INCARNATION – THEOPHANIE

L’incarnation, au sens théologique du terme, est l’aventure de Dieu qui se fait homme tout en restant Dieu. L’événement qui la caractérise est donc lié à l’espace-temps ; il est inscrit dans l’histoire et contribue à  en modifier le cours et la finalité.

Avec la Trinité et la Rédemption, l’Incarnation est l’un des trois grands mystères chrétiens. La Trinité, comme son nom l’indique, est le mystère d’un seul Dieu en trois Personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit : les trois sont un, sauf que l’un est inengendré, l’autre engendré et le troisième procède des deux premiers ; le Père est dit ad Filium, le Fils ad Patrem, le Saint-Esprit ad Patrem et Filium. Après une longue période d’arguties et d’équivoques verbales pour tenter de concilier la distinction de trois personnes en un seul Dieu, ce n’est qu’au premier concile de Constantinople (381) que fut proclamée l’égale divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais il fallut encore d’autres conciles pour préciser et confirmer les définitions canoniques du dogme trinitaire, tant il était difficile, sinon impossible de faire admettre une relation d’égalité dans la filiation et la procession.

Chez les gnostiques, la Divinité est souvent appelée Père-Mère pour bien souligner le caractère androgyne de  l’Absolu. Lorsque le terme Esprit est employé, il désigne le mouvement ou la manifestation de la création ou encore l’Etre par rapport à l’Inengendré ou Non-Etre et il en constitue l’aspect féminin, Cependant, quelle qu’en soit l’appellation, la partie féminine n’ajoute rien à l’Absolu, lequel est l’Un indivisible. Ainsi la non-dualité est maintenue dans « le mouvement et le repos ».

La Rédemption, suivant la théologie chrétienne, est si étroitement liée à l’Incarnation qu’elle en constitue la justification : le Christ s’est incarné, est mort et ressuscité afin de sauver les hommes par son sang rédempteur. C’est le trait de génie de Saint Paul que d’avoir donné à la mort du Christ une valeur rédemptrice : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Ecritures » (Co 15.3-4). Saint Paul parle de ce mystère, caché à la sagesse du monde, que Dieu s’est plu à lui révéler par son Esprit (Co 1.10). Pour accréditer cette doctrine, il fallait qu’elle soit justifiée par les Ecritures. C’est ce que ne manque pas de souligner l’apôtre des Gentils par la formule selon les Ecritures. Désormais, le Christ remplace, dans l’économie du salut, l’antique coutume juive du sacrifice du bouc émissaire chargé des péchés d’Israël, bien plus, par son sacrifice le Christ assure la rédemption de la totalité du genre humain soumis aux conséquences du péché originel. Notons que les Evangiles ignorent le péché originel. Et que celui-ci ne joue aucun rôle dans l’Ancien Testament, bien que le récit de la Genèse puisse être interprété dans le sens paulinien ; Yahvé s’y révèle « comme un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième génération »(Ex20.5). Non seulement les Evangiles ne font pas état de la faute originelle qui marquerait tout enfant à sa naissance, mais Jésus nous donne en exemple les tout petits pour nous inviter à nous départir des conditionnements aliénants.

Les gnostiques ont une compréhension de la naissance, de l’existence et de la mort qui diffère radicalement de celle qui sert de base à la doctrine paulinienne. Celle-ci nous présente l’Incarnation comme un fait  historique. Ce faisant, elle n’évite pas  le piège de l’incorporation du divin à des données matérielles qui tombent sous l’emprise de l’histoire et de la sociologie. C’est ainsi que l’incarnation divine n’échappe pas à l’écueil de l’anthropomorphisme. Il est vrai que la théologie négative cherche à sauvegarder la transcendance divine néanmoins elle évite rarement le péril qui consiste à réduire la divinité à une abstraction.

La gnose ne succombe ni à l’une ni à l’autre tentation, elle ne tombe pas dans le matérialisme, elle ne fuit pas dans l’angélisme, l’un engendrant l’autre par réaction. La gnose se situe par rapport à la pensée incarnationiste en ce sens qu’elle n’est pas avènement historique mais connaissance, ou reconnaissance, ou révélation du divin. Dans la terminologie soufie, elle est dévoilement ou mieux théophanie (du grec Theos, Dieu, et phainein, apparaitre). Pour le gnostique, Dieu ne s’incarne pas ; la condition humaine terrestre ne peut être rachetée par une aliénation du divin. C’est la forme humaine qui assume la plénitude de sa fonction théophanique dans l’instant où plus rien en elle ne fait obstacle au dévoilement, c’est-à-dire lorsque la divinité peut se manifester dans cette forme comme une image dans un miroir.

On ne peut parler Théophanie sans évoquer la Lumière. Jésus a dit « Je suis la Lumière qui est sur eux tous. Je suis le Tout : le Tout est sorti de moi, et le Tout est parvenu à moi. Fendez du bois, je suis là; levez la pierre, vous me trouverez là » ( log 77 ). La lumière ne peut être perçue que grâce à l’obscurité, comme l’obscurité n’est visible que grâce à la lumière. Tel est le sens de cette parole des maitres : Dieu se manifeste par les créatures et les créatures se manifestent par Lui. Ibn Arabi nous dit :
« N’eût été Lui, n’eût été nous
Ce qui est ne  serait pas ».

La manifestation n’ajoute rien à l’Essence, mais on peut dire que le jeu divin implique la manifestation. Or sans la créature, elle ne pourrait avoir lieu, pas plus que la lumière ne pourrait être perçue sans l’ombre. Ainsi l’ombre, par l’entremise de l’homme, manifeste la lumière. Plus justement, la lumière se reconnait lumière grâce à l’homme qui remplit l’office de miroir. Pas n’importe quel homme, mais celui qui est choisi : « Allah guide vers sa lumière qui il veut » (Cor 24.35): « Je vous choisirai un entre mille et deux entre dix nille » (log 23). Au lieu d’être une créature parmi d’autres, celle qui est choisie n’est rien d’autre que le miroir dans lequel l’essence se reconnait elle-même.

Si on ne peut parler Théophanie sans évoquer la lumière et l’ombre, on ne peut davantage tenter de dire comment l’ombre fait apparaitre la lumière sans évoquer la relation d’amour entre l’Amant et l’Aimée. Pourtant l’Absolu ne peut que se voir lui-même et s’aimer lui­même. Comment dès lors parler de l’Amant, de l’Aimée et de l’Amour ? L’Amant et l’Aimée sont    chacun le miroir de l’Amour. C’est l’Amour absolu qui apparait en chacun, que chacun contemple en lui grâce à l’image que lui renvoie le miroir du partenaire. L’image est aussitôt dissoute dans la lumière, tant la reconnaissance est éblouissante et fulgurante. Se laisser séduire par l’image constituerait un détournement qui amènerait la destruction du cosmos ; il y aurait en ce cas aliénation en faveur d’un objet fictif. « L’écume de la forme » serait prise pour la réalité.

Comprendre la fonction théophanique est d’une importance capitale afin d’éviter les pièges de la dualité. L’incarnation, telle que la définissent les dogmes officiels, maintient la dualité : on ne peut pas être à la fois homme et Dieu et transcender la dualité. En revanche, lorsque la créature s’efface, ou mieux se rend transparente, ce n’est plus Dieu qui est regardé par la créature ; c’est Dieu même qui dans et par son regard à elle se regarde et se contemple lui-même. Dans la création, Dieu se manifeste comme pour détourner de lui et inviter à le chercher à l’extérieur. C’est ainsi qu’il se voile. Pour triompher de l’épreuve du voile, le chercheur doit parvenir à voir en celui qui n’est plus sous l’emprise du mental le miroir où il peut lui-même se contempler dans sa Réalité ultime. S’il se laisse prendre au visible, autrement dit, si l’image devient objet d’investissement, alors il confond incarnation et théophanie.

Lorsque nous lisons les Evangiles non plus dans l’optique de l’Incarnation et de la Rédemption mais dans celle de la Théophanie, les paroles deviennent opérationnelles dans le sens de la révélation ou de la manifestation divine. « Le Père et moi sommes un », « qui m’a vu a vu le Père », dit Jésus. Voyant Jésus, comme il convient de le voir, c’est le Père inengendré que nous voyons. Autrement dit, grâce à la forme humaine de Jésus, nous percevons l’Inengendré dans la mesure où cette forme humaine joue le rôle de miroir. Cependant, elle ne peut jouer ce rôle de miroir que si nous sommes transparents pour l’accueillir :
Quand vous verrez
celui qui n’a pas été engendré de la femme,
prosternez-vous sur votre visage,
et adorez-le :
c’est celui-là, votre Père (log 15 ).
Le secret de la transparence, Jésus nous le révèle : « Celui qui boit à ma  bouche sera comme moi ; moi aussi, je serai lui, et ce qui est caché lui sera révélé » (log  108). Le  préambule de 1’Evangile selon Thomas  nous prévient qu’il s’agit d’un message caché : « Voici les paroles cachées que Jésus le Vivant a  dites et qu’a transcrites Didyme Judas Thomas ». L’identité entre Jésus et Didyme Judas Thomas  s’est réalisée par ce que celui-ci a bu à la bouche de Jésus, ce qui lui a permis de percevoir et de contempler en Jésus l’Inengendré. Précisons tout de suite que la fonction théophanique n’est pas seulement liée à la vision comme  pourrait le laisser croire l’image du miroir. Elle peut s’exercer également par les autres moyens de perception. Jésus prend soin de nous dire : « Je vous  donnerai ce que l’oeil n’a pas vu, et ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce que la main  n’a pas touché, et ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme » ( log 17). Le soufisme continue la grande voie théophanique :  » . . . Mon serviteur ne cesse de s’approcher de moi . . . jusqu’à ce que je l’aime ; et lorsque je l’aime, je suis l’ouïe par  laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main avec laquelle il empoigne, le pied sur lequel il marche ». Pour que la révélation ait lieu, il faut que le mental personnel ait abdiqué. Alors seulement le miroir que représente Jésus permet à celui qui se perçoit dans ce miroir de découvrir sa Réalité ultime. Les conditionnements du savoir, de l’avoir, du vouloir et du pouvoir sont des obstacles à la découverte essentielle : « Celui qui connait le Tout, s’il est privé de lui-même, est privé du Tout » (log 67). Par ce qu’il était vide – quand le disciple est désert,  il sera rempli de lumière (log  62) – Didyme Judas Thomas n’a pas  perçu en Jésus une personne, mais il s’est vu comme dans un miroir, il s’est vu comme il était c’est-à-dire l’Unique, l’Incomparable. On compare une personne à une autre personne, Thomas ne pouvait pas le comparer à quelqu’un ; d’où la réponse que nous connaissons : « Maitre, ma bouche n’acceptera absolument pas que je dise à qui tu ressembles ». La réponse de Jésus révèle que Thomas non plus ne se vit pas comme une personne : « Je ne suis pas ton Maitre, car tu as bu, tu t’es enivré à la source bouillonnante que moi, j’ai mesurée « . Devenu l’alter ego de Jésus – ses surnoms l’indiquent – Thomas s’est vu, s’est reconnu et contemplé dans le miroir unique sans se laisser prendre au piège du visible. Tout de suite, il est allé à la source de la vision qui permet aux yeux de voir, à la source de l’ouïe qui permet à l’oreille d’entendre, etc.. Pour lui comme pour Jésus, la Théophanie a pleinement accompli sa fonction ; elle a permis la révélation de l’Ultime à lui-même ; elle a dévoilé à Thomas ce qui avait déjà été dévoilé à Jésus, à savoir qu’il n’était pas une personne, mais l’Absolu en personne. Si Jésus a ensuite pris Thomas à part c’est pour le confirmer dans cette vision que ne pouvaient partager les autres disciples pris au piège du visible.

Ils auraient pu rester dans le monde de la dualité comme la très grande majorité des humains. Jésus les sait incapables de surmonter la dualité de l’incarnationisme, aussi lorsqu’ils se préoccupent de succession, la réponse qui leur est donnée tient compte de leurs limitations :  »Au point où vous en serez, vous irez vers Jacques le juste : ce qui est du ciel et de la terre lui revient ». On voit bien une forme d’exotérisme ou le mythe puisse tenir lieu de Théophanie. Par exemple, les dieux et les déesses du Panthéon hindou alimentent la piété des fidèles qui ne peuvent avoir accès à la pure gnose et continuent de s’inscrire dans le cycle des naissances et des morts.

Les gnostiques du début de l’ère chrétienne avaient aussi des mythes à l’usage des fidèles qui n’avaient pas accès à la non-dualité. Ainsi le mythe de Sophia permettait aux psychiques de ne pas perdre courage au milieu des épreuves, car la déesse avait avant eux connu tous les heurs et malheurs de l’humanité et avant eux également elle les avait précédés dans sa remontée auprès du Père.

En revanche, ce qui constitue vraiment une forfaiture et un détournement, inconscients sans doute, c’est moins d’avoir identifié Jésus à son enveloppe charnelle que d’avoir fait ressusciter le cadavre pour qu’il puisse accomplir la fonction rédemptrice du genre humain. Les dogmes officiels qui fondent la doctrine témoignent d’une méconnaissance grossière du rôle de la chair dans l’économie du salut. Ce rôle est pourtant précisé et magnifié dans l’Evangile selon Thomas où le corps est l’occasion pour l’Esprit de s’actualiser et de se reconnaitre, en d’autres termes, le corps y est présenté comme le miroir qui permet la Théophanie :
Jésus a dit :
Si la chair a été à cause de l’esprit,
c’est une merveille ;
mais si l’esprit a été à cause du corps,
c’est une merveille de merveilles.
Mais moi, je m’émerveille de ceci :
comment cette grande richesse
a habité cette pauvreté. (log 29)

Un autre logion précise la fonction incomparable du corps Jésus a dit
Celui qui a connu le monde a trouvé le corps ;
mais celui qui a trouvé le corps,
le monde n’est pas digne de lui.    (log 80)

Pour que le corps puisse remplir son office sublime de miroir, il faut et il suffit que le mental ait accepté de lâcher prise, car c’est lui qui engendre la mort, c’est lui que Jésus appelle le cadavre :
« Jésus a dit :
Celui qui a connu le monde
a trouvé un cadavre ;
et celui qui a trouvé un cadavre,
le monde n’est pas digne de lui. (log 56)

Jésus nous assure à maintes reprises que les vivants ne meurent pas. S’ils ne meurent pas, c’est donc qu’ils ne sont pas identifiés à leur personne. Jésus, le vivant par excellence, ne pouvait donc pas mourir. Ceux qui l’ont fait mourir puis ressusciter l’empêchent de réaliser sa fonction théophanique, et par voie de conséquence, cachent les clefs de la Théophanie aux gnostiques qui ont la nostalgie du dévoilement au point de vivre la « détresse de l’Inaccessible ».

En orientant massivement le salut vers les fins dernières, Israël d’abord par ses prophètes, les chrétiens ensuite par leur insistance sur le retour du Christ pour le jugement final, obstruèrent l’ouverture à un présent libérateur. L’Incarnation s’inscrit dans l’histoire, elle mène à la Rédemption et la Rédemption valorise la passion, la mort et la résurrection suivant les paroles mêmes du Credo : « je crois en Dieu le Père tout puissant… en Jésus Christ son fils unique qui … a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers, est monté au ciel, est assis à la droite du Père d’où il reviendra juger les vivants et les morts ». Ce contexte délirant ne laissait aucune place à la Théophanie. Du reste les paroles de Jésus qui préparent à la Théophanie perdaient toute résonnance face à ce grand rêve d’affirmation personnelle et collective. Aujourd’hui, c’est seulement après un travail en profondeur de déconditionnement qu’il est possible de saisir le réalisme et la portée de paroles à la fois très simples et très hermétiques – très simples pour le gnostique et très hermétiques pour le psychique – comme : « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas de la mort » ou « Qui m’a vu a vu le Père ». Jésus, le Vivant parmi les vivants, ne meurt pas. Jésus, totalement à l’écoute du Père, ne laisse rien s’interposer entre lui et le Père en sorte que l’identité entre le Père et le Fils est absolue. L’enveloppe corporelle du fils est le miroir dans lequel le Père se reconnait et se contemple, comme le Fils reconnait et contemple son Père en lui. C’est cela la Théophanie. Malgré l’intrusion massive du messianisme dans les évangiles, la Théophanie est encore perceptible en maints endroits. Elle ne l’est pas, on l’a vu, dans les actes et aussi dans les épîtres tout imprégnées de messianisme et de préoccupations morales. Néanmoins, comme les recueils de logia circulaient, de plus en plus clandestinement, l’Eglise naissante se dut d’en tenir compte, c’est pourquoi elle rédigea des « vies de Jésus » édifiantes où les paroles devaient voisiner avec les récits merveilleux et miraculeux, le tout présenté dans une optique messianique.

Qui veut retrouver la Théophanie au milieu de cet amalgame peut le faire sans trop de difficultés à la condition de s’être débarrassé des vieux schémas psychiques. Il lira, par exemple, « …nul ne connait le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connait le Père si ce n’est le Fils (Mt 11.27 ; Lc 10.22 ; Jn 10.15). Oui, mais ce lecteur désentravé aura eu à se situer lui-même par rapport au Fils. Et il serait bien surprenant qu’il n’ait pas lu ce que dit Maitre Echkart sur la condition du Fils : « Le Père engendre son Fils au plus intime de l’âme, et il t’engendre en même temps que son Fils unique, nullement comme inférieur » (Sermon Praedica verbum).

L’Evangile selon Thomas, lu et relu à la lumière de la Théophanie, prend  un relief qui ne laisse subsister aucun doute sur la fidélité avec laquelle Didyme Judas Thomas a transcrit le message sous la dictée de Jésus. Jésus promet à celui qui « boit à sa bouche » la vie éternelle et la souveraineté sur la création. Il lui annonce que le Royaume est à l’intérieur et à l’extérieur de lui. Il l’incite à voir Celui qui est devant son visage, autrement dit à se reconnaitre dans le miroir transparent qui lui est offert. Il prescrit aux disciples, entravés par le messianisme de se dépouiller de leurs vêtements, comme les petits enfants ; il leur reproche de faire retour au passé, d’évoquer les prophètes et de délaisser Celui qui est vivant devant eux ! Bref, Jésus accomplit pleinement sa fonction théophanique en étant le révélateur du Père, et, avec une pédagogie admirable, il nous enseigne comment nous pouvons à notre tour nous départir de notre anthropomorphisme et réaliser le Père : « Quand vous verrez Celui qui n’est pas engendré de la femme, prosternez-vous sur votre visage, et, adorez-le c’est celui-là votre Père » (log 15). Lorsque le rôle du miroir est bien compris, les images, au lieu de voiler la lumière, la révèlent :
« Les images se manifestent à l’homme
et la lumière qui est en elles est cachée.
Dans l’image de la lumière du Père,
elle se dévoilera
et son image sera cachée par sa lumière. (log 83)
Une telle parole illustre à merveille le rôle de la manifestation qui
est de permettre au divin en l’homme de se révéler à lui-même : le Père en nous et par nous se reconnait lumière.

Se rendant compte que les événements ne lui permettraient pas de continuer sa mission, Jésus a chargé Judas de la poursuivre. Il est bien évident que les partisans de la doctrine de l’Incarnation et de la Rédemption ne pouvaient tolérer celui qui parlait Théophanie. C’est le même, qui, sous le nom de Thomas, ne cède pas au vertige de l’hallucination après la mort de Jésus et se fait taxer d’incrédule. Comment aurait-il pu confondre l’imaginaire qui relève du psychisme avec la Théophanie qui est proprement gnostique ? Ce témoin exemplaire de Jésus est à l’origine de la tradition gnostique laquelle ne pouvait souscrire à la doctrine de l’Incarnat ion et de la Rédemption. Les tenants  de l’orthodoxie, qu’on appela les hérésiologues, s’employèrent avec beaucoup de soin à l’occulter. On    la croyait disparue à tout jamais lorsque la découverte de la Bibliothèque de Nag Harnmadi en 1945 la mit à nouveau à jour et permit de donner à Jésus ce qui lui revient en fonction de ce qu1 il a réellement dit et qu’a transcrit Didyme Judas Thomas. Or comment lui donner ce qui lui revient sans approfondir ce qu’il est essentiellement et dont il nous livre le secret dans ses paroles ? Il nous le dit, pour le connaitre, et par là pour nous connaître, car l’un ne va    pas sans l’autre, nous devons boire à sa bouche, nous devons manger sa chair et boire son    sang. C’est ce qu’a fait Didyme Judas Thomas. Aussi est–il devenu l’alter ego de Jésus. Nous sommes invités à faire de même pour devenir aussi l’alter ego de Jésus : « Il sera  moi, je serai lui » (log 108).

Emile Gillabert