Intronisation du JE

Donnez à  César ce qui est à  César,
donnez à  Dieu ce qui est à Dieu,
et ce qui est à moi, donnez-le moi.
(log 100)

C’est aux dieux de venir à moi, non à moi d’aller à  eux.
Plotin

Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas.
Maître Eckhart.

Qui  a autorité pour parler ?

Sous peine de rester dans une confusion inextricable, le gnostique se doit de répondre clairement à cette question. Il peut le faire en faisant appel à une logique simple et incontournable.

Néanmoins son aventure relève de la vie et, bien que la logique ne soit pas en porte à faux avec la vie, la vie ne saurait se satisfaire de la logique. « Celui qui connait le tout, s’il est privé de lui-même, est privé du tout. » Il lui faut donc impérativement répondre à la question « Qui suis-je ? » Y répondre non pas théoriquement, intellectuellement, mais en vue de satisfaire une exigence vitale.

Or, dans ce préambule, le gnostique est déjà en droit de me faire remarquer – car je souhaite, je demande, qu’il ne me passe rien absolument rien – que je commence par citer un logion qui, si évocateur soit-il, risque de nous resituer dans un contexte de culture, donc dans  un contexte de mort et non de vie. Or c’est justement le piège que  dénonce le logion en caractérisant la folie de la pensée qu’il s’agit d’éviter.

Les Maîtres

Dès lors dois-je m’interdire de recourir, pour me connaître, me reconnaître, à une autorité extérieure dont on a consigné des paroles  qui m’interpellent, ou qui vit actuellement ? Il s’agit toujours de répondre au fameux « Qui suis-je ? » qui conditionne  tout.

Que puis-je attendre des paroles des Maitres ? Sont-elles des poteaux  indicateurs sur  ma  route ? Mais il n’y a pas de route, comme il n’y a pas de but à atteindre. Il y a en moi une réalité qui demande impérieusement à être vécue, ici-maintenant, dans une attention sans  intention, et lorsque la réponse correspond à la demande, c’est la  béatitude. Les paroles des Maîtres témoignent de cette adéquation merveilleuse entre la  demande et la réponse. On le voit, il ne s’agit  pas de bornes sur un chemin délaissé mais bien d’un échange au niveau où   le gnostique entend se situer – je ne parle pas, je ne parle plus de·ces   pseudo-gnostiques qui continuent de s’adonner à l’hybridation : ce n’est  pas à eux que s’adresse la  question : « Qui a autorité pour parler? »

Le gnostique recherche les occasions d’échanges. Il les apprécie d’autant  plus qu’elles sont rares étant donné 1a nature de ce qui est en jeu. C’est chaque fois l’émerveillement de constater que ce que 1’autre    vit et dit, c’est ce que je vis aussi et, même s’il paraît le dire mieux que moi, c’est fondamentalement le même qui est reconnu. Celui qui donne et celui qui reçoit se confondent dans l’Un originel.

Lorsque le gnostique n’est plus en face d’un autre gnostique mais dispose  des paroles    évocatrices qui sont comme un visage qu’on reconnait et en qui   on se reconnait, alors la rencontre avec la  parole, même sans la magie du son ou du timbre, facilite ce qui demande à se vivre, à se dire. J’aime du reste à choisir des perles rares qui allient le bonheur du vivre au bonheur du dire. Ainsi qui pourra me reprocher de rechercher les perles que je peux m’offrir, dont je dispose à mon gré dans l’expression de la vie même. Car c’est bien de cela qu’il s’agit et non de citations auxquelles on a recours pour prouver quelque chose, faire étalage d’érudition, réunir des informations.

Gnostique, mon frère, mon alter ego, tu ne vas pas me suspecter maintenant si, pour répondre à la  question « Qui a autorité pour parler ? » j’ai recours – une fois n’est pas coutume – à un florilège de paroles de temps et de lieux divers mais qui avec des mots différents évoquent cette réalité vivante. Le psychique lui ne peut manquer de me faire un procès d’intention, mais ce n’est pas une raison pour moi de prendre en compte l’importance qu’il croit devoir se donner.

Les  paroles que je cite, je les fais miennes. Elles sont plus que ma   chair et mon sang puisque mon essence même n’est pas ce corps. Disant qui   je suis, elles  répondent à la  question : « Qui a autorité pour  parler ? » Ce faisant, je  ne  recours pas à une autorité extérieure pour connaître ma nature véritable ; il m’est donné dans ces contacts privilégiés de  découvrir que le  vivant, quel que soit le nom qu’on lui donne, est  l’unique et suprême réalité et que cela je le  suis. La  formulation varie mais ce que je vis et ce qu’ont vécu ceux qui nous ont gratifiés de leur témoignage offre une unité indissoluble et inaltérable, celle qui peut se dire par l’illiptique JE. Si j’accompagne le je d’un qualificatif qui explicite le JE sans le limiter j’ouvre l’éventail de ma jubilation : « Je suis la lumière qui est  sur eux tous ». Je dis la parole en me célébrant moi-même, comme lumière vivante et jaillissante. Je la dis en   pensant ou non à Jésus qui l’a dite avant  moi. Simplement elle magnifie ce que je vis, ce que je suis. Même chose pour la parole que j’aurais pu entendre alors que Nisargadatta n’avait pas encore quitté son corps : « Je suis la lumière où apparaissent et disparaissent tous les rêves. » Je    ne peux également que faire mienne cette autre parole du premier : « Le Royaume, il est le dedans et il est le  dehors de nous » comme aussi l’injonction pressante du second : « Il vous faut développer la conviction-  Je suis l’Absolu- c’est très important » (Ni ceci, ni cela, p. 192).

Deux maitres, deux éveillés, disent ce que le gnostique dit de lui-même.   Ils répondent chacun comme je réponds moi-même à la question « Qui suis-je  ?. » Et la réponse établit l’autorité de celui qui parle en abolissant toute relation de dépendance. De celui-là, Jésus dit à plusieurs reprises  : « Le monde n’est pas digne de lui. » Cette prise de conscience, qui obéit à une logique simple et incontournable, est surtout et avant tout éveil  par excellence à la vie qui ne connait ni mort ni peur.

Toujours pour m’éprouver et pour renouveler la joie de découvrir qu’ailleurs, en d’autres temps, c’est comme aujourd’hui, le même qui    s’enchante de se reconnaître, je me tourne vers la tradition hindoue et   je découvre que 1’1nde est une terre d’élection dans l’expression sous des noms divers du JE sans second. Il n’est pour cela que de plonger dans le florilège que nous offre le Védanta.

LE VEDANTA

Le Védanta m’invite à me pénétrer de l’importance de prendre conscience  de mon identité et de me la rappeler sans  cesse : « La conviction qui résulte du rappel incessant de la vérité « Je suis le   Brahman », élimine tous les doutes de 1 ‘ignorance » (p.62) ; Il n’empêche que  l’ignorance est bien là ; Maya est omniprésente dans la manifestation. Cependant, pour mettre fin à ce rêve décevant, le gnostique se doit de réaliser ce qu’il n’a jamais cessé d’être en réalité, le Brahman unique, sans second, celui que nomme la Chhândogya Upanishad : « Tu es Cela (Tat  tvam asi). » Les textes le mettent en garde contre ce qu’il n’est pas : « Je suis ni le mental, ni l’intellect, ni le moi empirique, ni la mémoire ; je suis sans vue, sans goût, sans odorat et sans ouïe ; je ne suis ni l’éther, ni la terre ni le feu ni l’air ; je suis Shiva, je suis Shiva qui est pure conscience et pure béatitude » (p. 53). Le rappel réitéré « Je  suis  Shiva … » alterne dans le texte avec l’énumération de ce que je ne suis pas. Un autre hymne m’incite à reconnaitre ce que je  suis en renouvelant l’invitation à réaliser le Brahman : « Réalise le  Brahman qui est plénitude…  Etre, Conscience et Béatitude, sans dualité, unique et infini. Réalise le Brahman par lequel toutes choses sont éclairées, dont la lumière fait briller le soleil et les autres corps lumineux mais qui n’est point rendu apparent par leur lumière. Réalise le Brahman…. »
Comme pour ôter toute peur d’assumer l’autorité que confère l’identité,  l’auteur a retenu un chant où l’affirmation répétée : « Je suis Shiva » est renforcée par l’expression réitérée : « Je suis vraiment cela :… Je suis Shiva qui est la lumière par excellence… Je suis Shiva… Etre-Conscience-Béatitude… Je suis vraiment cela » (p. 67). Etant vraiment    cela, l’éveillé pose la question révélatrice : « Quel  autre pèlerinage y-a-t-il encore pour moi ? » Question qu’eût pu poser l’auteur du Tao, le  chinois Lao-Tseu : « Le Tao est éternellement sans agir ; cependant, tout a été fait pour lui. »

Que le monde croie ou non à la réincarnation, ou au salut dans quelque paradis au bout de l’histoire, à partir du moment où le rêve est stigmatisé comme tel, je réalise qu’il n’y a rien à changer au déroulement des choses, alors que, si je prenais en compte le point de vue de la société, je n’en finirais pas de me lamenter sur les malheurs du monde et de rechercher les moyens de lui venir en aide. Je suis donc souverainement disponible pour la seule tâche qui peut me requérir, celle de ma connaissance qui est en même temps reconnaissance.

LES SOUFIS

Ainsi, en continuant le jeu des rencontres – et  pourquoi ne serait-il pas poursuivi s’il s’avère gratifiant car il est toujours question du même qui   se sonde, se découvre et se magnifie à se vivre et à se dire quand je me  reconnais dans ses paroles ? – je peux passer du Védanta au  Tao, au  Tch’an, au Soufisme, à l’Evangile selon Thomas…  Dans cette sollicitation, je ne dévie pas de la présence centrale du JE et savoure les  paroles qui l’honorent. Mais je déplore du même coup les manoeuvres  de ceux qui cherchent à cacher les clefs de la gnose et s’érigent en   censeurs et en persécuteurs. L’lslam officiel persécuta les soufis qui   osèrent braver le pouvoir en se désignant par le JE absolu. En réalité, au niveau du monde, la rivalité n’existe pas mais les ténèbres ne perçoivent pas la Lumière.

Pour avoir affirmé sans la moindre précaution, devant ses juges, « Je   suis Dieu », Al-Hallaj fut supplicié et crucifié.

Cependant, Al-Hallaj qui dansait, enchaîné, en récitant: « Celui qui me  convie…  m’a fait boire à la coupe qu’il a bue lui-même » représente un cas d’exception. Pour masquer leur audace que le pouvoir religieux  interprétait comme le  blasphème par excellence, ils savaient faire une    pirouette, recourir à un artifice, citer le Coran ou une parole de   Mahomet. C’est ainsi que Ibn al-Farid du Caire (1187-1235), pour éviter  les foudres de la critique  orthodoxe, chante habilement l’excellence de  la vision de Mahomet qui l’a instruit avant de donner libre cours à ce qui   en lui demande à se vivre et à se dire : « Et mon esprit est 1 ‘esprit de   tous les  esprits; et tout ce que tu vois de  beauté dans l’univers coule de  la bonté de ma nature. Laisse-moi donc et n’attribue à  nul autre la
connaissance dont je fus gratifié avant mon apparition dans la manifestation bien que parmi les êtres créés, mes amis ne m’aient pas    reconnu dans mon identité véritable » (A.J. Arberry, Le Soufisme, Cahiers du  Sud, 1952).

La gnose trouve dans le soufisme son expression à la fois la plus poétique, la plus pure et la plus riche. De plus le soufisme ne sépare  jamais connaissance et amour n’éprouvant pas le besoin de marquer une      antériorité quelconque : la béatitude est indissociable de la reconnaissance. Le grand soufi, Ibn-Arabi, est la référence tant sur le  plan de la profondeur et de la justesse de la vision que sur celui du bonheur de l’expression sans  oublier son habileté à dérouter les censeurs. Dans le Livre de 1’Arbre et des Quatre Oiseaux (Les Deux Océans), après avoir justement déjoué l’inquisiteur en citant le Coran 82, 7-8, il s’élance, n’hésitant pas à recourir au JE de l’identité véritable :
« Je suis l’arbre universel de la totalité et de l’identité…
Je suis l’arbre de la Lumière et du Verbe…
Je suis la musique de la sagesse.
Je suis la source des lumières…
. . .Ainsi je me suis épris de moi-même…
. . .Je me suis comblé de ce que je cherchais en moi… »      
En employant résolument le JE, Ibn-Arabi libérait en lui l’Unique qui    se  magnifiait, en tant que tel. Mais l’apparente allégeance, qui se   comprend dans le contexte de l’époque, ne serait plus de mise   aujourd’hui. Elle ne l’était pour ainsi dire plus déjà chez un émule    d’lbn Arabi, Abd el Kader. Réalisant qu’il n’est autre que le JE qu’il  exprime, il témoigne pour se célébrer d’un art amoureux incomparable qui,   bien que dans un contexte différent et à plus de six siècles de distance,  révèle une complicité singulière avec son aîné :
« Je suis l’Amour, l’Amant, le Bien-Aimé tout ensemble. »
fait écho à :
« Je suis mon bien-aimé et mon amant, et mon jeune homme et ma jeune fille. »
La trilogie a sa source dans l’Un auquel s’identifie ostensiblement et souverainement le « chevalier  du désert » :
« Je suis Absolu, renoncez pour toujours à me fixer une entrave… Je n’ai aucun semblable, je n’ai aucun contraire…1’autre n’a d’existence que celle imaginaire, érigée par vous en mode sensible. . .
N’imagine pas qu’autre que moi m’a proclamé unique, autrui, c’est la disgrâce et la dualité ».
Cependant, l’Unique ne se contente pas de s’accueillir lui-même à l’exclusion de tout autre, il est également seul habilité à se célébrer :
« Celui qui fait mon éloge est très loin de m’avoir compris…Je dis Moi ; mais y a-t-il ici un autre que Moi-même ? Je ne cesse d’être, au sujet de « Moi » dans la folie et 1’éblouissement. »
Alors que les  hommes veulent être des serviteurs et tuent ceux qui
s’affranchissent, le  soufi déclare :
« Seul le Puissant demeure : il n’y a pas de serviteur. »     
Pourtant, comme pour ne pas se couper de ceux qui sont soumis à l’épreuve   redoutable du JE, Abd el Kader réintroduit parfois le dialogue entre le  Serviteur et le Puissant mais toujours dans l’optique de la dissolution  du premier dans ce qui le constitue essentiellement : souci de ne pas dérouter le disciple ? Aptitude et inclination à l’enseignement ? Le  gnostique pourtant rayonne grâce à ce qu’il est et non par ce qu’il   souhaite apporter à l’autre.

Il reste que Abd el Kader a formulé dans un poème unique, en une  phrase, le double rôle d’occultation et de révélation de la manifestation ; il l’a fait avec un bonheur d’expression sans  précédent  :
« Je suis l’être de toute chose en mode sensible et selon l’entendement… Rien n’est mon Etre : prends garde au lien réciproque et au rejet ! »

Pour le  gnostique, l’intronisation de JE va de soi ; c’est une question  de convenance et de bienséance. Néanmoins pour être comprise dans son amplitude, elle demande la prise en compte de ces deux aspects de la manifestation, l’occultation étant la phase préparatoire à la révélation.  C’est encore le Soufi qui nous donne le pourquoi de la manifestation : « J’étais un trésor caché et j’ai désiré me connaître, c’est pourquoi j’ai conçu la manifestation. »
Ce qui veut dire en clair que l’Absolu, dans sa réalité ultime, n’est pas   conscient de lui-même ; son état naturel étant l’inconnaissance, et que   le jeu de la manifestation lui permet de passer de l’inconnaissance à la  conscience de lui-même. En tant que telle, la manifestation ne révèle  pas :    les ténèbres n’accèdent pas     à la lumière et ne sauraient donc lui   permettre de se reconnaître en elles. La  parole soufie atteste le rôle   spécifique du  serviteur  dans la théophanie : « Ma  terre et mon ciel ne me  contiennent     pas, mais le coeur de mon fidè1e serviteur me contient. » Ce rôle privilégié du serviteur est souligné par le verset « Rien n’est  mon Etre : prends garde au lien réciproque et au rejet. »  Ainsi, d’une part, la manifestation ne permet pas à l’Absolu de se reconnaître (de le contenir) et, d’autre part, le serviteur issu de la manifestation le révèle (le contient). Apparente contradiction que le  poète souligne et résout ; pas de réciprocité : ce qui est produit ne  saurait produire, ce qui est perçu ne saurait percevoir. Par ailleurs,  l’unicité du JE doit être sauvegardée absolument, d’où l’absence totale  de rejet : l’unique englobe les contraires sans  exception. JE reste sans second : Seul le Puissant demeure : il n’y a pas de serviteur, parce que le serviteur dont la fonction est d’accueillir le Puissant et de le  révéler, s’efface au point de disparaitre en lui. Sans l’extinction de    l’un en l’autre, l’intolérable dualité subsisterait, le JE ne serait pas   l’unique et tout le jeu serait compromis. Il ne saurait y avoir passage  du rêve au réel, des ténèbres à la lumière, du petit je au JE de l’éveil,  sans cette ultime compréhension du rôle du serviteur.

OCCULTATION ET REVELATION

Peu importe le nom qui est donné à l’artisan révélateur requis pour permettre au JE de se manifester : L’Islam emploie le mot serviteur. L’évangile    selon Thomas parle du corps    (log 29 ;  80 • ••) ; peu importe également le nom    employé pour désigner l’Absolu qui est l’unique objet de  la reconnaissance. L’Islam l’appelle Dieu, le  Vedanta, le Brahman, l’Evangile le nomme l’Esprit (log 29) mais Jésus qui se veut l’égal du   Père emploie le JE : Je suis la lumière. Il s’agit avant tout de comprendre une relation singulière, qui représente    l’aboutissement de tout le jeu de la manifestation, entre celui qui est l’occasion de la révélation et celui qui la sollicite, relation qui nécessite la présence du corps pour ce passage de l’état d’inconnaissance (Dieu caché) à celui de la (conscience : le JE intemporel et éternel se révèle à lui-même ici- maintenant dans une actualisation spatio-temporelle, il se révèle grâce au corps tout en préservant l’inaliénable non-dualité. La réussite du jeu tient du prodige, tant les contradictions paraissent insurmontables. Elles le sont effectivement aux yeux du monde qui persévère dans le rêve. En revanche, les artisans rarissimes de la révélation sont l’objet d’un choix (log  23), et au cours des épreuves  initiatiques qui mènent à la mort de l’égo, ils  découvrent qu’ils ne sont qu’illusoirement différents de JE. Ainsi le corps, sans lequel  cette prise de conscience ne pourrait se faire, n’est pas JE : « Je suis  l’être de toute chose, rien n’est mon Etre » mais il n’est pas davantage une entité par lui-même puisqu’il a dissipé l’illusion d’être différent. Une autre terminologie peut apporter un éclairage complémentaire à ce délicat passage qui pourtant demande à être compris clairement. JE est lumière (log 77) tout est lumière, bien que le monde, aliéné par les images, ne la perçoive pas. La lumière constitue l’essence même des êtres de lumière choisis en vue de la révélation du JE ; elle les absorbe au point de ne laisser aucunes traces au moment où grâce à eux JE prends conscience de sa nature véritable, tant et si bien que, quand ils voient, c’est JE qui voit, quand ils écoutent, c’est JE qui écoute, etc. et quand ils s’expriment, ils disent immanquablement JE. Employant spontanément le JE, ils ne se désignent pas eux-mêmes mais signifient que leur effacement est total et qu’ils sont passés du rêve à l’éveil. Substituant le JE à  eux-mêmes, ils préservent l’unicité du JE.

Le monde entier a été conçu en vue de la reconnaissance de JE par lui-même, mais le  monde ne le sait pas. Le saurait-il qu’il disparaîtrait  aussitôt, car il ne peut subsister un seul instant en tant que réalité sans réintroduire l’insupportable dualité. Or, si le jeu de la manifestation cessait, la  théophanie elle-même serait compromise, JE ne  serait plus conscient d’être JE.

La manifestation est donc nécessaire à la révélation, mais elle ne peut subsister que sous la forme du rêve ou du mirage afin que soit préservée l’unicité du JE. Cependant 1e mirage, lié à la révélation, n’est pas perçu par les· hommes comme un rêve coupé du réel ; ils le  voient comme  réel, d’où ce défaut de vision, cette vue inversée. La    méconnaissance  des exigences réelles du JE absolu engendre la peur et les persécutions ; l’histoire est là pour en témoigner. Au nom de la justice et de la  vérité les hommes font la guerre à leur Etre réel, faute de le connaître : méprise inconsciente et suicidaire.

Si la manifestation ne produisait que les ténèbres sans autre dessein   que la maintenance du rêve, elle n’atteindrait pas son objectif qui est de permettre la révélation du JE à lui-même. La parole soufie déjà citée l’atteste : « Ma terre et mon ciel ne me contiennent pas mais le coeur de   mon serviteur me contient. » Elle est corroborée par le dit d’Abd el Kader : « Prends garde au lien réciproque et au rejet. »

Dans son être, le serviteur contient ce  que la manifestation ne peut   contenir. Cependant, comme il accueille 1e tout pour le révéler, rien    ne reste en dehors du jeu ; de telle sorte que la dualité bien-mal,  vérité-erreur, beauté-laideur etc. se trouve transcendée dans le JE.    C’est pourquoi le gnostique est l’exemple même de la tolérance au sein   même de l’intolérance.

Il ne cherche pas à lever le voile de l’incompréhension et de la séparation qui s’interpose entre le monde et lui ; il s’adapte aux situations sans vouloir changer les hommes, sachant au besoin se faire ignorer et passant d’une forme de clandestinité à une autre forme de clandestinité, subissant tantôt l’agression organisée, tantôt le mépris,  tantôt l’indifférence et l’oubli. Il peut aussi susciter un intérêt jaloux qui se traduit par des tentatives de récupération ; et dans ce dernier cas, l’usurpateur veut bien admettre l’unicité du JE mais non l’occasion qu’il s’offre de se reconnaître, occasion qui présuppose l’emploi du JE central et exclusif.

L’ETERNEL CONFLIT

En réalité, afin de perdurer dans l’existence, les hommes se veulent différents et se coupent de leur racine ontologique. Tandis que JE se   soumet librement à la contrainte du jeu en vue de son actualisation, le   monde lui la  subit. JE subirait le jeu, tout au moins ses zones d’ombre,  s’il n’assumait pas sans réserve l’univers qu’il a façonné, l’enfer tout   aussi bien que le paradis.

Qui dit contrainte subie, dit limitation : les hommes, aveuglés par le   voile, veulent règlementer l’expression du JE et le soumettre à la censure. Cette prétention se traduit différemment suivant les époques et  les pays. Souvent le clivage engendrait les persécutions et les guerres.

Aujourd’hui, l’incompréhension demeure la même ; elle a simplement pris    un autre visage. L’agression caractérisée a fait place à un silence de   peur et à la fuite. Même les apôtres de la spiritualité souvent habiles à se servir des concepts entretiennent une sorte de flou à la faveur duquel ils mélangent le meilleur et le pire. L’identification au corps continue,  l’image est maintenue et les ténèbres nourrissent toujours l’espoir de   déboucher sur la lumière. Cependant on ne peut sans dommage cultiver la  différence et le métissage car c’est non seulement la libération qui est compromise mais il ne peut qu’en résulter des perturbations psychiques.

L’attitude du monde envers les gnostiques change suivant les époques et les pays. De nos jours, les tortures physiques et morales leur sont épargnées, les justiciers ayant perdu une bonne part de leurs prérogatives et de leur autorité. Les  ésotérismes de tout niveau, bien qu’étant sans commune mesure avec la vraie gnose, ont semé la confusion au sein des religions, et comme les fils des ténèbres ne peuvent percevoir la lumière, les gnostiques vivent dans une semi-clandestinité  encore jamais rencontrée. A la faveur de la confusion et d’un relâchement général, la gnose refait surface sans rencontrer d’opposition organisée. Elle bénéficie de la situation qui permet au charlatan comme au gourou de   proposer leurs remèdes aux maux de l’humanité. Du reste, jamais les  tentatives des ténèbres d’envahir le champ de la lumière n’ont été si intenses, jamais n’a été si forte la prétention de pseudo gnostiques de  s’ériger en guide.

L’enjeu, qui est la reconnaissance du JE par lui-même, n’autorise plus   l’imposture. Sous l’emprise du multiple le pseudo­gnostique dénature le   réel en en parlant. Le  gnostique, attentif à la lumière vivante et   jaillissante, a le souci d’harmoniser le vivre et le dire du JE. Ses    exigences sont à la mesure de l’autorité qui demande à être perçue et  reconnue comme la totalité. C’est donc JE seul qui se découvre et se   reconnaît par l’entremise d’un révélateur qui se fond en lui. L’identité du gnostique est donc fondamentalement et absolument celle du JE. Il la   décline en disant : « je suis le Brahman; je suis la lumière, … »

Cela peut être dit aujourd’hui, cela doit être dit même au milieu de   tous les déferlements ésotériques qui flattent le merveilleux et le   miraculeux. Afficher une identité d’emprunt, celle de l’ego, ne serait  plus de mise. Le gnostique dit JE, je dis JE en m’assumant car je  sais qui le  dit réellement. JE sais que ce n’est pas le serviteur qui parle  puisqu’il n’y a pas de serviteur. Cependant, je dis  mes mystères à ceux  qui sont dignes de mes mystères. Les arguments du pseudo-gnostique, qui    n’est qu’un psychique déguisé, ne me concernent pas. Je le dis clairement  au  besoin, mais sans ostentation, car, si  le  monde a  besoin de   justification, le  gnostique lui demeure à l’écoute du vivant. « La rose   est sans  pourquoi » (Silesius),