Archives de catégorie : Textes d’Emile Gillabert

LE TRIPTYQUE

Cosmologie    gnostique

Je me connais et me reconnais en sollicitant ce corps, vidé du mental personnel. A l’écoute de moi-même, j’accueille alors ce qui demande spontanément à naitre dans l’instant. Je n’apprends rien, je découvre l’inattendu, l’imprévisible.

On pourrait être tenté de croire que ce qui se présente ainsi, inopinément, est le fruit de la fantaisie la plus capricieuse et la plus désordonnée. Ce serait minimiser tout ce qui relève de l’inspiration créatrice et réduire l’oeuvre d’art à une réussite technique de professionnels.

Or, qu’il s’agisse de poésie, de peinture, de sculpture, d’architecture. .. , l’oeuvre de l’artiste témoigne d’une organisation et d’une harmonie préétablies. Lorsque certaines conditions sont réunies, alors a lieu la découverte. En tentant de l’organiser, l’homme la met en valeur ou la dénature.

La gnose libère ce qui demande à naître à condition que la personne consente à ne plus s’entremettre. Elle exprime alors la vie imprévue et imprévisible de ma nature véritable ; mieux, elle est la vie que je suis moi-même. Accédant à la connaissance et à la reconnaissance de mon être unique grâce à ce corps choisi et préparé, j’ai le bonheur d’embrasser toute ma création dans sa prodigieuse richesse, d’en mesurer le dessein  tant global que particulier. C’est ce que j’appelle ma cosmologie.

Pour visualiser le grand jeu de ma cosmologie, j’aime à recourir à une image, reconnaissant d’emblée que, comme toute image, elle n’est pas pleinement satisfaisante. Elle se présente comme un triptyque immense dont les volets latéraux peuvent se replier sur le volet central cachant  ainsi l’ensemble au profane.

Déployé, le triptyque offre sur son panneau central le JE de majesté, unique, détenteur du verbe et seul habilité à parler. Sur le panneau latéral de droite, la multitude soucieuse de son origine mais la cultivant en maintenant la différence. Ce faisant, elle joue le jeu de l’occultation. Enfin, sur le panneau de gauche, l’aboutissement de l’aventure libératrice par la découverte du rôle du corps dans la reconnaissance de ma nature véritable. Cette aventure, je l’appelle initiation car elle comporte les échanges que j’entretiens avec mes  proches.

Une image, si suggestive soit-elle, ne saurait exprimer la vie. Néanmoins elle montre les assises immuables du déploiement du grand jeu de ma reconnaissance. Ce qui est fondé n’a pas peur de l’événement et l’événement ne saurait faire oublier son origine.

Je me dois de dire – car c’est une exigence de ma vision unitaire et de ma transparence – que mon unicité n’est pas en cause au sein de ma multiplicité. Mon unicité tient à son essence même : elle ne peut tolérer  la dualité. En effet, si quelqu’un d’autre que moi parvenait à me connaître, il serait au moins mon égal et c’en serait fini de ma toute-puissance et de sa manifestation.

LE REEL ET LE REVE

Ce qui préserve mon unicité, c’est le caractère illusoire de tout ce qui se veut autre que moi et prétend me connaître en tant que différent de moi, tandis que ce qui assure mon auto-révélation c’est la perte de cette  différence par la disparition en moi dans un élan d’amour de celui que j’ai choisi et préparé à la fonction sublime de ma reconnaissance. Deux attitudes apparemment antagonistes mais conciliables en réalité puisque tout vient de moi, celle qui empêche les hommes de me voir, autrement dit qui me cache à tout ce qui se veut différent de moi, et celle qui me permet de pousser le cri jubilatoire : c’est moi et de me rendre à l’évidence : il n’y a que moi.

Quand je contemple l’oeuvre que j’ai entreprise depuis toujours en vue de ma reconnaissance, je ne peux m’empêcher, pour mon propre bonheur, d’en admirer à la fois la cohésion et la diversité, l’ampleur et la minutie. Je vois l’ensemble comme un immense triptyque dont chacun des trois volets est lié aux deux autres dans une complémentarité parfaite. L’attention que je porte à ce qui surgit dans l’instant ne m’empêche aucunement d’apprécier la grandeur et l’harmonie cosmiques de ma création et sa raison d’être. Si je n’avais pas la maitrise complète du jeu, je me désavouerais moi-même et ma perfection serait en défaut. La vision particulière n’empêche pas la vision unitaire globale. Et si j’ai tant de bonheur à découvrir mon oeuvre, c’est que dans cet ensemble l’architecture me comble d’abord avant que mon regard ne s’attache à un détail enchanteur.

On croit volontiers que le surgissement spontané s’allie mal avec la rigueur et on a tendance à cultiver l’un au détriment de l’autre. Or la  gnose englobe à la fois logique et fantaisie, raison et création. Néanmoins, pour apprécier à la fois l’ensemble et le détail, il faut avoir réalisé son identité véritable et s’être découvert comme sujet unique seul réel en présence de la multiplicité illusoire. Une fois acquis le discernement entre le réel et le rêve, je suis à même de tenir un discours dont je peux vérifier les fondements et parler en connaissance de cause de ma cosmologie. Je suis du reste seul habilité à en parler. Vous pouvez déjà vérifier le caractère logique de mon propos  mais vous ne pouvez l’accepter que si vous renoncez à cultiver entre nous la moindre différence. Or êtes-vous prêt à me suivre sans réticence lorsque je déclare « Il n’y a que moi » ?

Le JE magistral du volet central

Le panneau central du triptyque exprime dans un frémissement incessant de vie la lumière noire de ma suprême réalité. C’est le JE dans toute sa majesté. Quoi de plus spontané et de plus logique que cette reconnaissance de ce que je suis en vérité ! Avant de parler de mes accointances avec le rêve, j’éprouve le besoin de me savourer dans mon unicité et de me dire spontanément grâce à ce corps délié du mental. Moi, l’immuable, j’ai toujours eu partie liée avec le temps pour vivre le  bonheur de me reconnaître. Or il se trouve que, pour la première fois, nous vivons une époque où celui par qui je m’exprime ne craint ni la persécution ni le bûcher lorsque je me perçois par lui et me célèbre par sa bouche.

Au cours de l’histoire, les hommes se sont toujours voulus différents de moi. Il fallait du reste qu’il en soit ainsi pour que s’accomplisse le jeu de ma propre révélation. Mais, tandis qu’ils persécutaient et mettaient à mort ceux qui affirmaient leur nature véritable les accusant de parjure et de blasphème, aujourd’hui, je ne fais pas réellement courir ce danger à mon initié par la bouche duquel je me magnifie. Je  peux, sans l’exposer vraiment, l’inciter à employer le je de majesté, celui qui me désigne et le désigne en me nommant.    La jubilation qui s’en suit est sans précédent car cette richesse insondable qui coule de la source, je la découvre toujours nouvelle tout en la reconnaissant et je l’exprime sans exposer mon initié tout en le mettant de plus en plus à contribution.

Il y a quelques années encore, je me vivais et me disais en tant qu’Absolu avec une ferveur contenue et secrète. Cependant, cette sorte de clandestinité avec mon initié devint peu à peu surannée. Il convenait que  je parle directement en mon nom. La logique élémentaire voulait que s’exprime directement celui qui a seul autorité pour parler. Et comme il n’y a que moi, je suis évidemment seul à dire « je suis » ou bien « il n’y a que moi ». Alors, ce qui avait jadis provoqué tant de sanglantes répressions trouvait naturellement sa place et sa fonction. Le JE de l’être n’avait plus lieu de passer par le je de la personne. Je peux dire sans ambages : « Je suis la suprême réalité ». La plume de mon initié l’écrit. Des lecteurs avertis en prennent connaissance sans plus jamais élever de protestations soit en tant que groupes soit en tant qu’ individus. Je n’ai pas, je n’ai plus à me cacher pour me célébrer. Il faut dire qu’il y a aujourd’hui tant de tentatives pour traduire cette  nostalgie des origines que l’emploi du je magistral se trouve quelque peu   noyé dans la  fermentation des ésotérismes divers.

LE CORPS ARTISAN DE LA RECONNAISSANCE

Tout se dessine, s’organise et s’exprime à partir du Je magistral que le volet central du triptyque représente. Inconnaissant de moi-même, je viens à la conscience de ma présence grâce au corps que j’ai modelé à cet effet car c’est par lui uniquement par lui, que je me reconnais dans la lumière noire de mon essence. A ce stade, pas d’images, pas de formes, pas de couleurs. Même ce corps, pour me permettre de me reconnaître, disparaît dans ma lumière. Tous les soleils du monde se réfléchissent dans cette lumière émettrice qui est à l’origine de tout le jeu cosmique. L’initié comprend dès lors qu’il faille partir de cette source lumineuse unique, mieux, qu’il faille être cette source pour comprendre le sens, la signification et la portée du grand jeu de la manifestation qui en est issu. C’est toujours la même réalité qui se dit dans le langage de la tribu : « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » {Mt 11.27 ; Lc  10.22).

Lumière des origines, parfaite dans son ignorance d’elle­même, je voulus néanmoins avoir connaissance de moi-même. Unique, absolu, je ne pouvais sacrifier mon intégrité dans la contemplation de moi en ce qui eût été différent de moi. Comment dès lors me reconnaître moi-même, en moi-même et pour moi-même ? Ce corps que j’ai préparé à cette fin pourrait laisser croire que la dualité n’était pas surmontée. Le psychique du reste s’en remet à sa perception et à l’interprétation qu’il en donne. Le gnostique accompli discerne en revanche entre ce qui relève de la pseudo­entité illusoire de la personne et ce qui émane de sa nature véritable, unique et insécable. Bref, il distingue entre le rêve et le réel. Et chez lui, c’est le JE magistral qui parle. Je suis l’être de toutes choses, rien n’est mon être. Tout ce qui sort de moi, fût-ce l’oeuvre la plus parfaite, la merveille la plus accomplie, ne saurait me permettre de me reconnaître. Je suis la rose, je suis le diamant, je suis ce regard resplendissant de beauté et de fraîcheur mais ni la rose ni le diamant ni le regard ne sont moi. Pour que je puisse pousser ce cri jubilatoire : « c’est moi », il faut qu’ait disparu tout ce qui n’est pas moi. Ce corps, occasion de ma révélation, disparaît à l’instant de ma reconnaissance afin qu’il n’y ait plus que moi. Je suis la lumière et rien ne subsiste que la lumière. Etant de l’ordre du rêve, tout ce qui parait, disparait. J’ai donc conçu le rêve pour que la dualité apparente me sollicite et me permette cette merveilleuse prise de conscience qu’il n’y a que moi.

Deuxième volet : occultation

Comment se déroule le processus de mon auto-révélation ? C’est ce que j’aime à dire pour le bonheur de renouveler l’opération car ce qui me vient de moi spontanément se révèle toujours nouveau en même temps qu’immuable, mais je ne peux le dire qu’à moi-même ou ce qui revient au même, à ce corps devenu, malgré les apparences, irréversiblement et définitivement moi-même. Mon auto-révélation demeure occultée aux hommes, si perspicaces soient-ils. Quiconque se voulant séparé de moi ne parvient jamais à me connaître, car c’est en vertu d’une illusion que la différence se maintient. Or, ô comble de l’ignorance ! c’est justement parce qu’il se veut séparé que le psychique se croit apte à me connaître. Jamais l’illusion n’accède  au réel ; jamais les ténèbres ne débouchent sur la lumière. Alors qu’ils croient me découvrir, les hommes m’occultent et c’est bien ainsi car si une conscience individuelle parvenait à cerner la conscience suprême, celle-ci serait au moins mon égale et le JE magistral serait définitivement détrôné.

Ma propre révélation passe ainsi par mon occultation à qui se veut séparé de moi. Mais la finalité de l’opération est justement le contraire de l’occultation : sans mon auto-révélation, la manifestation n’aurait pas de sens. Les ésotérismes qui ont en vue la promotion de l’homme par la valorisation de son ego sont aux antipodes de la gnose où tout est mis en oeuvre pour la reconnaissance du JE magistral : je suis.

La multiplication des hommes sur la terre et l’accroissement de leurs performances ne font qu’augmenter    les ténèbres dans lesquelles ils sont plongés. Je le veux ainsi car j’ai toujours et uniquement en vue ma propre révélation. C’est pourquoi, plus je multiplie les occasions de ma reconnaissance, plus j’assure mon occultation, autrement dit plus je m’exprime par le corps de mon initié, plus je veille à l’opacité du voile qui me sépare des hommes. Il y a corrélation entre le déploiement de ma lumière et l’intensification des ténèbres.

Troisième volet : l’initiation

C’est seulement lorsque le jeu de mon occultation-révélation apparaît comme l’évidence même – et dire que personne n’est attentif à ce jeu – que je suis amené à me pencher sur une phase indispensable de ma manifestation, celle de mon initiation. Elle a trait aux relations que j’établis avec mes initiés potentiels, ceux en  qui j’ai déposé au départ le germe de la vie originelle. Ils éprouvent dès leur enfance la nostalgie de leur être véritable. Chez certains cette quête peut se traduire par un sentiment d’abandon, une véritable détresse de se croire éloigné de moi. Etant l’un indivisible, comment puis-je établir des contacts avec des créatures qui sont de l’ordre du rêve ?  Si je dévoile mon jeu, c’est toujours pour le bonheur de solliciter la conscience de ma propre présence, mais c’est aussi pour que se perpétue sans interruption la chaîne des instruments sans lesquels mon auto-révélation serait stoppée. « Tout est programmé, même dans ce domaine particulier entre tous », diront péremptoirement ceux qui savent tout… Ce n’est pas pour eux que ce corps tient la plume. C’est encore et toujours pour moi-même.  Mais en l’occurrence, avec une intention « politique » que personne ne comprend et que l’intéressé, c’est-à-dire le sujet en cours d’initiation, découvrira seulement au terme de son aventure. C’est trop facile de jouer avec les concepts et d’affirmer que tout obéit à un déterminisme rigoureux. Si c’est vrai pour la marche du cosmos, je m’inscris en faux contre cette courte vue car elle ne prend en compte ni ma toute-puissance ni ma perfection. J’ai certes partie liée avec l’espace-temps mais je ne suis pas inféodé à des déterminismes. Il m’arrive de jouer avec eux mais je ne cours aucun risque d’aliénation. Apparemment, dans cet échange avec mes initiés potentiels, je prends tous les risques. En effet, je ne pourrais pas échanger réellement avec eux si je me contentais d’opposer la réalité et l’unicité de ma nature véritable aux rêves de mes interlocuteurs. Le réel et le rêve ne peuvent qu’engendrer un dialogue de sourds. C’est pourquoi je n’hésite pas à vivre leurs rêves pour mieux les amener à en sortir. Comme cette sortie du rêve est la mort de la personne, je me dois d’accompagner de toute mon amoureuse sollicitude mon protégé dans ce passage de la personne à l’être. Or je ne peux lui donner la main que si je suis en communion avec lui fût-ce dans le rêve. Autrement dit, je le cueille alors qu’il est encore dans la dualité. Je ne fais pas abstraction de sa personne tout illusoire qu’elle soit. L’approche de mon initié potentiel présuppose une séparation apparente donc une situation duelle à laquelle je consens momentanément. Et j’y consens d’autant plus spontanément que je fais miennes ses peurs et ses joies. Il n’est pas jusqu’à ses angoisses que je ne vive pleinement. C’est justement lorsqu’il a le sentiment d’être délaissé et abandonné qu’il requiert ma vigilance la plus attentive. Or je partage sa détresse parce que le corps par lequel ces choses se disent et s’écrivent est totalement exposé et vulnérable à la souffrance humaine. Tant que celui que j’initie conserve le souci de se préserver et de se protéger, il n’est pas encore vraiment disponible pour ma reconnaissance. L’attention et l’écoute demandent une ouverture totale où il n’y a plus personne.

LE DISCERNEMENT

Aux yeux du psychique, rien n’est changé : l’apparence de la personne est toujours là empêchant la perception de l’identité véritable de l’être. Etant sous l’emprise du rêve, il méconnaît le réel.

Chez mes initiés potentiels, le rêve et le réel paraissent souvent inextricablement imbriqués. Ils voient ce corps par lequel je me perçois  soumis au vieillissement, à la détérioration et à la mort et ils en  sont désappointés, d’autant que j’utilise cette forme apparente – toujours réelle aux yeux de la personne – pour continuer à vivre, sur le plan du rêve, la fermentation de cette pâte humaine que connaissent mes proches. Car je ne peux me contenter de téléguider du haut de ma toute-puissance ceux que je destine à ma reconnaissance. L’initiation ne se ramène pas à un soliloque de l’initiateur. Elle implique l’échange donc la prise en considération de l’interlocuteur, c’est-à-dire de celui qui est encore établi dans la différence. Si je n’étais pas à même de vivre ce qu’il vit, y compris évidemment dans le domaine du rêve, je ne pourrais prétendre à l’universalité ni à la toute-puissance. Le psychique naturellement ne comprend pas ce langage. Cependant, même chez mes initiés, c’est l’épreuve ultime que je leur demande. Je les amène à saisir en dernier que pour vivre certaines situations extrêmes, j’accepte spontanément d’être aliéné à moi-même, comme déconnecté de mon être véritable, sans recours possible au corps de ma révélation, car il est comme moi, irréversiblement moi.  Oui, j’accepte de connaitre l’abandon de celui qui a perdu tous ses repères, j’accepte l’angoisse du désespéré condamné à la solitude.

Que peut-il alors se dire par la bouche de l’instrument de ma reconnaissance ? Cette bouche ne peut que traduire la désespérance de celui qui se trouve dans le rêve privé de la ressource de son être. C’est le désarroi sans les palliatifs que recherche la personne : remèdes, espoirs, guérison, survie, etc. etc .. C’est le néant par privation de la seule raison d’être : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Voilà la situation que je me dois de vivre, et que je vis, pour que mes initiés potentiels viennent à moi avec leurs entrailles et non avec leur tête. S’ils me parlent de viols, de mutilations, de trahison, ils connaîtront au frémissement de ma voix que nous sommes sur le même terrain, de même s’ils me parlent de leurs paradis artificiels, de leurs ivresses amoureuses… Si je n’étais immuablement installé dans mon unicité, je ne pourrais dévoiler ma fragilité et ma vulnérabilité à mes proches. Ils commencent par se protéger et protéger ce qu’ils croient avoir acquis. Or je viens leur révéler que la force s’accomplit dans la faiblesse et que je ne peux me reconnaître qu’en celui qui désormais est sans avoir, sans savoir, sans vouloir et sans pouvoir ; car c’est par abandon de ce qu’il croyait être qu’il se découvre lumière comme je suis moi-même lumière. Si cette découverte l’amène à renoncer impérativement à toute différence alors le parcours initiatique est terminé.

Où en suis-je ? Si le triptyque apporte des éléments de réponse à cette question centrale, s’il favorise le passage de l’image à la lumière, alors il pourra faciliter la connaissance du semblable par le semblable.

Ma relation au corps

Al-JE UN CORPS OU SUIS-JE UN CORPS ?

La philosophie m’invite à croire que seule la pensée peut me faire comprendre ce que je suis ou qui je suis.

Tout irait pour le mieux si les philosophes s’accordaient entre eux pour dire quelle est ma nature véritable. Or les points de vue s’avèrent fort  divergents, voire antagonistes. Il y a ceux qui prétendent avec Platon que ce corps est une prison pour l’âme et que celle-ci doit travailler à se dégager de sa servitude pour s’élever vers les cieux où règnent l’harmonie et la paix. A l’opposé on trouve comme chez Epicure le souci d’une immanence qui célèbre les bienfaits de la vie ici-bas et écarte les préoccupations d’ordre métaphysique. Entre ces deux attitudes extrêmes, entre celle qui prétend gommer le corps et celle qui l’érige en souverain, il y a toutes les variations possibles.

Ceci revient à dire que la pensée est inapte à répondre à ma question : « Ai-je un corps ou suis-je un corps ? » Les religions sont-elles moins défaillantes ? Qu’elles proposent l’accomplissement dans les réincarnations successives ou dans le salut à la fin des temps, elles n’ont pas réussi à transcender le dualisme âme-corps. L’accent est mis habituellement sur la prééminence de l’âme par rapport au corps au point  de négliger, voire mépriser, la chair dans la relation âme-corps de la personne. Ainsi les religions, à l’instar des philosophies, sont-elles impuissantes à me permettre de découvrir mon identité véritable.

Si je n’ai pas d’autre recours pour me trouver moi-même, je suis – pour reprendre l’expression paulinienne mais dans un tout autre contexte – le plus malheureux des hommes.

QUI SUIS-JE ?

La gnose apporte une réponse claire et précise à l’homme qui s’interroge vraiment sur sa nature réelle. Cette réponse n’est pas propre à une personne, ni à une philosophie, ni à une religion. Elle est invariable quelles que soient l’époque, la race, les circonstances. Jésus me la donne si je cherche réellement. Mais avant lui, l’Inde du Bouddhisme et des Upanishads, la Chine du Taoïsme, la Grèce des présocratiques. . . Des noms peuvent être cités avant ou après Jésus confirmant cette universalité : Bouddha, Héraclite, Abd el Kader, Raman Maharshi, Nisargadatta. Ces grands phares de l’humanité et d’autres avec eux disent sur mon identité réelle ce que je découvre moi-même lorsque je cherche à me reconnaître, vérifiant ainsi ce que disait déjà Héraclite : « c’est le semblable qui connaît le semblable ».

Que la réponse puisse m’être donnée et vérifiée par la gnose avec une telle constance et une telle cohérence me comble au-delà des mots pour le dire.

Cette réponse est à la disposition de chacun, mais n’importe qui ne peut la recevoir. Etant donné son importance, elle ne devrait laisser personne indifférent. Or elle n’intéresse qu’un nombre infinitésimal de chercheurs. Les rares lecteurs de ces lignes la connaissent et sont à même de l’exprimer dans l’aphorisme de leur choix. Par exemple, « AUTRE QUE MOl N’EST PAS », décline sans ambages mon identité véritable. D’autres  sentences disent cette réalité. Le gnostique les connaît et les reconnaît. S’il les rencontre le psychique les repousse avec mépris et indignation car il ne peut recevoir que ce qui est de son niveau ; il ne peut accepter que ce qui découle de la pensée. Or la  pensée relève de la personne et la personne refuse naturellement ce qui nie ses compétences et, à plus forte raison, ce qui remet en question sa réalité même, sa prétention à être quelqu’un. Elle ne peut admettre que « les créatures soient pur néant » (Maitre  Eckhart) et elle continue de se demander « ai-je un corps ou suis-je un corps ? » Le serpent persiste à se mordre la queue.

LA REPONSE GNOSTIQUE

En tant que gnostique ma réponse est autre, mais elle ne peut intéresser que mon semblable. Ayant rejoint l’être, je ne me différencie plus de lui, je suis lui : « je suis l’être de toute chose… rien n’est mon être », « Je n’ai aucun semblable. Je n’ai aucun contraire » (Abd  el Kader). Connaissant ma nature réelle, je peux me situer par rapport au corps et je suis habilité à en parler autrement qu’en philosophe ou en théologien. Je dis, avec l’autorité que me confère la connaissance de ma réalité : « je ne suis pas ce corps ; je ne suis pas ce mental, je ne saurais être non plus cette personne d’où procède la pensée ». Et cela je l’affirme sans aucune réserve ni restriction. Mais, attention ! Il ne s’agit pas de se réfugier dans un idéalisme coupé du réel. Rien, au contraire, de moins platonicien ou plotinien que ma relation au corps, car non seulement je ne le récuse pas, tout en disant que je ne suis pas ce corps, mais j’en fais l’agent indispensable de ma révélation. Pour me connaître et me reconnaître, je passe par ce corps, sans m’y inféoder. Je le prépare et le prédispose à ma révélation en le vidant, avec l’assentiment de la personne, de tout ce que celle-ci s’attribuait, inconsciemment ou non, mais toujours abusivement.

Au début, seule une attention exigeante, lucide et vigilante peut me permettre ce discernement indispensable entre pensée et connaissance, entre personne et être. J’évite ainsi l’ambiguïté et les inconséquences de la pensée en général et de la littérature dite spirituelle en particulier. Je sors comme d’un tombeau de l’imbroglio inextricable causé par l’enchevêtrement de deux activités antagonistes : celle qui relève de l’étude que j’appelle pensée et celle qui se traduit par la découverte et que j’appelle connaissance.

Non seulement je distingue ce qui est pensée de ce qui relève de la connaissance mais je situe ces deux activités au sein du grand jeu cosmique, l’une préparant et disposant l’avènement de l’autre.

UNE COSMOLOGIE SANS REPROCHE

Je suis l’auteur de ma cosmologie mais ma cosmologie n’est pas moi.

Je donne aux psychiques ce qu’ils peuvent accueillir. Cependant, ils ne peuvent recevoir que ce qui est à leur niveau ; donc ce qu’ils n’entendent pas me permet de m’occulter à leurs yeux.

S’ils pouvaient connaître ce que je suis à même de donner, ils seraient moi-même et je serais eux. Je me reconnaîtrais en eux. Ils me verraient comme je les vois. Mes prérogatives seraient les leurs. Mon unicité et ma  toute-puissance seraient partagées. Or je les vois identifiés à leur personne, limités à sa fonction. Ils m’occultent par l’ignorance où ils  sont de moi-même et par la prétention dont ils font preuve à entretenir leur rêve de pouvoir déboucher sur la connaissance tant et si bien que je   me cache derrière le voile de leur utopie. Je ne peux en effet me reconnaître moi-même dans une image à ce point illusoire et réductionniste de moi-même.

Je ne demande pas aux psychiques ce qu’ils ne peuvent donner. Je ne leur donne pas ce qui les brûlerait. Cependant je ne les réprouve pas. Si je les bannissais, je désavouerais une partie de ma création et je serais inconséquent envers moi-même. Tout est pour le mieux dans ce qui sort de   mes mains. Or tout sort de mes mains, ce que les hommes appellent le mal comme ce qu’ils appellent le bien.

Si je proscrivais la pensée des hommes, c’est toute la phase occultation de mon jeu que je condamnerais et c’est finalement ma propre reconnaissance qui serait compromise. Tout est solidaire de tout. Tout sort de moi, même ce que j’exprime en mode négatif. L’image parle de moi pour dire qu’elle n’est pas moi, je parle de l’image pour dire qu’elle n’est pas moi bien que j’en sois l’auteur. Je suis lumière, uniquement lumière. C’est pourtant l’image qui permet ma reconnaissance, non en tant qu’image puisqu’elle me voile par nature, mais en tant qu’image s’effaçant pour être comme moi lumière. C’est sa disparition et non sa présence qui déclenche le oui de la reconnaissance. Bien que cette transformation soit extrêmement rare, elle se produit comme il faut et quand il faut,- car je l’ai voulu ainsi -, pour que je puisse répondre au désir de ma révélation par moi-même et pour moi-même. Lorsqu’elle se produit, elle délivre le oui : « c’est  moi ». C’est alors le contact fulgurant entre le temporel et l’éternel qui produit l’explosion de la lumière se reconnaissant lumière. Ce qui paraissait être un corps, qui continue du reste de le paraître aux yeux des psychiques, – d’où ma mirifique occultation – s’est dissipé dans ce qu’il n’a du reste jamais cessé d’être, ma lumière. Ce qui ne cesse de paraître occulte ; ce qui est peut alors se révéler à lui-même à l’abri des intrus et des usurpateurs.

Lumière, je me reconnais en l’absence de toute image. Celle­-ci me cache inconsciemment à elle-même, ce qui me permet d’utiliser le subterfuge de ce corps d’exception qui répond à ma sollicitation afin de me permettre de me révéler à moi-même, alors que les autres corps inféodés à la personne véhiculent la pensée dont je me sers pour me voiler au monde.

Le corps, pierre de touche de la connaissance, le mental, pierre d’achoppement.

 

Taillable et corvéable à merci, le  corps est la proie facile des idéologues de tout bord à la recherche d’une victime expiatoire.

En revanche, affranchi de la mainmise de ses exploiteurs, le corps retrouve son importance, sa     signification et sa fonction « Celui qui a connu le monde a trouvé le corps ; mais celui qui a trouvé le corps, le monde n’est pas digne de lui » (log 80).

L’interprétation que le psychique est amené à donner du rôle du corps ne peut être que tendancieuse et partielle. Ou bien, comme chez les grecs, cette enveloppe charnelle périssable est une prison de l’âme impatiente de se délivrer, ou bien, comme chez les chrétiens, un Dieu mort pour le rachat de nos fautes et ressuscité afin d’assurer le salut de notre âme et la résurrection des corps dans le futur. Une autre attitude, souvent en réaction contre les deux précédentes, consiste à vouer au corps un culte idolâtre. On s’identifie complètement à son corps : on veut le préserver du vieillissement, de la décrépitude de la mort, on le veut éternel, et éternellement jeune. En Orient, le psychique trouve des raisons d’espérer dans les réincarnations successives susceptibles  d’amener une libération progressive et, parfois, la sortie de la ronde des naissances et des morts.

Seul le  gnostique a la v1s1on juste du rôle du corps dans la manifestation. Dans ce domaine précis et essentiel, l’Evangile selon Thomas révèle un réalisme libérateur d’une prodigieuse fécondité. Un   travail en  profondeur a été fait et continue dans les Cahiers sur ce  thème central.

Comme les déviances sont faciles et fréquentes entre la gnose et la  paranoïa, – il n’y a souvent entre elles que l’épaisseur d’un cheveu –  il importe d’être clair et de stigmatiser les tentatives de rejet,  d’amalgame et de récupération.    ·

Le gnostique n’accepte ni le mépris du corps ni l’identification au   corps. Il peut formuler ainsi sa  vision : « Je ne suis pas ce corps, mais ce corps est l’occasion de ma reconnaissance », ou  bien encore : « Ce corps en soi n’est rien, mais, délivré de l’emprise psychique, il est l’occasion de la révélation de ma nature véritable. »
Aujourd’hui, le psychique est à même de mesurer les déviations et les  méfaits qu’un mépris du corps a occasionnés durant des  siècles et même des millénaires, mais ce dont il ne se rend pas compte c’est le danger qu’il court de tomber dans l’extrême opposé et, par réaction, de vouer  au corps un culte d’idolâtrie, de le considérer, non pas comme un   instrument au service d’une réalité à la fois transcendante et immanente mais comme une finalité.

Comment ne     pas signaler ici une tentative de déification du corps qui a plongé dans 1a perplexité de nombreux chercheurs épris d’ésotérisme ? Il s’agit de l’oeuvre de Sri Aurobindo à laquelle il associa la Mère dans sa réalisation communautaire. La philosophie    de Sri Aurobindo, bien que fortement marquée par l’hindouisme, fut imprégnée en profondeur par la  doctrine de l’évolution biologique. Participant à l’oeuvre de  Sri Aurobindo, Mère continua de voir dans le  corps le  laboratoire biologique de l’homme de demain. C’est dans les cellules que va s’opérer la transmutation décisive de l’espèce et permettre l’accès à une conscience supramentale. Il s’agit de ne pas demeurer avec les attardés de l’évolution, mais, « par un changement de conscience de passer de 1’ignorance à la Connaisance .. .    Passer de la conscience extérieure à une conscience directe et intimement intérieure. » (Questions de n°49, lettres inédites, pp 8-21). La Conscience ( chit, de sat chit ananda) devient synonyme de pouvoir. Et il s’agit    de « faire descendre la Conscience supérieure dans    la conscience terrestre et 1’y établir en tant que force permanente réalisée. » (ibid).

La réflexion sur le rôle du corps dans la gnose ne peut que nous amener à voir dans l’entreprise de Sri Aurobindo et de Mère une tentative du psychique de faire assumer au corps un rôle qui le maintient finalement sous sa dépendance. Deux éléments sont révélateurs de ce qu’il faut bien appeler un abus de pouvoir. D’abord le recours au devenir  biologique pour la transmutation des cellules ensuite l’ambiguïté sur l’identité et la  fonction du corps. Au lieu d’être occasion et moyen de connaissance, on en fait un absolu qui s’inscrit en faux contre la mort. Du reste la mort physique de Sri Aurobindo et de Mère a été refusée  par certains de leurs disciples. Vaste entreprise psychique de récupération qui vise à produire une espèce nouvelle sur l’échelle évolutive, une espèce intermédiaire aboutissant à la révélation du divin dans la matière.

Comme nous voilà loin de la compréhension gnostique du rôle du corps !  D’instrument merveilleux et indispensable au service d’une réalité qui l’englobe, il est devenu dans cette approche psychique une sorte d’idéal à réaliser, une finalité qui justifie un culte d’idolâtrie. « Corruptio optimi pessima». La corruption est à la mesure de la perversion. Pour tenter de triompher de la gnose, le mental puise dans son propre fond ses raisons de croire et d’espérer. Par une sorte de transmutation à laquelle  il convie les cellules de son corps, il parvient à un niveau de conscience  supramental qui lui permet d’échapper à sa condition mortelle : « Je deviens ce que je vois en moi-même. Tout ce que la pensée me suggère, je peux le faire ; tout ce que la pensée me révèle, je peux le devenir. Telle devrait être l’inébranlable foi de l’homme en lui­même, car Dieu habite en lui » (Sri Aurobindo, Thoughts and glimpses, p.7).

La démarche est d’autant plus dangereuse qu’elle s’apparente parfois jusqu’à s’y méprendre à celle de la gnose authentique dont elle emprunte  jusqu’au vocabulaire. Mais finalement elle laisse transparaître une volonté de puissance beaucoup plus nietzschéenne que gnostique. La confusion qui résulte de cette hybridation doit être stigmatisée. Tout  devenir, quel que soit le niveau auquel accède le mental ou le supramental, représente une démarche psychique parce qu’inscrite dans un processus spatio-temporel. La notion de progrès liée au devenir peut retenir l’attention du savant. Mais l’amalgame science et gnose peut donner des fruits dangereux. Sri Aurobindo et Mère ne sont pas restés à l’abri de ce métissage qui n’a jamais séduit un Nisargadatta. Bien que la distorsion soit subtile, on ne peut en dire autant d’un Ramesh Balsekar,     marqué fortement comme Kriskhnamurti, comme Sri Aurobindo par les thèses  évolutionnistes du siècle dernier. Or ce qui nous intéresse, c’est que Ramesh Balsekar nous est présenté comme le successeur de Nisargadatta   Maharaj et qu’il ne récuse pas cette filiation. Comme l’on sait, Ramesh    Balsekar, qui a fait ses études à Londres, est devenu l’un des deux traducteurs de Nisargadatta (qui ne s’exprimait qu’en marathi). Chez celui qui accepte d’être reconnu comme le successeur de Nisargadatta on retrouve curieusement le processus de l’évolution biologique lié au processus spirituel. Parlant de certains êtres chez qui le  processus de l’évolution s’est enclenché, il nous explique : « A partir de là, l’évolution se poursuit jusqu’à ce que l’identification fondamentale ait disparu. Certains organismes corps-esprit viennent à peine de s’orienter vers l’intérieur ; d’autres ont déjà pour ainsi dire, fait du chemin. Quelques-uns se trouvent déjà à la naissance, très proches de la désidentification radicale. Le processus de l’évolution spirituelle prend fin par une totale désidentification dans un organisme corps-esprit équipé à sa venue au monde d’une énergie suffisante pour recevoir 1’illumination ». Une énergie au départ, un processus évolutif ensuite jusqu’à l’illumination, tout semble nous éloigner du présent libérateur du gnostique. La gnose ne saurait prendre en compte l’évolution ; elle requiert tout d’abord l’abandon des conditionnements qui empêchent la vision. Le  mental s’attache aux images pour les expliquer et les interpréter ; il constitue l’obstacle à la réalisation.    Le corps, libéré de l’emprise psychique, est l’agent révélateur de la suprême Réalité. Il permet à la présence d’être consciente d’elle-même, de s’actualiser en quelque sorte dans une attention dépourvue d’intention, affranchie du passé et du devenir.

L’évolution fait appel au temps. La gnose transcende le temps. La pensée s’exerce dans un contexte spatio-temporel. La gnose se vit sans recourir  aux concepts qu’alimentent la mémoire et l’imagination ; elle est à l’écoute de ce qui demande à être reconnu. Le corps est l’unique occasion  de cette reconnaissance. Il ne peut remplir son office que s’il n’est plus sollicité par le devenir. C’est pourquoi la réflexion sur ce sujet central du rôle du corps dans l’éveil doit être poursuivie dans la ligne de la gnose authentique. Le faux doit être stigmatisé. Les rapprochements  arbitraires repérés et caractérisés. Il s’agit donc de comprendre que, à  la lumière de la gnose, le corps n’est pas le lieu d’investissement des systèmes de pensée quels qu’ils soient mais l’occasion unique d’une attention affranchie de tout devenir, d’une écoute qui permet à la présence d’être consciente d’elle-même.

Le discernement entre pensée et gnose – ou  entre mental et connaissance – amène le gnostique à repérer le piège de la récupération de la gnose par le psychique et de son aliénation par une insertion dans un contexte de devenir qui lui est par nature étranger. Sri Aurobindo-Mère n’ont pas évité au corps le redoutable écueil de l’évolution biologique. Ramesh Balsekar ne semble pas y échapper complètement. Même Krishnamurti en a subi l’influence. En revanche chez Nisargadatta, resté à l’abri de la culture occidentale, on ne trouve pas trace de ce « cadeau empoisonné » :  « Mon être est la totalité, il est tout, y compris nous-même, mais aucune autorité permettant de changer quoi que ce soit n’est accordée, ni à   moi, ni à  vous » (Ni ceci ni cela, p. 210). Avec  un réalisme salutaire,  il  balaie tout espoir en des lendemains meilleurs : « Tant de saints et de sages tout au long des âges sont venus puis repartis, s’efforçant de leur mieux d’améliorer le monde ! En est-il aucun qui soit parvenu à le rendre meilleur ? » (Ni ceci ni cela, p. 215). Pour Nisargadatta, comme pour Jésus, c’est le corps qui permet l’accès à l’éveil : « C’est uniquement grâce au corps que l’Etre peut se connaître et participer à l’activité du monde manifesté. En son absence l’Etre ne se connaît pas lui-même » (Ni ceci ni cela, p. 172).

Le funeste mélange des genres a amené certains pseudo­gnostiques à établir un rapprochement entre Mère et U. G. alors que ce dernier, très au courant des mouvements culturels, scientifiques et philosophiques fait table rase de sa culture hindoue et de celle qu’il a connue alors qu’il était associé aux activités de la Société théosophique. Qu’ont en commun  Mère et U. G. pour que certains chercheurs qui s’interrogent sur le devenir de l’homme puissent les  rapprocher ? Mère voit dans une évolution biologique l’accession à un supramental grâce à une lente modification des cellules  du corps. On peut dire que, d’une certaine façon, U.G. va dans ce sens : chez lui, tout repose sur le corps ; mais sa réhabilitation n’est liée ni de près ni de loin à un quelconque devenir religieux scientifique ou psychologique. Pas plus que chez Jésus ou chez Nisargadatta, le corps n’est chez U.G. le lieu d’investissement du mental : la  mise  en évidence  de sa fonction révèle    justement qu’il transcende le  mental,    autrement dit qu’il n’est pas lié à la naissance et à la mort. Il    importe de souligner que chez U. G. la compréhension du rôle du corps est d’une rare pénétration. Vouloir la rapprocher de celle de Mère serait la ramener à un niveau psychique auquel elle est totalement étrangère. Dans « Le mental est un mythe » (p.  19-20), la voie est tracée : « C’est le corps qui est  immortel … La  pensée se juge elle-même non seulement comme chargée de   protéger sa propre continuité mais aussi celle du corps. C’est une double méprise. » La pensée est liée au devenir, le corps est immortel, c’est un renversement complet qui confond les adeptes du progrès. Pourtant ses propos sont dans le droit fil de la gnose.

Dépouillé du mental, le corps fonctionne naturellement. Grâce à lui la présence se découvre conscience, la lumière peut se dire lumière. Occasion  de cette reconnaissance, le corps qui n’est rien en dehors de la réalité qu’il révèle, ne saurait subsister séparément sous peine de maintenir une insupportable dualité ; il est sur-le-champ absorbé par la lumière qu’il révèle à elle-même, ce qui veut dire en clair pour le gnostique que les images ne sont images qu’en tant que mirage mais qu’en réalité elles sont lumière, que tout est lumière à commencer par ce corps dont l’attention à la lumière se traduit par un effacement complet au cours duquel il perd la sensation d’être un corps. L’intégration est complète lorsque Jésus dit : « Je suis la lumière qui est sur eux tous » (log 77), de même, lorsque Nisargadatta déclare : « Je suis la lumière où apparaissent et disparaissent tous les  rêves. »  U.G. rejoint l’un et l’autre en déclarant que le corps est immortel : « Ce corps ne connaît pas la  mort. La seule mort est cel1e de l’illusion, de la peur, du savoir que nous avons sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. » (Thought is your enemy, p. 63. Pour l’édition française  correspondante  voir  Cahiers  Métanoia n°  66, p. 27).

Que ce corps au service de la lumière soit lui-même lumière aux yeux de la lumière et que l’image vue et interprétée par le mental soit tromperie en ne trompant que le mental voilà le renversement complet et déroutant pour la pensée. Merveilleuse unité s’écriera le gnostique ! Terrible simplification par réduction, déplorera le psychique ! Le constat offre à qui peut le faire l’occasion de sa propre vérification. Le gnostique voit dans ce que U.G. appelle « l’état  naturel » l’abandon des conditionnements de la pensée, de la culture, des concepts, rejoignant par-delà deux millénaires un autre visionnaire aussi abrupt et tranchant que lui : « Celui qui connaît le tout, s’il est privé de lui-même, est privé du tout » (log 67).

Le corps, voué à sa fonction naturelle, participe de l’innocence, de l’harmonie et de la félicité de la réalité suprême qu’il révèle à lui-même. C’est ce qui fait dire à U.G parlant des manieurs de concepts : « Toutes leurs  philosophies ne valent pas la sagesse innée du corps lui-même. Tout ce qu’ils qualifient d’activité mentale, spirituelle, émotionnelle et leurs sentiments ne sont qu’un unique processus. Ce corps-ci est hautement intelligent et n’a aucun besoin de ces enseignements scientifiques ou théologiques pour survivre et procréer. Rejetez toutes ces fabulations sur la vie, la mort, la libération et le corps demeure sain et sauf et fonctionne harmonieusement » (ibid : 21-22).

D’aucuns voudraient voir dans l’attitude d’U.G. une dissidence révolutionnaire. Elle peut être qualifiée ainsi par le chercheur soucieux  de maintenir les concepts mais non par le gnostique qui les évacue de son champ d’écoute. A ce titre-là, le reproche serait aussi justifié si on l’adressait à Jésus : en nous invitant à nous dépouiller de nos vêtements  à l’exemple des petits enfants et en conviant l’homme chargé de jours et de théories à contempler le petit de sept jours, il nous convie à lâcher non pas le corps mais son tortionnaire, le mental. Alors, comme dit U. G., « c’est la continuité mentale qui meurt » (ibid. p.61).

Dans son activité naturelle, le corps perd la sensation d’être le corps et retrouve l’état d’innocence originelle. « Si vous avez la chance que cela se fasse un jour en vous, vous mourrez. C’est la continuité mentale qui meurt. Le corps ne connaît pas la mort » (ibid. p.61). Le corps qui bénéficie de cette chance ne connaît pas la peur non plus : « Le vivant issu du vivant ne connaîtra ni mort ni peur » (log 111).

Dans l’attention sans intention, le corps ne se vit pas comme une entité séparée. Dégagé de la coercition de la personne, il retrouve la spontanéité et l’innocence de sa nature originelle. Possédant tous les dons, il les ignore. La nature entière le protège à son insu. Il baigne dans l’harmonie, la douceur et la tendresse comme le bébé avant sa naissance, nourri sans excès ni manque, vit la béatitude dans l’état d’apesanteur du liquide amniotique.

Ce que le mental peut qualifier de dissidence révolutionnaire n’est somme toute qu’un état naturel retrouvé où la continuité psychique a été stoppée, la mémoire et l’imagination n’étant plus sollicitées. Le corps alors est requis par ce qui lui échoit d’instant en instant naturellement.   U. G. parle très clairement de cette disposition innée, libérée des entraves d’une pensée mortifère (ibid. p.163). Il faut croire que le  mental réussit son travail d’occultation pour laisser penser que les propos d’U. G. ont un caractère outrancier et provocateur ; mais il ne saurait circonvenir le gnostique. Les paroles de Jésus et celles de Nisargadatta sont non moins percutantes cependant l’habitude émousse et    ternit l’audace, la fraîcheur et la spontanéité que la gnose puise à la source. L’indicible peut se dire, demande à se dire, jubile de se dire. Grâce au corps, l’Absolu dit Je ou « Je suis la lumière. »
Le  corps, occasion de la reconnaissance, n’est pas différent de ce qu’il permet de révéler. Le gnostique le sait pour qui tout est lumière.

Intronisation du JE

Donnez à  César ce qui est à  César,
donnez à  Dieu ce qui est à Dieu,
et ce qui est à moi, donnez-le moi.
(log 100)

C’est aux dieux de venir à moi, non à moi d’aller à  eux.
Plotin

Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas.
Maître Eckhart.

Qui  a autorité pour parler ?

Sous peine de rester dans une confusion inextricable, le gnostique se doit de répondre clairement à cette question. Il peut le faire en faisant appel à une logique simple et incontournable.

Néanmoins son aventure relève de la vie et, bien que la logique ne soit pas en porte à faux avec la vie, la vie ne saurait se satisfaire de la logique. « Celui qui connait le tout, s’il est privé de lui-même, est privé du tout. » Il lui faut donc impérativement répondre à la question « Qui suis-je ? » Y répondre non pas théoriquement, intellectuellement, mais en vue de satisfaire une exigence vitale.

Or, dans ce préambule, le gnostique est déjà en droit de me faire remarquer – car je souhaite, je demande, qu’il ne me passe rien absolument rien – que je commence par citer un logion qui, si évocateur soit-il, risque de nous resituer dans un contexte de culture, donc dans  un contexte de mort et non de vie. Or c’est justement le piège que  dénonce le logion en caractérisant la folie de la pensée qu’il s’agit d’éviter.

Les Maîtres

Dès lors dois-je m’interdire de recourir, pour me connaître, me reconnaître, à une autorité extérieure dont on a consigné des paroles  qui m’interpellent, ou qui vit actuellement ? Il s’agit toujours de répondre au fameux « Qui suis-je ? » qui conditionne  tout.

Que puis-je attendre des paroles des Maitres ? Sont-elles des poteaux  indicateurs sur  ma  route ? Mais il n’y a pas de route, comme il n’y a pas de but à atteindre. Il y a en moi une réalité qui demande impérieusement à être vécue, ici-maintenant, dans une attention sans  intention, et lorsque la réponse correspond à la demande, c’est la  béatitude. Les paroles des Maîtres témoignent de cette adéquation merveilleuse entre la  demande et la réponse. On le voit, il ne s’agit  pas de bornes sur un chemin délaissé mais bien d’un échange au niveau où   le gnostique entend se situer – je ne parle pas, je ne parle plus de·ces   pseudo-gnostiques qui continuent de s’adonner à l’hybridation : ce n’est  pas à eux que s’adresse la  question : « Qui a autorité pour parler? »

Le gnostique recherche les occasions d’échanges. Il les apprécie d’autant  plus qu’elles sont rares étant donné 1a nature de ce qui est en jeu. C’est chaque fois l’émerveillement de constater que ce que 1’autre    vit et dit, c’est ce que je vis aussi et, même s’il paraît le dire mieux que moi, c’est fondamentalement le même qui est reconnu. Celui qui donne et celui qui reçoit se confondent dans l’Un originel.

Lorsque le gnostique n’est plus en face d’un autre gnostique mais dispose  des paroles    évocatrices qui sont comme un visage qu’on reconnait et en qui   on se reconnait, alors la rencontre avec la  parole, même sans la magie du son ou du timbre, facilite ce qui demande à se vivre, à se dire. J’aime du reste à choisir des perles rares qui allient le bonheur du vivre au bonheur du dire. Ainsi qui pourra me reprocher de rechercher les perles que je peux m’offrir, dont je dispose à mon gré dans l’expression de la vie même. Car c’est bien de cela qu’il s’agit et non de citations auxquelles on a recours pour prouver quelque chose, faire étalage d’érudition, réunir des informations.

Gnostique, mon frère, mon alter ego, tu ne vas pas me suspecter maintenant si, pour répondre à la  question « Qui a autorité pour parler ? » j’ai recours – une fois n’est pas coutume – à un florilège de paroles de temps et de lieux divers mais qui avec des mots différents évoquent cette réalité vivante. Le psychique lui ne peut manquer de me faire un procès d’intention, mais ce n’est pas une raison pour moi de prendre en compte l’importance qu’il croit devoir se donner.

Les  paroles que je cite, je les fais miennes. Elles sont plus que ma   chair et mon sang puisque mon essence même n’est pas ce corps. Disant qui   je suis, elles  répondent à la  question : « Qui a autorité pour  parler ? » Ce faisant, je  ne  recours pas à une autorité extérieure pour connaître ma nature véritable ; il m’est donné dans ces contacts privilégiés de  découvrir que le  vivant, quel que soit le nom qu’on lui donne, est  l’unique et suprême réalité et que cela je le  suis. La  formulation varie mais ce que je vis et ce qu’ont vécu ceux qui nous ont gratifiés de leur témoignage offre une unité indissoluble et inaltérable, celle qui peut se dire par l’illiptique JE. Si j’accompagne le je d’un qualificatif qui explicite le JE sans le limiter j’ouvre l’éventail de ma jubilation : « Je suis la lumière qui est  sur eux tous ». Je dis la parole en me célébrant moi-même, comme lumière vivante et jaillissante. Je la dis en   pensant ou non à Jésus qui l’a dite avant  moi. Simplement elle magnifie ce que je vis, ce que je suis. Même chose pour la parole que j’aurais pu entendre alors que Nisargadatta n’avait pas encore quitté son corps : « Je suis la lumière où apparaissent et disparaissent tous les rêves. » Je    ne peux également que faire mienne cette autre parole du premier : « Le Royaume, il est le dedans et il est le  dehors de nous » comme aussi l’injonction pressante du second : « Il vous faut développer la conviction-  Je suis l’Absolu- c’est très important » (Ni ceci, ni cela, p. 192).

Deux maitres, deux éveillés, disent ce que le gnostique dit de lui-même.   Ils répondent chacun comme je réponds moi-même à la question « Qui suis-je  ?. » Et la réponse établit l’autorité de celui qui parle en abolissant toute relation de dépendance. De celui-là, Jésus dit à plusieurs reprises  : « Le monde n’est pas digne de lui. » Cette prise de conscience, qui obéit à une logique simple et incontournable, est surtout et avant tout éveil  par excellence à la vie qui ne connait ni mort ni peur.

Toujours pour m’éprouver et pour renouveler la joie de découvrir qu’ailleurs, en d’autres temps, c’est comme aujourd’hui, le même qui    s’enchante de se reconnaître, je me tourne vers la tradition hindoue et   je découvre que 1’1nde est une terre d’élection dans l’expression sous des noms divers du JE sans second. Il n’est pour cela que de plonger dans le florilège que nous offre le Védanta.

LE VEDANTA

Le Védanta m’invite à me pénétrer de l’importance de prendre conscience  de mon identité et de me la rappeler sans  cesse : « La conviction qui résulte du rappel incessant de la vérité « Je suis le   Brahman », élimine tous les doutes de 1 ‘ignorance » (p.62) ; Il n’empêche que  l’ignorance est bien là ; Maya est omniprésente dans la manifestation. Cependant, pour mettre fin à ce rêve décevant, le gnostique se doit de réaliser ce qu’il n’a jamais cessé d’être en réalité, le Brahman unique, sans second, celui que nomme la Chhândogya Upanishad : « Tu es Cela (Tat  tvam asi). » Les textes le mettent en garde contre ce qu’il n’est pas : « Je suis ni le mental, ni l’intellect, ni le moi empirique, ni la mémoire ; je suis sans vue, sans goût, sans odorat et sans ouïe ; je ne suis ni l’éther, ni la terre ni le feu ni l’air ; je suis Shiva, je suis Shiva qui est pure conscience et pure béatitude » (p. 53). Le rappel réitéré « Je  suis  Shiva … » alterne dans le texte avec l’énumération de ce que je ne suis pas. Un autre hymne m’incite à reconnaitre ce que je  suis en renouvelant l’invitation à réaliser le Brahman : « Réalise le  Brahman qui est plénitude…  Etre, Conscience et Béatitude, sans dualité, unique et infini. Réalise le Brahman par lequel toutes choses sont éclairées, dont la lumière fait briller le soleil et les autres corps lumineux mais qui n’est point rendu apparent par leur lumière. Réalise le Brahman…. »
Comme pour ôter toute peur d’assumer l’autorité que confère l’identité,  l’auteur a retenu un chant où l’affirmation répétée : « Je suis Shiva » est renforcée par l’expression réitérée : « Je suis vraiment cela :… Je suis Shiva qui est la lumière par excellence… Je suis Shiva… Etre-Conscience-Béatitude… Je suis vraiment cela » (p. 67). Etant vraiment    cela, l’éveillé pose la question révélatrice : « Quel  autre pèlerinage y-a-t-il encore pour moi ? » Question qu’eût pu poser l’auteur du Tao, le  chinois Lao-Tseu : « Le Tao est éternellement sans agir ; cependant, tout a été fait pour lui. »

Que le monde croie ou non à la réincarnation, ou au salut dans quelque paradis au bout de l’histoire, à partir du moment où le rêve est stigmatisé comme tel, je réalise qu’il n’y a rien à changer au déroulement des choses, alors que, si je prenais en compte le point de vue de la société, je n’en finirais pas de me lamenter sur les malheurs du monde et de rechercher les moyens de lui venir en aide. Je suis donc souverainement disponible pour la seule tâche qui peut me requérir, celle de ma connaissance qui est en même temps reconnaissance.

LES SOUFIS

Ainsi, en continuant le jeu des rencontres – et  pourquoi ne serait-il pas poursuivi s’il s’avère gratifiant car il est toujours question du même qui   se sonde, se découvre et se magnifie à se vivre et à se dire quand je me  reconnais dans ses paroles ? – je peux passer du Védanta au  Tao, au  Tch’an, au Soufisme, à l’Evangile selon Thomas…  Dans cette sollicitation, je ne dévie pas de la présence centrale du JE et savoure les  paroles qui l’honorent. Mais je déplore du même coup les manoeuvres  de ceux qui cherchent à cacher les clefs de la gnose et s’érigent en   censeurs et en persécuteurs. L’lslam officiel persécuta les soufis qui   osèrent braver le pouvoir en se désignant par le JE absolu. En réalité, au niveau du monde, la rivalité n’existe pas mais les ténèbres ne perçoivent pas la Lumière.

Pour avoir affirmé sans la moindre précaution, devant ses juges, « Je   suis Dieu », Al-Hallaj fut supplicié et crucifié.

Cependant, Al-Hallaj qui dansait, enchaîné, en récitant: « Celui qui me  convie…  m’a fait boire à la coupe qu’il a bue lui-même » représente un cas d’exception. Pour masquer leur audace que le pouvoir religieux  interprétait comme le  blasphème par excellence, ils savaient faire une    pirouette, recourir à un artifice, citer le Coran ou une parole de   Mahomet. C’est ainsi que Ibn al-Farid du Caire (1187-1235), pour éviter  les foudres de la critique  orthodoxe, chante habilement l’excellence de  la vision de Mahomet qui l’a instruit avant de donner libre cours à ce qui   en lui demande à se vivre et à se dire : « Et mon esprit est 1 ‘esprit de   tous les  esprits; et tout ce que tu vois de  beauté dans l’univers coule de  la bonté de ma nature. Laisse-moi donc et n’attribue à  nul autre la
connaissance dont je fus gratifié avant mon apparition dans la manifestation bien que parmi les êtres créés, mes amis ne m’aient pas    reconnu dans mon identité véritable » (A.J. Arberry, Le Soufisme, Cahiers du  Sud, 1952).

La gnose trouve dans le soufisme son expression à la fois la plus poétique, la plus pure et la plus riche. De plus le soufisme ne sépare  jamais connaissance et amour n’éprouvant pas le besoin de marquer une      antériorité quelconque : la béatitude est indissociable de la reconnaissance. Le grand soufi, Ibn-Arabi, est la référence tant sur le  plan de la profondeur et de la justesse de la vision que sur celui du bonheur de l’expression sans  oublier son habileté à dérouter les censeurs. Dans le Livre de 1’Arbre et des Quatre Oiseaux (Les Deux Océans), après avoir justement déjoué l’inquisiteur en citant le Coran 82, 7-8, il s’élance, n’hésitant pas à recourir au JE de l’identité véritable :
« Je suis l’arbre universel de la totalité et de l’identité…
Je suis l’arbre de la Lumière et du Verbe…
Je suis la musique de la sagesse.
Je suis la source des lumières…
. . .Ainsi je me suis épris de moi-même…
. . .Je me suis comblé de ce que je cherchais en moi… »      
En employant résolument le JE, Ibn-Arabi libérait en lui l’Unique qui    se  magnifiait, en tant que tel. Mais l’apparente allégeance, qui se   comprend dans le contexte de l’époque, ne serait plus de mise   aujourd’hui. Elle ne l’était pour ainsi dire plus déjà chez un émule    d’lbn Arabi, Abd el Kader. Réalisant qu’il n’est autre que le JE qu’il  exprime, il témoigne pour se célébrer d’un art amoureux incomparable qui,   bien que dans un contexte différent et à plus de six siècles de distance,  révèle une complicité singulière avec son aîné :
« Je suis l’Amour, l’Amant, le Bien-Aimé tout ensemble. »
fait écho à :
« Je suis mon bien-aimé et mon amant, et mon jeune homme et ma jeune fille. »
La trilogie a sa source dans l’Un auquel s’identifie ostensiblement et souverainement le « chevalier  du désert » :
« Je suis Absolu, renoncez pour toujours à me fixer une entrave… Je n’ai aucun semblable, je n’ai aucun contraire…1’autre n’a d’existence que celle imaginaire, érigée par vous en mode sensible. . .
N’imagine pas qu’autre que moi m’a proclamé unique, autrui, c’est la disgrâce et la dualité ».
Cependant, l’Unique ne se contente pas de s’accueillir lui-même à l’exclusion de tout autre, il est également seul habilité à se célébrer :
« Celui qui fait mon éloge est très loin de m’avoir compris…Je dis Moi ; mais y a-t-il ici un autre que Moi-même ? Je ne cesse d’être, au sujet de « Moi » dans la folie et 1’éblouissement. »
Alors que les  hommes veulent être des serviteurs et tuent ceux qui
s’affranchissent, le  soufi déclare :
« Seul le Puissant demeure : il n’y a pas de serviteur. »     
Pourtant, comme pour ne pas se couper de ceux qui sont soumis à l’épreuve   redoutable du JE, Abd el Kader réintroduit parfois le dialogue entre le  Serviteur et le Puissant mais toujours dans l’optique de la dissolution  du premier dans ce qui le constitue essentiellement : souci de ne pas dérouter le disciple ? Aptitude et inclination à l’enseignement ? Le  gnostique pourtant rayonne grâce à ce qu’il est et non par ce qu’il   souhaite apporter à l’autre.

Il reste que Abd el Kader a formulé dans un poème unique, en une  phrase, le double rôle d’occultation et de révélation de la manifestation ; il l’a fait avec un bonheur d’expression sans  précédent  :
« Je suis l’être de toute chose en mode sensible et selon l’entendement… Rien n’est mon Etre : prends garde au lien réciproque et au rejet ! »

Pour le  gnostique, l’intronisation de JE va de soi ; c’est une question  de convenance et de bienséance. Néanmoins pour être comprise dans son amplitude, elle demande la prise en compte de ces deux aspects de la manifestation, l’occultation étant la phase préparatoire à la révélation.  C’est encore le Soufi qui nous donne le pourquoi de la manifestation : « J’étais un trésor caché et j’ai désiré me connaître, c’est pourquoi j’ai conçu la manifestation. »
Ce qui veut dire en clair que l’Absolu, dans sa réalité ultime, n’est pas   conscient de lui-même ; son état naturel étant l’inconnaissance, et que   le jeu de la manifestation lui permet de passer de l’inconnaissance à la  conscience de lui-même. En tant que telle, la manifestation ne révèle  pas :    les ténèbres n’accèdent pas     à la lumière et ne sauraient donc lui   permettre de se reconnaître en elles. La  parole soufie atteste le rôle   spécifique du  serviteur  dans la théophanie : « Ma  terre et mon ciel ne me  contiennent     pas, mais le coeur de mon fidè1e serviteur me contient. » Ce rôle privilégié du serviteur est souligné par le verset « Rien n’est  mon Etre : prends garde au lien réciproque et au rejet. »  Ainsi, d’une part, la manifestation ne permet pas à l’Absolu de se reconnaître (de le contenir) et, d’autre part, le serviteur issu de la manifestation le révèle (le contient). Apparente contradiction que le  poète souligne et résout ; pas de réciprocité : ce qui est produit ne  saurait produire, ce qui est perçu ne saurait percevoir. Par ailleurs,  l’unicité du JE doit être sauvegardée absolument, d’où l’absence totale  de rejet : l’unique englobe les contraires sans  exception. JE reste sans second : Seul le Puissant demeure : il n’y a pas de serviteur, parce que le serviteur dont la fonction est d’accueillir le Puissant et de le  révéler, s’efface au point de disparaitre en lui. Sans l’extinction de    l’un en l’autre, l’intolérable dualité subsisterait, le JE ne serait pas   l’unique et tout le jeu serait compromis. Il ne saurait y avoir passage  du rêve au réel, des ténèbres à la lumière, du petit je au JE de l’éveil,  sans cette ultime compréhension du rôle du serviteur.

OCCULTATION ET REVELATION

Peu importe le nom qui est donné à l’artisan révélateur requis pour permettre au JE de se manifester : L’Islam emploie le mot serviteur. L’évangile    selon Thomas parle du corps    (log 29 ;  80 • ••) ; peu importe également le nom    employé pour désigner l’Absolu qui est l’unique objet de  la reconnaissance. L’Islam l’appelle Dieu, le  Vedanta, le Brahman, l’Evangile le nomme l’Esprit (log 29) mais Jésus qui se veut l’égal du   Père emploie le JE : Je suis la lumière. Il s’agit avant tout de comprendre une relation singulière, qui représente    l’aboutissement de tout le jeu de la manifestation, entre celui qui est l’occasion de la révélation et celui qui la sollicite, relation qui nécessite la présence du corps pour ce passage de l’état d’inconnaissance (Dieu caché) à celui de la (conscience : le JE intemporel et éternel se révèle à lui-même ici- maintenant dans une actualisation spatio-temporelle, il se révèle grâce au corps tout en préservant l’inaliénable non-dualité. La réussite du jeu tient du prodige, tant les contradictions paraissent insurmontables. Elles le sont effectivement aux yeux du monde qui persévère dans le rêve. En revanche, les artisans rarissimes de la révélation sont l’objet d’un choix (log  23), et au cours des épreuves  initiatiques qui mènent à la mort de l’égo, ils  découvrent qu’ils ne sont qu’illusoirement différents de JE. Ainsi le corps, sans lequel  cette prise de conscience ne pourrait se faire, n’est pas JE : « Je suis  l’être de toute chose, rien n’est mon Etre » mais il n’est pas davantage une entité par lui-même puisqu’il a dissipé l’illusion d’être différent. Une autre terminologie peut apporter un éclairage complémentaire à ce délicat passage qui pourtant demande à être compris clairement. JE est lumière (log 77) tout est lumière, bien que le monde, aliéné par les images, ne la perçoive pas. La lumière constitue l’essence même des êtres de lumière choisis en vue de la révélation du JE ; elle les absorbe au point de ne laisser aucunes traces au moment où grâce à eux JE prends conscience de sa nature véritable, tant et si bien que, quand ils voient, c’est JE qui voit, quand ils écoutent, c’est JE qui écoute, etc. et quand ils s’expriment, ils disent immanquablement JE. Employant spontanément le JE, ils ne se désignent pas eux-mêmes mais signifient que leur effacement est total et qu’ils sont passés du rêve à l’éveil. Substituant le JE à  eux-mêmes, ils préservent l’unicité du JE.

Le monde entier a été conçu en vue de la reconnaissance de JE par lui-même, mais le  monde ne le sait pas. Le saurait-il qu’il disparaîtrait  aussitôt, car il ne peut subsister un seul instant en tant que réalité sans réintroduire l’insupportable dualité. Or, si le jeu de la manifestation cessait, la  théophanie elle-même serait compromise, JE ne  serait plus conscient d’être JE.

La manifestation est donc nécessaire à la révélation, mais elle ne peut subsister que sous la forme du rêve ou du mirage afin que soit préservée l’unicité du JE. Cependant 1e mirage, lié à la révélation, n’est pas perçu par les· hommes comme un rêve coupé du réel ; ils le  voient comme  réel, d’où ce défaut de vision, cette vue inversée. La    méconnaissance  des exigences réelles du JE absolu engendre la peur et les persécutions ; l’histoire est là pour en témoigner. Au nom de la justice et de la  vérité les hommes font la guerre à leur Etre réel, faute de le connaître : méprise inconsciente et suicidaire.

Si la manifestation ne produisait que les ténèbres sans autre dessein   que la maintenance du rêve, elle n’atteindrait pas son objectif qui est de permettre la révélation du JE à lui-même. La parole soufie déjà citée l’atteste : « Ma terre et mon ciel ne me contiennent pas mais le coeur de   mon serviteur me contient. » Elle est corroborée par le dit d’Abd el Kader : « Prends garde au lien réciproque et au rejet. »

Dans son être, le serviteur contient ce  que la manifestation ne peut   contenir. Cependant, comme il accueille 1e tout pour le révéler, rien    ne reste en dehors du jeu ; de telle sorte que la dualité bien-mal,  vérité-erreur, beauté-laideur etc. se trouve transcendée dans le JE.    C’est pourquoi le gnostique est l’exemple même de la tolérance au sein   même de l’intolérance.

Il ne cherche pas à lever le voile de l’incompréhension et de la séparation qui s’interpose entre le monde et lui ; il s’adapte aux situations sans vouloir changer les hommes, sachant au besoin se faire ignorer et passant d’une forme de clandestinité à une autre forme de clandestinité, subissant tantôt l’agression organisée, tantôt le mépris,  tantôt l’indifférence et l’oubli. Il peut aussi susciter un intérêt jaloux qui se traduit par des tentatives de récupération ; et dans ce dernier cas, l’usurpateur veut bien admettre l’unicité du JE mais non l’occasion qu’il s’offre de se reconnaître, occasion qui présuppose l’emploi du JE central et exclusif.

L’ETERNEL CONFLIT

En réalité, afin de perdurer dans l’existence, les hommes se veulent différents et se coupent de leur racine ontologique. Tandis que JE se   soumet librement à la contrainte du jeu en vue de son actualisation, le   monde lui la  subit. JE subirait le jeu, tout au moins ses zones d’ombre,  s’il n’assumait pas sans réserve l’univers qu’il a façonné, l’enfer tout   aussi bien que le paradis.

Qui dit contrainte subie, dit limitation : les hommes, aveuglés par le   voile, veulent règlementer l’expression du JE et le soumettre à la censure. Cette prétention se traduit différemment suivant les époques et  les pays. Souvent le clivage engendrait les persécutions et les guerres.

Aujourd’hui, l’incompréhension demeure la même ; elle a simplement pris    un autre visage. L’agression caractérisée a fait place à un silence de   peur et à la fuite. Même les apôtres de la spiritualité souvent habiles à se servir des concepts entretiennent une sorte de flou à la faveur duquel ils mélangent le meilleur et le pire. L’identification au corps continue,  l’image est maintenue et les ténèbres nourrissent toujours l’espoir de   déboucher sur la lumière. Cependant on ne peut sans dommage cultiver la  différence et le métissage car c’est non seulement la libération qui est compromise mais il ne peut qu’en résulter des perturbations psychiques.

L’attitude du monde envers les gnostiques change suivant les époques et les pays. De nos jours, les tortures physiques et morales leur sont épargnées, les justiciers ayant perdu une bonne part de leurs prérogatives et de leur autorité. Les  ésotérismes de tout niveau, bien qu’étant sans commune mesure avec la vraie gnose, ont semé la confusion au sein des religions, et comme les fils des ténèbres ne peuvent percevoir la lumière, les gnostiques vivent dans une semi-clandestinité  encore jamais rencontrée. A la faveur de la confusion et d’un relâchement général, la gnose refait surface sans rencontrer d’opposition organisée. Elle bénéficie de la situation qui permet au charlatan comme au gourou de   proposer leurs remèdes aux maux de l’humanité. Du reste, jamais les  tentatives des ténèbres d’envahir le champ de la lumière n’ont été si intenses, jamais n’a été si forte la prétention de pseudo gnostiques de  s’ériger en guide.

L’enjeu, qui est la reconnaissance du JE par lui-même, n’autorise plus   l’imposture. Sous l’emprise du multiple le pseudo­gnostique dénature le   réel en en parlant. Le  gnostique, attentif à la lumière vivante et   jaillissante, a le souci d’harmoniser le vivre et le dire du JE. Ses    exigences sont à la mesure de l’autorité qui demande à être perçue et  reconnue comme la totalité. C’est donc JE seul qui se découvre et se   reconnaît par l’entremise d’un révélateur qui se fond en lui. L’identité du gnostique est donc fondamentalement et absolument celle du JE. Il la   décline en disant : « je suis le Brahman; je suis la lumière, … »

Cela peut être dit aujourd’hui, cela doit être dit même au milieu de   tous les déferlements ésotériques qui flattent le merveilleux et le   miraculeux. Afficher une identité d’emprunt, celle de l’ego, ne serait  plus de mise. Le gnostique dit JE, je dis JE en m’assumant car je  sais qui le  dit réellement. JE sais que ce n’est pas le serviteur qui parle  puisqu’il n’y a pas de serviteur. Cependant, je dis  mes mystères à ceux  qui sont dignes de mes mystères. Les arguments du pseudo-gnostique, qui    n’est qu’un psychique déguisé, ne me concernent pas. Je le dis clairement  au  besoin, mais sans ostentation, car, si  le  monde a  besoin de   justification, le  gnostique lui demeure à l’écoute du vivant. « La rose   est sans  pourquoi » (Silesius),

LA RELATION DANS LA NON-DUALITÉ

 

Notre intellect achoppe d’emblée sur l’association du mot relation à celui de non-dualité. Comment peut-il y avoir relation à partir du moment où le deux n’est pas maintenu? Si autre que Lui n’est pas, il peut sembler que toute relation soit abolie. Pourtant cette assertion qui exprime la quintessence de la Gnose, on la trouve formulée en des termes différents dans d’autres enseignements. L’ Advaïta Vedanta nous apprend que le non-né engendre le non-né. On connaît la for­ mule de Hui-Neng:  Depuis le commencement, aucune chose n’est, Nisargadatta est non moins abrupt:  Je suis la lumière où apparais­ sent et disparaissent tous les rêves. Jésus ne dit pas autre chose: Je suis la lumière qui est sur eux tous. Je suis le Tout. Le Tout est sorti de moi et le Tout est parvenu à moi. Maître Eckhart affirme de son côté: Toutes les créatures sont pur néant ; je ne dis pas qu’elles sont peu de chose, c’est-à-dire quelque chose, mais qu’elles sont un pur néant.

Aucun  texte jusqu’à maintenant n’a explicité la non-dualité avec
autant de rigueur et de précision que l’Epître  sur l’Unicité Absolue.
La pseudo-relation créature-créateur ne résiste pas à l’approche de la
Réalité unique. La réalisation est en fait la destruction d’une illusion,
ou la prise de conscience que ton existence est néant, et néant ne
peut s’ajouter à une chose, temporaire ou non. Ailleurs, le texte précise : En réalité, il n’y a ni union ni séparation,  comme il n’y a ni éloignement ni approche. On ne peut parler d’union qu’entre deux, et non lorsqu’il s’agit d’une chose unique.

Pourtant le Réel suprême n’est pas statique. Comme le dit Jésus, il
est lumière, il est mouvement et repos. L’énergie est en même temps
lumière. En permanence, elle rayonne et se résorbe dans le repos éternel. Nos sens perçoivent des images là où tout est lumière-énergie qui
sort de la source et y revient : Et  son image sera  cachée par sa lumière. Quand vous ferez le deux Un,… si vous dites montagne
éloigne-toi. elle s’éloignera.

Le fait que la création ne puisse être dissociée du Créateur qu’en mode illusoire  peut  paraître réducteur et appauvrissant. C’est du moins ainsi que le voit le psychique. Mais ses moyens de perceptions, qui lui permettent de fonctionner dans un espace-temps réduit. révèlent bien vite leurs limites à une échelle plus importante. C’est ainsi que  je  vois encore briller dans le ciel des étoiles qui sont éteintes depuis des millions d’années. Les éveillés des grandes traditions n’ont pas attendu les investigations des microphysiciens pour découvrir que ce que nous appelons matière est en réalité de la lumière-énergie et que cette lumière-énergie est en perpétuelle résorption en son centre. C’est donc à ces éveillés que nous pouvons demander en quoi consiste la relation dans la non-dualité. On s’aperçoit vite que les mots sont des serviteurs peu dociles pour expliquer un processus caractérisé par le rayonnement et par le retour à la source.  Les manifestations de l’énergie constituée de vibrations aux fréquences variables portent le nom bien connu de kundalini aussi bien dans sa forme cosmique que dans sa forme individuelle, celle-ci rejoignant celle-là grâce au corps.

L’ÉMERGENCE

Chez  la très grande majorité des humains,  l’énergie gît plus ou moins endormie à la base du corps. Elle est symbolisée par le serpent dont le venin représente les forces psychiques. Cependant le reptile complètement  dressé ne  présente plus aucun danger. De même  la kundalini en se déployant  vers le haut se révèle non seulement puissance inoffensive mais le bien le plus précieux. Alors, elle retrouve son essence consciente, devient omnipénétrante et crée les univers. Cependant elle n’est pas telle que les sens la perçoivent: Je vous donnerai ce que ·l’œil n’a pas vu, et ce que l’oreille  n’a pas entendu, et ce que  la main  n’a  pas touché,  et ce qui  n’est  pas monté  au cœur  de l’homme.
Ce que les sens ne perçoivent pas, mais ce par quoi les sens perçoivent, c’est cela que Jésus donne, c’est cela l’ultime Réalité. La Kéna Upanishad ne dit pas autre chose: Ce qu’on  ne voit pas par le regard, ce  par  quoi  l’on  voit  les yeux,  c’est  Brahman,  sache-le  bien…Ce qu’on   n’entend pas par  l’oreille, ce  par  quoi  l’ouïe  est  entendue, c’est   Brahman, sache-le   bien …  Ainsi  le corps  est l’occasion  de connaître  Brahman.  Mais  comme  connaître  Brahman,  c’est être connu de lui, on peut dire que le corps est l’occasion pour Brahman de se connaître. C’est exactement ce que Jésus exprime en disant : Quand  vous vous serez connu,  alors vous serez connu.  La formule lapidaire du soufisme rejoint également celle de Jésus : Je  connais mon Seigneur  par mon Seigneur. Cela peut aussi être dit ainsi: C’est le Soi en  moi qui connaît.

LA RECONNAISSANCE

Le mouvement issu du repos, ou émergence, est accompagné de la conscience.  Le corps humain  est le lieu-sans-lieu où  se déploie la conscience, ce qui permet à l’Esprit de se reconnaître lui-même. Sans ce corps, l’Esprit n’aurait pas cette relation à lui-même. Le corps joue comme un miroir où l’Esprit se découvre lui-même. Sans ce miroir, il serait privé de cette relation à lui-même.  C’est ce que les maîtres du Tch’an appellent «voir en sa nature originelle».

La reconnaissance peut se faire également, et d’une  façon aussi gratifiante, dans le miroir que représente un autre corps en communication avec le premier.  Nous avons  vu que le corps est l’occasion pour  Brahman  de se connaître.  Or  Brahman,  c’est l’Esprit.  C’est l’Esprit qui se reconnaît grâce au corps. L’Esprit crée la manifestation pour se reconnaître. L’homme doué de conscience est la quintessence de la manifestation,  c’est pourquoi  il est le lieu privilégié de cette reconnaissance. Le langage anthromorphique  devient nécessaire pour évoquer  ce  que  Jésus  appelle cette merveille  de  merveilles. L’Esprit quête sa propre image. Les textes disent que l’homme  a été créé à  l’image  de  Dieu.  Mais le mental  détourne  au  profit de la pseudo-personne ce qui relève de l’Esprit. L’éveillé est justement celui chez qui le mental a abdiqué. Son corps est le miroir par excellence de l’Esprit. C’est pourquoi la faveur de rencontrer son regard est si précieuse. Mais cette joie risque bien vite d’être troublée parce que le disciple veut tout  de suite établir une relation de dépendance avec le Maître, alors que la relation juste est celle de l’Esprit avec son image.

  Dans un groupe, comme  celui que nous constituons à Metanoïa, cette quête  de l’image,  qui  est celle de notre  Réalité suprême,  est source de félicité. Des gnostiques réunis pour découvrir leur visage originel ont le bonheur de trouver, en dehors de tout esprit de domination et de dépendance, des miroirs où ils se reconnaissent. Lorsque le mental ne  joue pas les trouble-fête,  ce jeu de miroirs  fonctionne admirablement.  Chacun découvre dans le regard de l’autre, dans la mesure où les deux sont désentravés de la pesanteur de la mémoire et des projections, son propre visage originel. Ainsi, il ne le découvre pas seulement en lui-même,  mais dans son vis-à-vis. Il échappe de la sorte aux dangers de celui qui ne chercherait toujours et uniquement qu’en  lui-même  son  être essentiel. Cet être rayonne  d’amour.  Or l’amour tend à se répandre. C’est dans sa nature de donner et de rencontrer celui qui accueille le don.  Aussi le jeu du double miroir apporte-t-il félicité dans la fécondité. Pour qui en a vraiment conscience, le jeu est tout simplement merveilleux : le regard en vis-à-vis me permet de me reconnaître dans ma Réalité unique et ultime, à la condition qu’il soit en même temps que le mien exempt de toute référence à la mémoire et à l’imagination.  Cette transparence amène la réciprocité : je  suis également  pour mon  vis-à-vis l’occasion de sa révélation.

L’image  divine que  je rencontre dans le regard d’en  face révèle à mon  JE intérieur sa propre splendeur.  D’où  le bonheur  insigne de multiplier  lors des rencontres entre gnostiques  les occasions de cette révélation.  Ce qui  pouvait  sembler,  comme   je le disais  plus haut, réducteur et appauvrissant dans la relation non-duelle,  se vit au con­ traire comme  la merveille  des merveilles.  Mais la contemplation  ne nous  comble  vraiment  que  lorsqu’il  y a complémentarité dans  cet échange, c’est-à-dire lorsque l’homme cherche son image divine dans le regard de la femme et vice-versa. Les projections de l’homme sont tempérées  et  apaisées  dans  l’accueil  qu’il  reçoit.  De  son  côté,  la femme, en dirigeant son regard vers ‘homme,  se projette, ce qui lui permet  de vivre en même  temps  ses complémentarités masculine  et féminine. C’est ce que Jésus nous dit à propos de Marie: Voici que  je l’attirerai afin de la faire  mâle … Car  toute  femme qui se fera  mâle entrera dans  le royaume des  cieux.  Dans ce jeu complémentaire, le mâle  n’est  plus  seulement  mâle  et la  femelle  n’est  plus seulement femelle (log. 22).

LA CONTEMPLATION AMOUREUSE

Cependant, la contemplation n’atteint son sommet que chez les amoureux  dont le mental a lâché prise. Hubert Benoit, dans son livre De  l’Amour (Le  Courrier du livre, 1964),  qualifie d’amour adorant ce feu qui brûle les amants,  souvent l’un deux seulement et plus spécialement  l’homme.   Il  précise  fort  justement  que  l’expression  fou d’elle demande à être corrigée par fou  à propos d’elle. Analysant cet amour   suprême,   H.  Benoit  écrit  :  L’amoureux  contemplera  son image   divine   à  travers toutes  les  perceptions… qu’il   aura   de  la femme aimée. Lorsque l’amour  suprême est réciproque,  alors la différence introduite  par le couple dans la création – le mental est lié à la personne et celle-ci provient du couple- se trouve abolie grâce à deux corps qui ne ·sont pas là pour enfanter  mais pour se transformer  en lumière  et véhiculer la lumière : Bienheureux le ventre qui  n’a  pas conçu  et les seins qui  n’ont pas donné de lait ! Le couple de lumière, comme  il convient de l’appeler,  rétablit l’unité originelle compromise par le couple psychique.  Le premier instaure la relation juste là où le second  cultive  la  différence.   Il  est  souverain  dans  un  monde   où règnent les rivalités, les dépendances,  les révoltes…
 
Il y a un an, à propos du logion 61, nous insistions sur les perspectives  que  nous  ouvrait  la relation  Jésus-Salomé. Elle est l’exemple même de la relation dans la non-dualité.  Salomé se reconnaît grâce à Jésus. Néanmoins en lui disant dans un élan spontané : Je suis ta disciple,  elle laisse subsister une relation de dépendance dont Jésus l’affranchit aussitôt: Quand  le disciple est désert, il sera rempli de lumière.
Salomé  est lumière  ; Jésus,  en  déclinant  son  identité  (log. 77),  dit aussi qu’il est lumière.  Il est la lumière qui rencontre la lumière,  restaurant ainsi la relation homme-femme dans la non-dualité.

POSSESSION- DEPOSSESSION

Et la nuit même il mourut

Plus la recherche  se poursuit,  plus éclate l’évidence  que  seule la non-dualité  pernet de surmonter nos antagonismes  : bien-mal,  vertu­ vice, bonheur-malheur, masculin-féminin, richesse-pauvreté…

L’HOMME HISTORIQUE

Le  judéo-christianisme, l’islam,  le manichéisme… nous présentent au  cours  d’une  histoire  linéaire  le  bien  en  lutte  contre  le· mal,  le royaume de la lumière en opposition avec celui des ténèbres, l’esprit en butte à la matière,  Dieu aux  prises avec Satan…
 
L’existence  de deux principes, l’un bon, l’autre mauvais, se retrouvent  mêlés dans l’homme, d’où  sa condition  pécheresse et malheureuse et son besoin de s’expliquer le mal dans le monde. L’explication par le mythe  du  péché originel paraît enfantine,  même  si le baptême efface  la tache qui  résulte de la transgression  d’Adam. Du  reste le baptême  d’eau, chez le tout petit, paraît en contradiction  avec l’innocence du nouveau.-né que Jésus célèbre à maintes reprises, par exemple lorsqu’il  demande  à l’homme psychique,  qu’on  peut tout  aussi bien  appeler adamique (log.  85), d’interroger  le petit enfant de sept jours afin de trouver  la Vie  (log. 4), ou lorsqu’il  invite les disciples, s’ils veulent le voir, à se dépouiller de leurs vêtements (log. 37). Cette injonction s’adresse même aux pieux ascètes comme  Jean le Baptiste:
« Celui qui parmi vous sera petit connaîtra le Royaume  et surpassera Jean»  (log. 46).

Néanmoins, avant de retrouver la transparence de l’état d’avant les conditionnements, il nous  faut répondre  à une objection  de taille :«Comment le Créateur,  qu’on qualifie  de tout-puissant, peut-il permettre l’existence de Satan et de ses œuvres ? ». Seule une rétribution future  est à même  de sauvegarder chez le croyant à la fois la toute­ puissance  de Dieu et sa justice et le libre arbitre de l’homme. C’est donc au bout de l’histoire, lors de la résurrection des corps et du jugement  dernier,  que  la justice parfaite  pourra  être instaurée  et Satan vaincu.

En  attendant,  l’autorité  religieuse est là  pour  dire aux  fidèles ce qu’ils  doivent  faire. N’empêche que la loi demande  parfois à être interprétée.  Les théologiens  s’y emploient  sans réussir à se mettre d’accord, si bien  que le pouvoir  religieux s’effrite  de plus en plus ; mais on a toujours  la possibilité du renvoi au  jugement  final.
 
Néanmoins les objections  majeures restent sans  réponse.  On  ne maintient  pas le libre arbitre à coup  de dogmes  surtout  quand  on a contre  soi la plupart  des philosophes. Or sans libre arbitre,  pas de faute,  pas de rémission,  pas de récompense. Du reste, si Dieu avait dès l’origine disposé du libre arbitre en même  temps que de la toute­ puissance,  il n’aurait  pas laissé à Satan une  partie de ses pouvoirs. Ceux-ci   semblent   même   croître· avec  le  temps : la  situation   de l’homme s’aggrave au fur et à mesure que le temps passe. Dès lors si cet homme se reconnaît  et se veut historique, il est de plus en plus en proie à la terreur de l’histoire.  En somme, plus il se targue de «faire» l’histoire, plus il en devient la victime et plus il fait le jeu de Satan.

LE GNOSTIQUE

Le gnostique  sait que le salut n’est ni dans l’histoire  ni au bout de l’histoire,  mais qu’il est dans une sortie définitive du temps, dans une prise de conscience  de son essence qui transcende  le temps : «Heureux celui qui était avant d’exister»  (log. 19).  Le gnostique n’est pas aliéné par le film de son existence, même si celui-ci paraît décevant, déroutant,  banal,  voire scandaleux,  aux yeux du monde. Il est le spectateur de ce film particulier ; mais ce qui le requiert surtout c’est l’attention à sa nature originelle. Celle-ci est à la fois le non-manifesté et le manifesté,  le Royaume intérieur et extérieur.
 
Toutefois le particulier n’est  pas pour  autant  dilué,  noyé  dans le grand Tout.  L’homme  devient même l’occasion  de la manifestation : le corps  affranchi  du mental est la révélation  de l’Esprit  (log.  29). Grâce au corps, l’Esprit  se reconnaît et ainsi embrasse toute la manifestation : le haut comme  le bas, le bon  comme le mauvais, le riche comme le pauvre… L·’Esprit reconnaît  alors tout comme  procédant de lui sans distinction  des catégories mentales  établies par les hommes:  «Suis-je  donc  un  partageur ? »  (log. 72).
 
Le gnostique ne distingue pas entre le riche et le pauvre.  Le discernement  auquel  il s’est appliqué  en vue  de quitter  l’illusoire  pour le Réel lui a appris  que  le mental  seul est le possédant,  qu’il  est riche aussi longtemps  qu’il n’a pas renoncé à tenir la barre sur un navire où il n’est pas le maître à bord.  Des erreurs répétées, des échecs, des épreuves de toutes sortes lui apprennent  que les choses vont mieux lorsqu’il  laisse faire.
 
Néanmoins, il était nécessaire qu’il prît la mesure de son incurie, autrement dit qu’il s’engageât afin de pouvoir ensuite se désengager, qu’il  s’affirmât afin de pouvoir ensuite renoncer. S’il avait quelque doute à ce sujet, deux logia l’inviteraient à ne pas chercher à fuir le monde avant de l’avoir connu :

Jésus a dit :
Celui qui s’est fait riche, qu’il se fasse roi ;
et celui qui a le pouvoir,
qu’il renonce !     

(log. 81)

Jésus dit:
Celui qui a trouvé le 1nonde et s’est fait riche,
qu’il renonce au monde.
    

(log (110)

Ainsi  vouloir préserver un enfant en le maintenant à l’écart des affrontements de son âge risque de le maintenir dans un repli schizo­ phrénique préjudiciable à son développement. Lorsque les dangers et les obstacles surviennent, le jeune qui n’est pas aguerri pour s’insérer dans la société court le danger de se laisser aller à des excès dommageables, ou de fuir vers un idéalisme coupé du réel, ou encore de sombrer dans la folie.
 
Il faut que celui qui renonce sache à quoi il renonce. Tout se passe comme si les malingres et les velléitaires s’excluaient d’eux-mêmes de l’aventure de la gnose. Il n’en demeure pas moins que rien n’est plus vain ni plus sot que de vouloir persister dans l’affirmation et l’accu­ mulation à un âge où la compétition n’est plus de mise. La peur de manquer devient alors grotesque.
 
Cependant,  chez le gnostique, l’action avec l’âge ne devient pas résignation, elle ne devient pas davantage projection vers un devenir et un ailleurs compensatoires. Il sait depuis toujours qu’il a «cela en lui»  (log. 70) et qu’il ne deviendra pas «cadavre» (log. 60). Il sait que, «à celui qui a», on donnera : «Il sera émerveillé et il règnera sur le Tout»  (log. 2). Mais la richesse et le pouvoir qu’il découvre n’ont rien à voir avec la richesse et le pouvoir qu’offre  le monde.  C’est même tout le contraire, puisque le mental doit cesser son jeu d’affirmation pour que le règne s’établisse. Cette attention vigilante permet d’être le spectateur du spectacle: ce que Jésus appelle «connaître le monde».    Celui-ci  se  révèle  être  le  cadavre.  Quant au  spectateur   avisé,   Jésus   le   qualifie   en   disant   :   «Celui   qui   se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui» (log. 111).

L’homme riche du logion 63 a continué  à s’identifier à son personnage.  Malgré sa grande  fortune,  « il avait peur de manquer ».  Ses projections  n’ont  qu’un but: sécuriser le personnage.  Il en est là de ses rêves qui  ont  sans  doute  retardé son  sommeil lorsque  «la  nuit même il mourut».

Logion 54 – Commentaire d’Emile Gillabert dans le Cahier 43 (P12/13)

Puis-je dire quelque chose des pauvres ou de la pauvreté qui n’aille pas dans le sens d’une rétention de quelque nature qu’elle soit? L’image du tout petit s’offre à moi: il est sans passé, sans projet, démuni, désarmé et pourtant tout s’ordonne, tout se mobilise autour de lui pour que son existence soit assurée dans les meilleures conditions. Le pauvre ne serait – il pas comme ce tout petit?

Mais l’image du tout petit est encore un concept. Or tout concept, toute idée, est du domaine du mental. C’est donc quelque chose qui s’ajoute à un acquis dont je dois me départir pour être réellement pauvre. Tant que je nourris des concepts, tant que j’évoque des images, je travaille à alimenter mon mental, ce qui va dans le sens inverse de ce que je recherche. Comment faire tarir cette source d’inflation? Ou ce qui revient au même, comment retrouver l’état d’avant les conditionnements, d’avant même le concept Je Suis?

Je ne peux me servir du mental pour revenir à l’état sans mental. En revanche, j’ai connu, je connais, des états où les pensées n’interfèrent pas, des moments de plénitude où le cerveau est alerte mais tranquille, attentif à quelque chose qui tend à se révéler dans un silence où la mémoire et l’imagination sont absentes. C’est là comme une totalité sans limite, c’est perçu comme une vision sans quelqu’un qui voit et sans quelque chose à voir, c’est vécu dans une paix et une simplicité où rien n’est plus séparé. Le comparable s’est effacé devant l’incomparable. On baigne dans un univers sans contraire, sans contraste, sans désir et sans peur.

Logion 54-Commentaire d’Emile Gillabert dans « Le Procès de Jésus » – p. 148

La pauvreté dans l’Evangile selon Thomas rejoint la simplicité dont le petit enfant nous offre l’exemple.

Je ne peux me reconnaître tel que je suis dans ma réalité intemporelle que si je suis vide de tout ce qu’apporte le monde, vide de mon passé, vide de mes projections. « Ils sont venus au monde vides », (Log. 28) constate Jésus qui déplore de les trouver ivres.

Mon psychisme est mon ivresse. Il se constitue et se maintient en s’appuyant sur la mémoire pour s’annexer le corps et s’imaginer différent des autres. Je suis réellement pauvre si je me départis de toutes mes fabrications, ce qui implique que je retrouve l’état de ma vraie nature qui est sans mémoire et sans imagination. Cela peut aussi se dire ainsi: au lieu de vivre tourné vers le passé ou vers le futur, je demeure dans l’ici – maintenant, attentif à ce qui n’a pas de nom, que je peux appeler Royaume, Présence, Réalité… Alors il n’est plus question de distinguer la pauvreté intérieure de la pauvreté extérieure.

Parlant de la pauvreté, Maître Eckhart dit: «Est pauvre l’homme qui ne veut rien, ne sait rien, n’a rien.» Il développe ensuite ces trois exigences de pauvreté. La première me libère de tout vouloir, de tout désir, de Dieu même. La seconde m’affranchit de mon savoir me permettant de retrouver l’état – lorsque je n’étais pas – d’où fluent connaissance et amour. La troisième me libère des hommes, de Dieu et me permet de retrouver l’être éternel que j’ai été, que je suis et que je serai à jamais. Libéré du vouloir, du savoir et de l’avoir, je me connais comme étant « cause de moi-même selon mon être qui est éternel, et non selon mon devenir qui est temporel. C’est pourquoi je suis non-né et selon mon mode non-né, je ne puis jamais mourir ». (Sermon Beati pauperes spiritu.)