Notre intellect achoppe d’emblée sur l’association du mot relation à celui de non-dualité. Comment peut-il y avoir relation à partir du moment où le deux n’est pas maintenu? Si autre que Lui n’est pas, il peut sembler que toute relation soit abolie. Pourtant cette assertion qui exprime la quintessence de la Gnose, on la trouve formulée en des termes différents dans d’autres enseignements. L’ Advaïta Vedanta nous apprend que le non-né engendre le non-né. On connaît la for mule de Hui-Neng: Depuis le commencement, aucune chose n’est, Nisargadatta est non moins abrupt: Je suis la lumière où apparais sent et disparaissent tous les rêves. Jésus ne dit pas autre chose: Je suis la lumière qui est sur eux tous. Je suis le Tout. Le Tout est sorti de moi et le Tout est parvenu à moi. Maître Eckhart affirme de son côté: Toutes les créatures sont pur néant ; je ne dis pas qu’elles sont peu de chose, c’est-à-dire quelque chose, mais qu’elles sont un pur néant.
Aucun texte jusqu’à maintenant n’a explicité la non-dualité avec
autant de rigueur et de précision que l’Epître sur l’Unicité Absolue.
La pseudo-relation créature-créateur ne résiste pas à l’approche de la
Réalité unique. La réalisation est en fait la destruction d’une illusion,
ou la prise de conscience que ton existence est néant, et néant ne
peut s’ajouter à une chose, temporaire ou non. Ailleurs, le texte précise : En réalité, il n’y a ni union ni séparation, comme il n’y a ni éloignement ni approche. On ne peut parler d’union qu’entre deux, et non lorsqu’il s’agit d’une chose unique.
Pourtant le Réel suprême n’est pas statique. Comme le dit Jésus, il
est lumière, il est mouvement et repos. L’énergie est en même temps
lumière. En permanence, elle rayonne et se résorbe dans le repos éternel. Nos sens perçoivent des images là où tout est lumière-énergie qui
sort de la source et y revient : Et son image sera cachée par sa lumière. Quand vous ferez le deux Un,… si vous dites montagne
éloigne-toi. elle s’éloignera.
Le fait que la création ne puisse être dissociée du Créateur qu’en mode illusoire peut paraître réducteur et appauvrissant. C’est du moins ainsi que le voit le psychique. Mais ses moyens de perceptions, qui lui permettent de fonctionner dans un espace-temps réduit. révèlent bien vite leurs limites à une échelle plus importante. C’est ainsi que je vois encore briller dans le ciel des étoiles qui sont éteintes depuis des millions d’années. Les éveillés des grandes traditions n’ont pas attendu les investigations des microphysiciens pour découvrir que ce que nous appelons matière est en réalité de la lumière-énergie et que cette lumière-énergie est en perpétuelle résorption en son centre. C’est donc à ces éveillés que nous pouvons demander en quoi consiste la relation dans la non-dualité. On s’aperçoit vite que les mots sont des serviteurs peu dociles pour expliquer un processus caractérisé par le rayonnement et par le retour à la source. Les manifestations de l’énergie constituée de vibrations aux fréquences variables portent le nom bien connu de kundalini aussi bien dans sa forme cosmique que dans sa forme individuelle, celle-ci rejoignant celle-là grâce au corps.
L’ÉMERGENCE
Chez la très grande majorité des humains, l’énergie gît plus ou moins endormie à la base du corps. Elle est symbolisée par le serpent dont le venin représente les forces psychiques. Cependant le reptile complètement dressé ne présente plus aucun danger. De même la kundalini en se déployant vers le haut se révèle non seulement puissance inoffensive mais le bien le plus précieux. Alors, elle retrouve son essence consciente, devient omnipénétrante et crée les univers. Cependant elle n’est pas telle que les sens la perçoivent: Je vous donnerai ce que ·l’œil n’a pas vu, et ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce que la main n’a pas touché, et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme.
Ce que les sens ne perçoivent pas, mais ce par quoi les sens perçoivent, c’est cela que Jésus donne, c’est cela l’ultime Réalité. La Kéna Upanishad ne dit pas autre chose: Ce qu’on ne voit pas par le regard, ce par quoi l’on voit les yeux, c’est Brahman, sache-le bien…Ce qu’on n’entend pas par l’oreille, ce par quoi l’ouïe est entendue, c’est Brahman, sache-le bien … Ainsi le corps est l’occasion de connaître Brahman. Mais comme connaître Brahman, c’est être connu de lui, on peut dire que le corps est l’occasion pour Brahman de se connaître. C’est exactement ce que Jésus exprime en disant : Quand vous vous serez connu, alors vous serez connu. La formule lapidaire du soufisme rejoint également celle de Jésus : Je connais mon Seigneur par mon Seigneur. Cela peut aussi être dit ainsi: C’est le Soi en moi qui connaît.
LA RECONNAISSANCE
Le mouvement issu du repos, ou émergence, est accompagné de la conscience. Le corps humain est le lieu-sans-lieu où se déploie la conscience, ce qui permet à l’Esprit de se reconnaître lui-même. Sans ce corps, l’Esprit n’aurait pas cette relation à lui-même. Le corps joue comme un miroir où l’Esprit se découvre lui-même. Sans ce miroir, il serait privé de cette relation à lui-même. C’est ce que les maîtres du Tch’an appellent «voir en sa nature originelle».
La reconnaissance peut se faire également, et d’une façon aussi gratifiante, dans le miroir que représente un autre corps en communication avec le premier. Nous avons vu que le corps est l’occasion pour Brahman de se connaître. Or Brahman, c’est l’Esprit. C’est l’Esprit qui se reconnaît grâce au corps. L’Esprit crée la manifestation pour se reconnaître. L’homme doué de conscience est la quintessence de la manifestation, c’est pourquoi il est le lieu privilégié de cette reconnaissance. Le langage anthromorphique devient nécessaire pour évoquer ce que Jésus appelle cette merveille de merveilles. L’Esprit quête sa propre image. Les textes disent que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Mais le mental détourne au profit de la pseudo-personne ce qui relève de l’Esprit. L’éveillé est justement celui chez qui le mental a abdiqué. Son corps est le miroir par excellence de l’Esprit. C’est pourquoi la faveur de rencontrer son regard est si précieuse. Mais cette joie risque bien vite d’être troublée parce que le disciple veut tout de suite établir une relation de dépendance avec le Maître, alors que la relation juste est celle de l’Esprit avec son image.
Dans un groupe, comme celui que nous constituons à Metanoïa, cette quête de l’image, qui est celle de notre Réalité suprême, est source de félicité. Des gnostiques réunis pour découvrir leur visage originel ont le bonheur de trouver, en dehors de tout esprit de domination et de dépendance, des miroirs où ils se reconnaissent. Lorsque le mental ne joue pas les trouble-fête, ce jeu de miroirs fonctionne admirablement. Chacun découvre dans le regard de l’autre, dans la mesure où les deux sont désentravés de la pesanteur de la mémoire et des projections, son propre visage originel. Ainsi, il ne le découvre pas seulement en lui-même, mais dans son vis-à-vis. Il échappe de la sorte aux dangers de celui qui ne chercherait toujours et uniquement qu’en lui-même son être essentiel. Cet être rayonne d’amour. Or l’amour tend à se répandre. C’est dans sa nature de donner et de rencontrer celui qui accueille le don. Aussi le jeu du double miroir apporte-t-il félicité dans la fécondité. Pour qui en a vraiment conscience, le jeu est tout simplement merveilleux : le regard en vis-à-vis me permet de me reconnaître dans ma Réalité unique et ultime, à la condition qu’il soit en même temps que le mien exempt de toute référence à la mémoire et à l’imagination. Cette transparence amène la réciprocité : je suis également pour mon vis-à-vis l’occasion de sa révélation.
L’image divine que je rencontre dans le regard d’en face révèle à mon JE intérieur sa propre splendeur. D’où le bonheur insigne de multiplier lors des rencontres entre gnostiques les occasions de cette révélation. Ce qui pouvait sembler, comme je le disais plus haut, réducteur et appauvrissant dans la relation non-duelle, se vit au con traire comme la merveille des merveilles. Mais la contemplation ne nous comble vraiment que lorsqu’il y a complémentarité dans cet échange, c’est-à-dire lorsque l’homme cherche son image divine dans le regard de la femme et vice-versa. Les projections de l’homme sont tempérées et apaisées dans l’accueil qu’il reçoit. De son côté, la femme, en dirigeant son regard vers ‘homme, se projette, ce qui lui permet de vivre en même temps ses complémentarités masculine et féminine. C’est ce que Jésus nous dit à propos de Marie: Voici que je l’attirerai afin de la faire mâle … Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux. Dans ce jeu complémentaire, le mâle n’est plus seulement mâle et la femelle n’est plus seulement femelle (log. 22).
LA CONTEMPLATION AMOUREUSE
Cependant, la contemplation n’atteint son sommet que chez les amoureux dont le mental a lâché prise. Hubert Benoit, dans son livre De l’Amour (Le Courrier du livre, 1964), qualifie d’amour adorant ce feu qui brûle les amants, souvent l’un deux seulement et plus spécialement l’homme. Il précise fort justement que l’expression fou d’elle demande à être corrigée par fou à propos d’elle. Analysant cet amour suprême, H. Benoit écrit : L’amoureux contemplera son image divine à travers toutes les perceptions… qu’il aura de la femme aimée. Lorsque l’amour suprême est réciproque, alors la différence introduite par le couple dans la création – le mental est lié à la personne et celle-ci provient du couple- se trouve abolie grâce à deux corps qui ne ·sont pas là pour enfanter mais pour se transformer en lumière et véhiculer la lumière : Bienheureux le ventre qui n’a pas conçu et les seins qui n’ont pas donné de lait ! Le couple de lumière, comme il convient de l’appeler, rétablit l’unité originelle compromise par le couple psychique. Le premier instaure la relation juste là où le second cultive la différence. Il est souverain dans un monde où règnent les rivalités, les dépendances, les révoltes…
Il y a un an, à propos du logion 61, nous insistions sur les perspectives que nous ouvrait la relation Jésus-Salomé. Elle est l’exemple même de la relation dans la non-dualité. Salomé se reconnaît grâce à Jésus. Néanmoins en lui disant dans un élan spontané : Je suis ta disciple, elle laisse subsister une relation de dépendance dont Jésus l’affranchit aussitôt: Quand le disciple est désert, il sera rempli de lumière.
Salomé est lumière ; Jésus, en déclinant son identité (log. 77), dit aussi qu’il est lumière. Il est la lumière qui rencontre la lumière, restaurant ainsi la relation homme-femme dans la non-dualité.