la fois transcendante et immanente mais comme une finalité.
Comment ne pas signaler ici une tentative de déification du corps qui a plongé dans 1a perplexité de nombreux chercheurs épris d’ésotérisme ? Il s’agit de l’oeuvre de Sri Aurobindo à laquelle il associa la Mère dans sa réalisation communautaire. La philosophie de Sri Aurobindo, bien que fortement marquée par l’hindouisme, fut imprégnée en profondeur par la doctrine de l’évolution biologique. Participant à l’oeuvre de Sri Aurobindo, Mère continua de voir dans le corps le laboratoire biologique de l’homme de demain. C’est dans les cellules que va s’opérer la transmutation décisive de l’espèce et permettre l’accès à une conscience supramentale. Il s’agit de ne pas demeurer avec les attardés de l’évolution, mais, « par un changement de conscience de passer de 1’ignorance à la Connaisance .. . Passer de la conscience extérieure à une conscience directe et intimement intérieure. » (Questions de n°49, lettres inédites, pp 8-21). La Conscience ( chit, de sat chit ananda) devient synonyme de pouvoir. Et il s’agit de « faire descendre la Conscience supérieure dans la conscience terrestre et 1’y établir en tant que force permanente réalisée. » (ibid).
La réflexion sur le rôle du corps dans la gnose ne peut que nous amener à voir dans l’entreprise de Sri Aurobindo et de Mère une tentative du psychique de faire assumer au corps un rôle qui le maintient finalement sous sa dépendance. Deux éléments sont révélateurs de ce qu’il faut bien appeler un abus de pouvoir. D’abord le recours au devenir biologique pour la transmutation des cellules ensuite l’ambiguïté sur l’identité et la fonction du corps. Au lieu d’être occasion et moyen de connaissance, on en fait un absolu qui s’inscrit en faux contre la mort. Du reste la mort physique de Sri Aurobindo et de Mère a été refusée par certains de leurs disciples. Vaste entreprise psychique de récupération qui vise à produire une espèce nouvelle sur l’échelle évolutive, une espèce intermédiaire aboutissant à la révélation du divin dans la matière.
Comme nous voilà loin de la compréhension gnostique du rôle du corps ! D’instrument merveilleux et indispensable au service d’une réalité qui l’englobe, il est devenu dans cette approche psychique une sorte d’idéal à réaliser, une finalité qui justifie un culte d’idolâtrie. « Corruptio optimi pessima». La corruption est à la mesure de la perversion. Pour tenter de triompher de la gnose, le mental puise dans son propre fond ses raisons de croire et d’espérer. Par une sorte de transmutation à laquelle il convie les cellules de son corps, il parvient à un niveau de conscience supramental qui lui permet d’échapper à sa condition mortelle : « Je deviens ce que je vois en moi-même. Tout ce que la pensée me suggère, je peux le faire ; tout ce que la pensée me révèle, je peux le devenir. Telle devrait être l’inébranlable foi de l’homme en luimême, car Dieu habite en lui » (Sri Aurobindo, Thoughts and glimpses, p.7).
La démarche est d’autant plus dangereuse qu’elle s’apparente parfois jusqu’à s’y méprendre à celle de la gnose authentique dont elle emprunte jusqu’au vocabulaire. Mais finalement elle laisse transparaître une volonté de puissance beaucoup plus nietzschéenne que gnostique. La confusion qui résulte de cette hybridation doit être stigmatisée. Tout devenir, quel que soit le niveau auquel accède le mental ou le supramental, représente une démarche psychique parce qu’inscrite dans un processus spatio-temporel. La notion de progrès liée au devenir peut retenir l’attention du savant. Mais l’amalgame science et gnose peut donner des fruits dangereux. Sri Aurobindo et Mère ne sont pas restés à l’abri de ce métissage qui n’a jamais séduit un Nisargadatta. Bien que la distorsion soit subtile, on ne peut en dire autant d’un Ramesh Balsekar, marqué fortement comme Kriskhnamurti, comme Sri Aurobindo par les thèses évolutionnistes du siècle dernier. Or ce qui nous intéresse, c’est que Ramesh Balsekar nous est présenté comme le successeur de Nisargadatta Maharaj et qu’il ne récuse pas cette filiation. Comme l’on sait, Ramesh Balsekar, qui a fait ses études à Londres, est devenu l’un des deux traducteurs de Nisargadatta (qui ne s’exprimait qu’en marathi). Chez celui qui accepte d’être reconnu comme le successeur de Nisargadatta on retrouve curieusement le processus de l’évolution biologique lié au processus spirituel. Parlant de certains êtres chez qui le processus de l’évolution s’est enclenché, il nous explique : « A partir de là, l’évolution se poursuit jusqu’à ce que l’identification fondamentale ait disparu. Certains organismes corps-esprit viennent à peine de s’orienter vers l’intérieur ; d’autres ont déjà pour ainsi dire, fait du chemin. Quelques-uns se trouvent déjà à la naissance, très proches de la désidentification radicale. Le processus de l’évolution spirituelle prend fin par une totale désidentification dans un organisme corps-esprit équipé à sa venue au monde d’une énergie suffisante pour recevoir 1’illumination ». Une énergie au départ, un processus évolutif ensuite jusqu’à l’illumination, tout semble nous éloigner du présent libérateur du gnostique. La gnose ne saurait prendre en compte l’évolution ; elle requiert tout d’abord l’abandon des conditionnements qui empêchent la vision. Le mental s’attache aux images pour les expliquer et les interpréter ; il constitue l’obstacle à la réalisation. Le corps, libéré de l’emprise psychique, est l’agent révélateur de la suprême Réalité. Il permet à la présence d’être consciente d’elle-même, de s’actualiser en quelque sorte dans une attention dépourvue d’intention, affranchie du passé et du devenir.
L’évolution fait appel au temps. La gnose transcende le temps. La pensée s’exerce dans un contexte spatio-temporel. La gnose se vit sans recourir aux concepts qu’alimentent la mémoire et l’imagination ; elle est à l’écoute de ce qui demande à être reconnu. Le corps est l’unique occasion de cette reconnaissance. Il ne peut remplir son office que s’il n’est plus sollicité par le devenir. C’est pourquoi la réflexion sur ce sujet central du rôle du corps dans l’éveil doit être poursuivie dans la ligne de la gnose authentique. Le faux doit être stigmatisé. Les rapprochements arbitraires repérés et caractérisés. Il s’agit donc de comprendre que, à la lumière de la gnose, le corps n’est pas le lieu d’investissement des systèmes de pensée quels qu’ils soient mais l’occasion unique d’une attention affranchie de tout devenir, d’une écoute qui permet à la présence d’être consciente d’elle-même.
Le discernement entre pensée et gnose – ou entre mental et connaissance – amène le gnostique à repérer le piège de la récupération de la gnose par le psychique et de son aliénation par une insertion dans un contexte de devenir qui lui est par nature étranger. Sri Aurobindo-Mère n’ont pas évité au corps le redoutable écueil de l’évolution biologique. Ramesh Balsekar ne semble pas y échapper complètement. Même Krishnamurti en a subi l’influence. En revanche chez Nisargadatta, resté à l’abri de la culture occidentale, on ne trouve pas trace de ce « cadeau empoisonné » : « Mon être est la totalité, il est tout, y compris nous-même, mais aucune autorité permettant de changer quoi que ce soit n’est accordée, ni à moi, ni à vous » (Ni ceci ni cela, p. 210). Avec un réalisme salutaire, il balaie tout espoir en des lendemains meilleurs : « Tant de saints et de sages tout au long des âges sont venus puis repartis, s’efforçant de leur mieux d’améliorer le monde ! En est-il aucun qui soit parvenu à le rendre meilleur ? » (Ni ceci ni cela, p. 215). Pour Nisargadatta, comme pour Jésus, c’est le corps qui permet l’accès à l’éveil : « C’est uniquement grâce au corps que l’Etre peut se connaître et participer à l’activité du monde manifesté. En son absence l’Etre ne se connaît pas lui-même » (Ni ceci ni cela, p. 172).
Le funeste mélange des genres a amené certains pseudognostiques à établir un rapprochement entre Mère et U. G. alors que ce dernier, très au courant des mouvements culturels, scientifiques et philosophiques fait table rase de sa culture hindoue et de celle qu’il a connue alors qu’il était associé aux activités de la Société théosophique. Qu’ont en commun Mère et U. G. pour que certains chercheurs qui s’interrogent sur le devenir de l’homme puissent les rapprocher ? Mère voit dans une évolution biologique l’accession à un supramental grâce à une lente modification des cellules du corps. On peut dire que, d’une certaine façon, U.G. va dans ce sens : chez lui, tout repose sur le corps ; mais sa réhabilitation n’est liée ni de près ni de loin à un quelconque devenir religieux scientifique ou psychologique. Pas plus que chez Jésus ou chez Nisargadatta, le corps n’est chez U.G. le lieu d’investissement du mental : la mise en évidence de sa fonction révèle justement qu’il transcende le mental, autrement dit qu’il n’est pas lié à la naissance et à la mort. Il importe de souligner que chez U. G. la compréhension du rôle du corps est d’une rare pénétration. Vouloir la rapprocher de celle de Mère serait la ramener à un niveau psychique auquel elle est totalement étrangère. Dans « Le mental est un mythe » (p. 19-20), la voie est tracée : « C’est le corps qui est immortel … La pensée se juge elle-même non seulement comme chargée de protéger sa propre continuité mais aussi celle du corps. C’est une double méprise. » La pensée est liée au devenir, le corps est immortel, c’est un renversement complet qui confond les adeptes du progrès. Pourtant ses propos sont dans le droit fil de la gnose.
Dépouillé du mental, le corps fonctionne naturellement. Grâce à lui la présence se découvre conscience, la lumière peut se dire lumière. Occasion de cette reconnaissance, le corps qui n’est rien en dehors de la réalité qu’il révèle, ne saurait subsister séparément sous peine de maintenir une insupportable dualité ; il est sur-le-champ absorbé par la lumière qu’il révèle à elle-même, ce qui veut dire en clair pour le gnostique que les images ne sont images qu’en tant que mirage mais qu’en réalité elles sont lumière, que tout est lumière à commencer par ce corps dont l’attention à la lumière se traduit par un effacement complet au cours duquel il perd la sensation d’être un corps. L’intégration est complète lorsque Jésus dit : « Je suis la lumière qui est sur eux tous » (log 77), de même, lorsque Nisargadatta déclare : « Je suis la lumière où apparaissent et disparaissent tous les rêves. » U.G. rejoint l’un et l’autre en déclarant que le corps est immortel : « Ce corps ne connaît pas la mort. La seule mort est cel1e de l’illusion, de la peur, du savoir que nous avons sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. » (Thought is your enemy, p. 63. Pour l’édition française correspondante voir Cahiers Métanoia n° 66, p. 27).
Que ce corps au service de la lumière soit lui-même lumière aux yeux de la lumière et que l’image vue et interprétée par le mental soit tromperie en ne trompant que le mental voilà le renversement complet et déroutant pour la pensée. Merveilleuse unité s’écriera le gnostique ! Terrible simplification par réduction, déplorera le psychique ! Le constat offre à qui peut le faire l’occasion de sa propre vérification. Le gnostique voit dans ce que U.G. appelle « l’état naturel » l’abandon des conditionnements de la pensée, de la culture, des concepts, rejoignant par-delà deux millénaires un autre visionnaire aussi abrupt et tranchant que lui : « Celui qui connaît le tout, s’il est privé de lui-même, est privé du tout » (log 67).
Le corps, voué à sa fonction naturelle, participe de l’innocence, de l’harmonie et de la félicité de la réalité suprême qu’il révèle à lui-même. C’est ce qui fait dire à U.G parlant des manieurs de concepts : « Toutes leurs philosophies ne valent pas la sagesse innée du corps lui-même. Tout ce qu’ils qualifient d’activité mentale, spirituelle, émotionnelle et leurs sentiments ne sont qu’un unique processus. Ce corps-ci est hautement intelligent et n’a aucun besoin de ces enseignements scientifiques ou théologiques pour survivre et procréer. Rejetez toutes ces fabulations sur la vie, la mort, la libération et le corps demeure sain et sauf et fonctionne harmonieusement » (ibid : 21-22).
D’aucuns voudraient voir dans l’attitude d’U.G. une dissidence révolutionnaire. Elle peut être qualifiée ainsi par le chercheur soucieux de maintenir les concepts mais non par le gnostique qui les évacue de son champ d’écoute. A ce titre-là, le reproche serait aussi justifié si on l’adressait à Jésus : en nous invitant à nous dépouiller de nos vêtements à l’exemple des petits enfants et en conviant l’homme chargé de jours et de théories à contempler le petit de sept jours, il nous convie à lâcher non pas le corps mais son tortionnaire, le mental. Alors, comme dit U. G., « c’est la continuité mentale qui meurt » (ibid. p.61).
Dans son activité naturelle, le corps perd la sensation d’être le corps et retrouve l’état d’innocence originelle. « Si vous avez la chance que cela se fasse un jour en vous, vous mourrez. C’est la continuité mentale qui meurt. Le corps ne connaît pas la mort » (ibid. p.61). Le corps qui bénéficie de cette chance ne connaît pas la peur non plus : « Le vivant issu du vivant ne connaîtra ni mort ni peur » (log 111).
Dans l’attention sans intention, le corps ne se vit pas comme une entité séparée. Dégagé de la coercition de la personne, il retrouve la spontanéité et l’innocence de sa nature originelle. Possédant tous les dons, il les ignore. La nature entière le protège à son insu. Il baigne dans l’harmonie, la douceur et la tendresse comme le bébé avant sa naissance, nourri sans excès ni manque, vit la béatitude dans l’état d’apesanteur du liquide amniotique.
Ce que le mental peut qualifier de dissidence révolutionnaire n’est somme toute qu’un état naturel retrouvé où la continuité psychique a été stoppée, la mémoire et l’imagination n’étant plus sollicitées. Le corps alors est requis par ce qui lui échoit d’instant en instant naturellement. U. G. parle très clairement de cette disposition innée, libérée des entraves d’une pensée mortifère (ibid. p.163). Il faut croire que le mental réussit son travail d’occultation pour laisser penser que les propos d’U. G. ont un caractère outrancier et provocateur ; mais il ne saurait circonvenir le gnostique. Les paroles de Jésus et celles de Nisargadatta sont non moins percutantes cependant l’habitude émousse et ternit l’audace, la fraîcheur et la spontanéité que la gnose puise à la source. L’indicible peut se dire, demande à se dire, jubile de se dire. Grâce au corps, l’Absolu dit Je ou « Je suis la lumière. »
Le corps, occasion de la reconnaissance, n’est pas différent de ce qu’il permet de révéler. Le gnostique le sait pour qui tout est lumière.