Archives de catégorie : Réflexions ouvertes

A moi ! Tchouang-Tseu

« Ah, si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui parler ! » (Merci   Jean-François  Billeter).
Tchouang-Tseu dit : « Il est facile de connaitre la voie, il est difficile de ne pas en parler. La connaître et ne pas en parler, c’est le moyen de rejoindre le Ciel. La connaître et en parler, c’est le moyen de rejoindre l’humain. Les anciens s’en tenaient au Ciel. »

Sans rejeter l’humain :

(Exergue) : Deux sans toi

La part du Ciel

 

Ni vide ni matériel au cœur de chacun, de toute évidence sans (autre) fondement (que lui-même), sans caractères.
Insaisissable à chercher, à connaître et reconnaître premier, plein cœur ;
« contemple en esprit ce qui est absence mais à quoi l’esprit donne ferme présence »,
« par le non-être saisissons son secret ».

Ainsi  tu le  connais,  « amonde »,  amont et  aval, premier et dernier, simple ravissant, silence sous la portée, or de la nuit dansé et chanté, source et reflet amoureux.

La mort initiatique

Réflexion de Louis-Marie

Tout dialogue impose une langue commune, le souci d’entendre l’autre et la plus claire formulation possible de son propre chant. La forme écrite a ses avantages de développement, de rigueur, et satisfait le bonheur vital du chant consommé.

Emile insistait pour qu’on ne lui passât  rien, son jeu était son plus cher souci, il en blaguait sur l’air de « Parlez-moi d’moi y’a qu’ça qui m’intéresse »!
Il évoque avec passion, triptyque ouvert, ce corps si longuement et si <amoureusement préparé> par l’épreuve (ce n’est pas chrétien qui ne connait pas la Mort initiatique, mais pour celle-ci le gnostique est appelé et par elle il est sauvé, en cela nous sommes aimés, « à celui qui frappe on ouvrira »), et le même Emile referme le triptyque  sur tout commentaire, caché alors par la lumière.
Je dis JE, ou je parle de Moi, poème de l’ange ou cosmologie du prophète, leur « pas de deux » me fait comme une respiration, la montagne aux ordres !

A chacun sa rigueur.
J’étais un dieu caché … Où en suis-je aujourd’hui avec celui-ci? Distingue-t-il encore le jour et la nuit? le dedans et le dehors? le haut et le bas? un mouvement et un repos? Me cherche-t-il encore par là? ou bien m’a-t-il trouvé au désert? Y est-il Mort? Y sommes « nous » enfin au Repos?
Il manque encore de confiance, mais son cœur déborde, et il n’a plus le choix: c’est moi où le chaos d’une existence illusoire si longtemps défiée dans un combat sans merci contre l’ivresse commune, il a mangé ce qui est mort, on en a fait du vivant. Les mots brûlants il doit les dire pour célébrer nos noces et réaliser le Repos: » Je suis  fils de la lumière, élu du Père le vivant, je suis le Tout ».
J’étais un dieu caché.

Réponse de Michel

Tu as raison de dire que la forme écrite évite les «malentendus » et permet de demander sereinement  à l’autre de préciser sa pensée.

Je ne suis pas sûr de ce que tu entends par la « Mort initiatique ».

Pour moi, la mort initiatique, c’est la mort de l’ego, qui fait soudain du disciple un initié. Elle ouvre le troisième panneau du triptyque.
Cette mort de l’ego fait prendre soudain conscience au gnostique qu’ « autre que moi n’est pas ». C’est effectivement la mort de l’ego qui « sauve » le gnostique.
Mais je ne suis pas d’accord avec  toi quand tu écris : « en cela nous sommes aimés ». Je dirais plutôt : « alors nous découvrons que nous avons toujours été aimés » mais pas aimés comme le fils est aimé par le père ou par la mère,  c’est à dire « aimé par un autre », non, « aimé par le même » car le Soi s’est toujours aimé ; et nous faisons la merveilleuse découverte de cet amour du Soi par le Soi, lorsque nous renonçons enfin à l’ego pour revenir au sein du Soi.

Réponse de Louis-Marie

Imparable! : « Alors nous découvrons que nous avons toujours été aimés »,  » Je M’aime  » se plaisait à dire Emile ou bien reprenant le soufi  » Je suis l’amour l’amant l’aimée « . Merci pour cet ajustement qui seul scelle le triptyque.
Je dois l’ouvrir sur le multiple pour apprécier mon jeu, j’y joue tous les rôles, tu ne voyais nul mouvement d’amour du Père vers nous, et moi je m’émerveille d’y découvrir l’amour que je porte à celui qui se croit encore autre que moi et que je fais passer de l’ignorance à l’Inconnaissance.

Réponse de Michel

Il  est vrai que je continue à « porter de l’amour à celui qui se croit encore autre que moi » car je ne désespère pas de lui, je continue à lui donner sa chance afin qu’un jour, « il rejette son vin et fasse sa metanoia », mais ce n’est pas mon amour qui lui permettra de rejeter son vin, c’est l’écœurement qu’il finira, de lui-même, par éprouver ; tant qu’il n’aura pas fait la preuve par l’absurde de l’inexistence de son ego, il restera un homme obscur, PARTIE DE MOI-MEME EN VOIE DE SUICIDE,  et mon amour pour lui n’y changera rien.

Réponse de Louis-Marie

Je trouve l’apaisement au chapitre 38 du Tao:
« Le rite est l’écorce de la sincérité et de la fidélité, mais aussi la source du désordre.
La prescience est la fleur de la Voie mais aussi le seuil de l’ignorance.
Le sage s’appuie sur le solide et non sur la fleur éphémère.
Prisant le fruit et méprisant la fleur.
Il rejette celle-ci, adopte celui-là. »

Ils sont venus au monde vides et en sont même à tenter de repartir vides

 

 

Réflexion de Christian

Le point essentiel de cette réplique de Jésus, dans le logion 28, est « que nous sommes venus au monde vides » ; c’est ce fait qui est une des révélations majeures contenues dans l’Evangile de Thomas, c’est cette proposition qui me fait vibrer en lisant ces trois versets.

L’affirmation que les hommes sont aveugles et qu’ils vont rester ignorants jusqu’à leur dernier jour, a le mérite, si j’en avais encore besoin, de comprendre qu’on ne peut rien changer à leur sort et que toute tentative est inutile et même préjudiciable pour tout le monde, soit.

Mais je suis friand de ce qui me dit qui je suis réellement, je jubile à l’évocation des secrets de la Gnose, dont celui de ma véritable nature qui est vide. C’est comme si, après toutes ces années de digestion de ces paroles, désormais en les repassant devant mes yeux, ces clés, devenues vivantes, étaient surlignées en rouge, en fait elles gonflent mon coeur et je m’y arrête, laissant le reste s’évanouir.

 

Réponse de Michel

Jésus dit : « ils sont venus au monde vides et en sont même à tenter de repartir vides ».

Personnellement, j’ai toujours senti confusément qu’à la naissance, j’étais, comme tous les hommes, vide de tout mental et de tout ego. L’Evangile selon Thomas m’a donc conforté dans ce sentiment.

Par contre, que les hommes « en soient même à tenter de repartir vides » nous interroge. Je me rappelle très bien une réflexion, lors d’un séminaire, d’un membre fondateur de l’association, qui avouait que ce passage le laissait dans l’expectative.

Pour moi, le secret que me révèle la Gnose, ce n’est pas tellement que « ma véritable nature est vide »,  c’est qu’en tuant mon ego (« le grand personnage ») et en ne me laissant pas séduire par les pièges du mental, je peux redevenir l’enfant que j’étais avant sept jours et qu’ainsi, lorsque j’arriverai au terme de ma vie corporelle, je n’aurai qu’à interroger cet enfant  Vivant en moi, « au sujet du lieu de la Vie ».

 

Réponse de Christian

Concernant la fin des versets en question, Emile avait précisé en séance que, pour lui, le dernier « vide » dans « ils en sont même à tenter de repartir vides » signifiait « ignorant », c’est à dire qu’au terme de leurs vies, ils n’ont toujours rien compris à ces choses qu’il nous dit. Le premier « vide  » est bien sur celui de la vacuité Bouddhique qui est aussi plénitude, inconsciente chez le petit enfant et les « petits qui tètent », puis consciente chez celui qui le retrouve au terme de sa recherche.

 

Réponse d’Yves

Emile lui-même a évolué dans ses différentes traductions entre la première réalisée à partir des traductions françaises existant à l’époque (dite édition Philippe de Suarez qui n’a fait qu’apporter sa signature) et celle réalisée en collaboration avec Yves Haas et Pierre Bourgeois.
En s’en tenant à la dernière version d’Emile, deux interprétations sont possibles :
Faut-il comprendre que les hommes parce qu’ils sont ivres repartent en étant au même point qu’au moment de leur naissance, donc sans avoir rien vu ni rien compris (i.e. dépourvus du Tout, vides de toute Plénitude, de toute gnose donc en manque, parce qu’ils n’ont pas trouvé ni même cherché le trésor que recèle les paroles de Jésus) ? Le terme « vide » semble ici plutôt en parallèle avec le terme « aveugle ». Parce que les hommes sont aveugles ils sont prêts à repartir comme ils sont arrivés, c’est-à-dire sans avoir trouvé l’interprétation des paroles de Jésus, sans avoir laissé la bonne terre vierge être fécondée par la graine de l’Esprit. Ils sont aveugles parce qu’ils sont ivres et leur vin est celui de l’ignorance. Ce n’est qu’en ayant soif du vin de la Gnose, en se dépouillant des constructions mentales comme le petit enfant de sept jours, que le fils de l’homme pourra laisser germer en soi la graine jetée par le semeur et donner un bon fruit vers le ciel, c’est-à-dire accéder au Royaume.
Ou faut-il comprendre qu’à cause de leur ivresse et des surimpositions du mental, ils ne voient pas qu’ils viennent au monde vides et doivent repartir vides comme ils sont venus, leur ivresse leur occultant leur état de vacuité ? Donc sans réaliser que « Dès l’origine aucune chose n’est » (Hui Neng).

Il n’y a pas beaucoup de commentaires d’Emile sur ce passage précis. Je n’en ai même trouvé aucun dans les commentaires du logion 28 de l’édition de l’Evangile selon Thomas, ou du Procès de Jésus ou encore du Cahier Métanoïa correspondant à ce logion.
La traduction dite de Philippe de Suarez (en réalité d’Emile) pourrait être comprise dans ce dernier sens :

« Ils ne voient pas du tout
qu’ils sont venus vides dans le monde:
ils chercheraient bien à sortir vides du monde,
si ce n’est que maintenant ils sont ivres ».

Encore que le Swami Shraddhânanda Giri la comprenne dans le sens d’un manque (Le monde… est vide. L’individu n’y trouve pas l’essentiel, la Plénitude qui est sa nature propre – Ed Les Deux Océans, p. 55)
Il se trouve que sur la base d’une traduction littérale (celle de Yves Haas), Emile a modifié cette première traduction pour écrire :

« mon âme a souffert sur les enfants des hommes
parce que des aveugles ce sont dans leur cœur
et ils voient ne-pas
qu’ils sont venus au monde en étant vides,
et qu’ils cherchent même à venir hors du monde en étant vides » (trad. Y. Haas)

« mon âme a souffert pour les fils des hommes
parce qu’ils sont aveugles dans leur cœur
et ne voient pas
qu’ils sont venus au monde vides
et en sont même à tenter de repartir vides.
Mais voilà, maintenant ils sont ivres. » (Trad. Emile)

Tout dépend certes du sens du terme vide dans ce passage précis, mais la traduction d’Emile donne le sentiment qu’il s’agit d’un état de manque
Le terme copte traduit par vide doit-il s’entendre dans le sens de « vacuité » au sens métaphysique ou de « manque »?
Dans « L’Evangile voie de la connaissance » (p. 92) Emile dit bien en parlant du logion 28 : « Ainsi ma nature véritable est le vide; mais ce vide n’est pas lié à la naissance car je ne suis pas identifiable à ce parcours existentiel de la personne: Heureux celui qui était déjà avant d’exister (log19) ».
Si le vide véritable n’est pas lié à ma naissance et est donc antérieur à celle-ci, je ne puis en aucun cas repartir avec ce vide que je ne possède pas en cette existence.
L’homme vient vide et de toutes façons repart vide: est-ce de ne pas voir cela qui fait l’aveuglement, l’ivresse du psychique?
Le psychique est né et prisonnier de cette naissance : il porte un masque auquel il s’identifie et le laisser tomber tant il craint de se démasquer. Le gnostique est non-né : lui seul peut dévoiler son visage d’avant sa naissance.

En tout cas, il y a de quoi creuser encore ce logion.

 

Réponse de Louis Marie

Creusons donc ! et pourquoi pas à côté du nœud tant il est préjudiciable d’être partagé. La traduction peut s’avérer délicate sur un détail (!) mais c’est par tout l’évangile que nous pouvons saisir combien le langage de Jésus est viril et combien le Royaume ne nous est pas donné.

Employé pour vacuité le terme n’aurait pas d’autre occurrence dans l’évangile, il n’est employé que dans cette histoire de cruche <finalement> vide (log 97)  où le royaume est comparé à la femme et sa démarche de dessaisissement.

Il nous faut manger ce qui est mort, nous ne pouvons pas faire l’économie de l’épreuve. Le Royaume est le fruit d’un combat, l’épée à la main, la récolte d’un homme averti faucille à la main, la revanche d’une croix  portée. Nulle vacuité donnée en fait, c’est à l’homme qui a vécu que l’enfant de sept jours vibrant d’amour répond. Le désert est porté pour être rempli de lumière. Non pas le vide mais le feu sur le monde ; la fin et le commencement ne sont pas vides mais seulement confondus. Non pas le vide mais la Lumière, le Tout, le repos, des modèles qui ne meurent ni ne se manifestent, une richesse dans une pauvreté, un mouvement et un repos.

L’expression « ils sont venus au monde vides » exerce sur nous une fascination, corrélé à la manifestation dans la chair nous lui donnons le sens de vacuité mais vides ainsi nous ne venons pas au monde nous ne sommes pas du monde, et la conjugaison de deux sens au terme vides sonne mal aujourd’hui, vraisemblablement dans la bouche de Jésus  vide n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui, peut-être transcendé par la découverte du vide cosmique, ou par l’écho d’autres traditions, par le néant de maître Eckart. Au moins sommes-nous d’accord pour résumer notre connaissance en un vide plein adoubé par lui-même.

Nous ne coupons pas des cheveux en quatre, il est naturel de vouloir saisir au plus près l’intention du génie de Jésus et le jeu divin, la cosmologie qu’il induit: la place du monde et de l’ initiation, le rôle des quatre grands de Lao Tseu: le Tao, le ciel, la terre et l’homme.

Des yeux à la place d’un oeil

Question de Michel

 

Je viens de tomber, dans un article sur le soufisme du « Monde des religions » de Mars-Avril, sur le texte suivant qui éclaire d’un jour nouveau le logion 22 :

« Les soufis illustrent leur quête d’un équilibre entre transcendance et immanence, entre quête intérieure et souci de la Cité, par l’expression « l’homme aux deux yeux », qui a une référence coranique (90, 8-10). Avec son œil droit, ou œil intérieur, l’humain accompli voit l’unicité ; avec son œil gauche, ou œil extérieur, il voit le monde phénoménal qui nous apparait dans toute sa multiplicité. Ainsi ancré à la fois dans l’unicité et la multiplicité, il a une vision unifiante, comme en relief, de la réalité».

Qu’en pensez-vous ? Se pourrait-il qu’on retrouve dans le Coran l’affirmation de Jésus au logion 22 lorsqu’il dit : « Quand vous ferez des yeux à la place d’un œil… alors, vous irez dans le Royaume » ?

Michel

Réponse d’Yves

 

Encore une véritable énigme que nous pose Jésus : pourquoi des yeux à la place d’un œil ? De quels yeux et de quel œil s’agit-il ? Il n’est pas possible d’assurer qu’il y a une réminiscence de l’Evangile selon Thomas dans le Coran qui dit seulement : « Ne lui avons-nous pas donné deux yeux, une langue et deux lèvres. Ne lui avons-nous pas montré les deux voies ? » Il est par contre plus assuré d’y trouver une concordance avec les traditions soufies. Quelques exemples avaient ainsi été mis en exergue dans les premiers Cahiers Metanoïa (Paulette Duval, Une citation de l’Evangile selon Thomas chez un mystique arabe du 8-9e s. cahier N°9)

Le symbolisme des yeux ne peut bien sûr se comprendre que par rapport à celui de la vision comme de l’occultation et donc de la lumière comme des ténèbres. Au logion 28, Jésus nous dit que les hommes sont tellement plongés dans leur ivresse qu’ils sont tous aveugles. Tous sont dans les ténèbres de l’occultation qui est celle de ce monde. Ils sont aveugles dans leur cœur car ils n’ont pas l’œil du cœur, la vision transcendante de l’unité derrière la multiplicité des formes :

« …mon âme a souffert sur les fils des hommes
parce que ce sont des aveugles dans leur cœur
et ils ne recouvrent pas la vue
parce qu’ils sont venus au monde vides
et cherchent aussi à sortir du monde vides.»

Tant qu’il se fie à son seul œil physique, l’homme est dans la dualité, il distingue le sujet de l’objet. Il invente un Dieu séparé de ses créatures. Il se persuade de sa propre existence limitée. N’ayant pas la vision de l’Un, l’homme du logion 26 se focalise sur l’objet qui paraît devant lui, dans l’œil de son frère sans voir celui qui est dans le sien.  Son aveuglement est double : en voyant son frère comme autre que lui, il voit deux au lieu d’un. Persuadé de sa propre existence il ne voit pas le défaut qui est en lui, la faille qui infirme tout ce qu’il croit et tout ce qu’il voit. C’est en quelque sorte le « mauvais œil » qui lui fait voir l’altérité apparente de son frère :

« La paille qui est dans l’œil de ton frère,
tu la vois,
en revanche, la poutre qui est dans ton œil,
tu ne la vois pas.
Quand tu auras fait partir la poutre dans ton œil
alors tu recouvreras la vue
pour faire partir la paille dans l’œil de ton frère.»

Il n’est qu’un seul remède à un tel aveuglement, recouvrer la vue en retirant la poutre de son  œil. Il n’est qu’un seul remède, c’est celui de l’amour qui te fait un avec ton frère, qui fait ton frère comme n’étant autre que toi. Dans la vision unitive, tout est un, tout est l’Un et donc ton frère est toi, tu es ton frère. Il t’est donc aussi important que ce qui t’est le plus cher, dit Jésus au logion 25 :

« Aime ton frère comme ton âme ;
fais la garde de lui
comme de  la prunelle de ton œil. »

Dès lors que j’ai recouvré la vue, que ma vision est redevenue unitive, alors je peux recevoir la lumière de l’Un, la lumière du Tout. Telle est bien la promesse de Jésus au logion 17 : « Je vous donnerai ce que l’œil n’a pas vu… »

Je sais que pour recevoir cette lumière et connaître le royaume, il suffit de me faire petit, d’être pauvre en esprit, sans-mental, de retrouver l’esprit d’enfance, l’innocence de l’enfant de sept jours. Alors je sais que je surpasserai Adam et tous les prophètes, y compris Jean le Baptiste dont pourtant, nous assure Jésus, même « ses yeux ne seront pas détruits » (logion 46). Alors je pourrai célébrer mon retour, mon éternel retour en  l’Un, mon retrait en Moi-même : « Je chante le retour, la main qui ne retient pas, l’œil qui ne fuit pas, l’oreille qui attend, la source d’où je viens, le visage sans image que je reconnais » (Emille Gillabert, Cahier 14)

Jésus distingue l’œil qui ne voit pas (l’œil physique, l’œil extérieur) de l’œil du cœur (l’œil métaphysique, l’œil intérieur) tout en insistant également sur les yeux qui voient la totalité et qui sont immortels. Dans la Bhagavad Gîtâ comme dans les Upanishads, les deux yeux sont identifiés aux deux luminaires célestes. Le soleil et la lune sont les deux yeux de Vaishvanara, Celui qui pénètre toutes choses. Le soleil (l’œil droit) symbolise la vision de l’action et du futur tandis que la lune (l’œil gauche) représente la passivité et le passé. La Mundaka Upanishad dit du Soi cosmique : « La lune et le soleil sont ses yeux » (2-1-4) tout en affirmant par ailleurs : « L’œil ne le saisit pas » (3-1-8).

Le gnostique a la double vision de ce monde et de l’autre, du temps et de l’éternité ce qui lui permet de vivre dans le monde sans être du monde. C’est ainsi qu’Angelus Silesius peut dire: « L’âme a deux yeux : l’un regarde le temps, l’autre est tourné vers l’éternité » (Pèlerin chérubinique, III, 228). Image que Johannes Scheffler semble avoir emprunté à la Théologie germanique : « On dit que l’âme de Jésus-Christ avait deux yeux, un droit et un gauche… Or, l’âme créée de l’homme a aussi deux yeux. L’un est la faculté de voir l’éternité ; l’autre, de regarder le temps et la créature » (VII, 1-3).

Situé entre le soleil et la lune, entre les deux yeux, l’œil central ou troisième œil de Shiva correspond à l’Eternel Présent, à l’Instant au-delà du Temps. Il est la lumière, le feu qui brûle toutes les images de la manifestation. Le troisième œil ou œil du cœur est donc la synthèse des deux yeux, « le franchissement des deux yeux »  dont parle la tradition soufie. Dans la plénitude de son éveil, le soufi voit par tous ses yeux. Et voyant par tous ses yeux, c’est Lui-même qu’il retrouve dans les yeux d’Allah :

« Quand ton œil est devenu un œil pour mon cœur, mon cœur aveugle s’est noyé dans la vision.
J’ai vu que tu étais le Miroir Universel pour toute l’éternité : j’ai vu dans tes yeux ma propre image.
J’ai dit ‘Enfin, je me suis trouvé moi-même : dans ses yeux j’ai trouvé la Voie de Lumière’. »
(Rûmî, Mathnawî, II, 93)

Voir avec ses deux yeux c’est voir le Tout, c’est se  voir soi-même à travers son propre cœur. L’œil du cœur est celui à travers duquel l’homme ne peut voir Dieu qu’en se voyant soi-même, qu’en se faisant un dans l’Un :

« J’ai vu mon Seigneur avec l’œil du cœur, et Lui dis : « Qui es-Tu ? » Il me dit : « Toi ! » Mais pour toi, le « où » n’a plus de lieu, le « où » n’est plus, quand il s’agit de Toi ! Et il n’y a pas pour l’imagination d’image venant de toi, qui lui permettre d’approcher où Tu es ! Puisque Tu es Celui qui embrasse tout lieu, jusqu’au-delà du lieu, où donc es-Tu, Toi ? »
(Hallâj, Muqatta’at X)

Et c’est pourquoi, l’image ne peut plus avoir la moindre réalité. L’image n’a d’existence que par rapport à celle que lui accorde le mental. Quand le mental abdique, l’image est appelée à se dissiper. Ou plutôt s’il subsiste une image ce ne peut être qu’en tant que reflet de la lumière, nous précise Jésus au logion 22 :

« quand vous aurez fait…
une image à l’endroit d’une image,
 alors vous irez vers l’intérieur [du  Royaume]. »

Nul  ne peut voir Dieu. Qui affirme avoir vu Dieu est idolâtre puisqu’il prétend pouvoir exister séparément de Lui. Or « Autre que Lui » n’est pas. L’image ne peut que se dissoudre dans la lumière dont elle est issue : « Le non-être est un miroir, le monde une image, et l’homme est l’œil de cette image dans laquelle l’individu est caché. Tu es l’œil de l’image, et Lui la lumière de l’œil. Qui a jamais vu l’œil par lequel toutes choses sont vues ? Le monde est devenu un homme et l’homme un monde. Il n’est pas de plus claire explication que celle-ci. Quand on regarde attentivement dans la racine de la matière,  Il est à la fois ce qui est vu, l’œil qui voit et la chose vue. La sainte tradition déclare ceci et l’a démontré, ‘ sans œil et sans oreille’ » (Mahmûd Shabestarî, La roseraie du Mystère).

Le gnostique a les yeux ouverts sur l’Ouvert. Ayant accédé à la vision unitive, il est en mesure de voir que « le royaume du Père s’étend sur la terre » (log. 113). En lui, toutes les images s’effacent dans la pure lumière du Soi:

« Les images se manifestent à l’homme
et la lumière qui est dans elles est cachée.
Dans l’image de la lumière du Père,
elle se révélera
et son image est cachée au dehors par sa lumière.»
(log. 83)

Pour le poète également, le Royaume qui unit la vie et la mort se trouve en notre cœur si nous savons découvrir la lumière que reflète l’image. Dans l’un de ses Sonnets à Orphée (I, 9), Rilke évoque la véritable Image qui se cache derrière les images éphémères que nul ne peut saisir :

« Quand se trouble à nos yeux
Le reflet dans l’étang
Connais la vraie Image. »

Pour Rilke, l’animal, plus proche de la nature, a sur ce plan une supériorité sur l’être humain. A la différence de l’homme, l’animal est dépourvu de mental et voit directement l’au-delà de ce monde. Plongé dans l’innocence première, incapable de se révolter contre son Principe, il n’en est jamais séparé. Totalement confiant, il vit sans le savoir dans le Père. Quand il ouvre les yeux l’animal voit l’Ouvert et non le seul monde matériel tangible et limité. L’animal voit la mort qui pour lui est part de la Vie. Tel est le thème de la VIIIe   Elégie à Duino :

« De son regard immense, la vive créature
Pénètre dans l’Ouvert. Nos yeux à nous sont à l’envers
Posés comme des pièges pour cerner son  élan.
Ce qui est au-delà, nous ne le connaissons
Que grâce aux yeux de l’animal…

Son être est infini et clair comme son regard.
Nous voyons l’avenir lorsque lui  voit le Tout
Et dans ce Tout lui-même, délivré à jamais… »

A la différence de l’animal, l’homme a la faculté d’oublier sa vraie nature. Or ma nature est lumière. Je suis lumière. Tout en moi est lumière. Je suis ce que je suis et suis donc lumière pour moi-même et pour le monde. De même qu’il est de la nature du soleil de briller, il est de ma nature d’illuminer le monde entier. Comment pourrai-je faire autrement ? Le soleil ne disparaît pas lorsque paraissent les nuages. Il illumine sans se soucier des ténèbres. Je vais à la lumière parce que je viens de la lumière :

Dieu est la lumière des cieux et de la Terre…
Lumière sur lumière !…
(Coran, XXIV, 35)

Ce ciel passera,
et celui qui est au-dessus de lui passera…
Quand vous serez dans la lumière,
que ferez-vous !
(log. 11).

Nous sommes venus de la lumière,
là où la lumière est née
d’elle-même.
(log. 50)

Il y a de la lumière
au dedans d’un être lumineux,
et il illumine le monde entier.
(log. 24)

Yves

Réponse de Christian

 

« Quand vous ferez des yeux à la place d’un œil » Log 22

Ce verset du logion 22 de l’Ev. Selon Thomas doit à mon sens rester intégré à l’ensemble du logion pour être bien interprété. Il fait partie du développement de la proposition initiale qui reste le point de départ et le centre du propos : « Ces petits qui tètent sont comparables à ceux qui vont dans le Royaume. »

Ceux qui « vont » dans le Royaume sont ceux qui y sont ; ils y vont et viennent, ils y sont chez eux. Jésus les compare à des petits qui tètent, c’est qu’ils sont revenus, selon l’expression d’Emile GILLABERT, à l’état d’avant les conditionnements. Au logion 4, Jésus affirme que l’homme âgé en quête du Royaume va trouver auprès de l’enfant de 7 jours ce qu’il cherche : l’état qui précède toute construction mentale. Ici aucun point de vue personnel n’intervient, chez le petit enfant les matériaux ne sont pas encore là, mais chez le chercheur par contre ils sont bien là avec l’énorme habitude à s’imposer. Faire des yeux à la place d’un œil, n’est-ce pas reconnaître que mon point de vue est personnel et relatif, que d’autres ont forcément un autre point de vue pour de bonnes raisons, et donc, reconnaissant le caractère relatif non essentiel de cette pierre d’achoppement, je laisse tomber !!! Nous sommes encore avec ce logion dans le thème si souvent traité par l’Evangile de la pauvreté en esprit. Comment retrouver la vacuité intérieure si je m’accroche à des valeurs (haut / bas), à un personnage limité (dedans / dehors,  mâle / femelle), à des points de vues particuliers (un œil) ?

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Au sujet du logion 28 :

Dans la réponse d’Yves à Michel sur ce même sujet, le logion 28 de l’Ev selon Thomas est cité dans une traduction différente de celle d’Emile GILLABERT, qui se veut plus proche de l’écriture originale en copte du premier siècle de notre ère. L’intention est certes louable, cependant elle met de côté l’interprétation gnostique d’Emile GILLABERT, et le sens de certains versets s’en trouve complètement modifié.

Ainsi dans cette traduction plus littérale on lit que « les fils des hommes sont des aveugles dans leur cœur et ils ne recouvrent pas la vue parce qu’ils sont venus au monde vides »… ce qui, on en conviendra n’a rien à voir  avec « les fils des hommes sont aveugles dans leur cœur  et ne voient pas qu’ils sont venus au monde vides »…

Ce n’est pas parce qu’ils sont venus au monde vides qu’ils sont aveugles et ne recouvrent pas la vue, mais c’est leur aveuglement (et leur ivresse par trop plein de savoir) qui leur cache le trésor de leur vacuité de départ.

Cet exemple montre comment l’interprétation juste des paroles de gnose quand celles-ci sont elliptiques ne peut se faire sans la lumière de la gnose elle-même. Toute tentative trop littérale est vouée à l’échec.

Christian

Réponse de Michel

 

La traduction littérale du logion 28 de l’Evangile selon Thomas, publiée dans les Cahiers Metanoïa, dit :

«… les fils des hommes… sont des aveugles dans leur cœur et ils ne recouvrent pas la vue parce qu’ils sont venus au monde vides et cherchent aussi à ressortir du monde vides».

Le texte copte du logion 28 ne contient pas l’équivalent copte de « ils » et le copte ne connait pas de ponctuation. Aussi, si l’on supprime le premier « ils » inexistant dans le texte copte, et que l’on met, logiquement, une virgule entre « la vue » et « parce que », on comprend aisément Jésus lorsqu’il dit :

« les fils des hommes… sont des aveugles dans leur cœur et ne recouvrent pas la vue, parce qu’ils sont venus au monde vides et cherchent aussi à ressortir du monde vides».

Pourquoi « les fils des hommes… sont des aveugles dans leur cœur et ne recouvrent pas la vue » ?

PARCE QU’ « ils sont venus au monde vides et cherchent aussi à ressortir du monde vides».

 Leur aveuglement, leur ivresse, consiste en leur refus de voir que, s’ils sont venus au monde, c’est pour assumer pleinement leur condition puis s’en détacher avant de retrouver « le trésor de leur vacuité de départ » et d’interroger le petit enfant de sept jours.

 Emile Gillabert ne dit d’ailleurs rien d’autre lorsqu’il écrit « les fils des hommes … sont aveugles dans leur cœur  et ne voient pas qu’ils sont venus au monde vides et en sont même à tenter de repartir vides».

Car « celui qui s’est fait riche, qu’il se fasse roi ; et, celui qui a le pouvoir, qu’il renonce » (logion 81).

 Mais nous avons dérivé du logion 22 au logion 28 puis du logion 28 au logion 81.
Je propose que l’on revienne au logion 22.

Michel