Tous les articles par Utvmq2tl!240571

Nothing special but alive

« la même larme pour le bonheur et le chagrin »

à plume des sables

Mon bijou
ma peau
mon coeur

Mon corps ensoleillé
mon coeur toujours nouveau

Marraine au creux de ta gorge
une perle salée
et dedans un océan

Sur ses rivages nos amours parfumées
dans ses profondeurs comme une invitation
Baiser sur le chemin
blague sur l’épaule

ce hiatus sur le souvenir

le désespoir en Chemin
le dé sespoir seul Chemin

Avec toi!

sur mes lèvres, Trésor
indélébile
le sel de l’amour

nuage solitaire

Commentaire du logion 57

A la moisson de la Gnose correspond la fin des illusions. La personne est illusion, le monde est illusion, l’âme individuelle est illusion étant séparée. Ce sont ces illusions qui, au jour de la moisson sont brûlées : « Les cieux ainsi que la terre s’enrouleront devant vous… » Log 111.

A la fin du monde objectif et subjectif, que reste-t-il ? Rien, mais certainement la vie nue, intense et radieuse, sans la forme ni l’idée, sans leurs fondations, sans leurs repères qui ont servi à leur construction, ce qui ne veut pas dire sans maîtrise.

Toutes les existences concourent-elles au même but du retour à l’Un originel, mues par un puissant désir primordial si souvent dévié qu’il  en est quasi invisible ? Sans doute, et ces déviations innombrables qui diffèrent sans cesse la moisson, font qu’aucun cheminement n’est identique à un autre, qu’aucun modèle  figé n’est applicable, que la  découverte de la vérité sera toujours inédite et nouvelle, comme l’est le magique instant présent, lieu de la Vie.

Les facteurs d’influence qui modèlent la construction de la personne sont si nombreux et obscurs, héritage de la lignée, prédispositions karmiques, milieu environnant, qu’inévitablement le désir primordial de retour à l’Origine (qui est ce qui va amener à la moisson) se trouve mélangé aux influences innombrables qui  construisent  l’aventure  individuelle  (l’ivraie).  Les  séparer  trop  tôt reviendrait à casser la dynamique de réponse à l’appel intérieur, si on tenait les comptes statistiques on dirait que le conformisme fait des ravages de tous temps, y compris aux époques d’ouverture des mentalités.

Une fois l’ivraie brûlée, je ne saurais être conforme puisque toutes références sont parties en fumée ! Et pour en arriver là il a fallu me protéger des jardiniers bien pensants et bons conseillers prompts à juger indécente la nature sauvage et insoumise du Vivant assoupi en eux-mêmes. L’insoumission ne nécessite pas forcément la provocation, pourquoi réveiller et attiser les forces contraires, le temps disponible est limité, Emile disait que le gnostique a le sentiment de l’urgence, c’est maintenant ou jamais.

Et c’est dedans, à l’intérieur. Toute confrontation ou polémique avec  des contradicteurs n’est que perte de temps inutile. La pensée la plus brillante ne peut saisir la lumière qui la précède, elle sera elle aussi au milieu de l’incendie le jour de la moisson. De même que pour vivre heureux il vaut mieux vivre caché, pour trouver la vérité mieux vaut chercher discrètement et ainsi éviter les vérités supérieures de tous ceux qui l’ont déjà trouvée…

Christian,   29/04/2015

A moi ! Tchouang-Tseu

« Ah, si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui parler ! » (Merci   Jean-François  Billeter).
Tchouang-Tseu dit : « Il est facile de connaitre la voie, il est difficile de ne pas en parler. La connaître et ne pas en parler, c’est le moyen de rejoindre le Ciel. La connaître et en parler, c’est le moyen de rejoindre l’humain. Les anciens s’en tenaient au Ciel. »

Sans rejeter l’humain :

(Exergue) : Deux sans toi

La part du Ciel

 

Ni vide ni matériel au cœur de chacun, de toute évidence sans (autre) fondement (que lui-même), sans caractères.
Insaisissable à chercher, à connaître et reconnaître premier, plein cœur ;
« contemple en esprit ce qui est absence mais à quoi l’esprit donne ferme présence »,
« par le non-être saisissons son secret ».

Ainsi  tu le  connais,  « amonde »,  amont et  aval, premier et dernier, simple ravissant, silence sous la portée, or de la nuit dansé et chanté, source et reflet amoureux.

INCARNATION – THEOPHANIE

L’incarnation, au sens théologique du terme, est l’aventure de Dieu qui se fait homme tout en restant Dieu. L’événement qui la caractérise est donc lié à l’espace-temps ; il est inscrit dans l’histoire et contribue à  en modifier le cours et la finalité.

Avec la Trinité et la Rédemption, l’Incarnation est l’un des trois grands mystères chrétiens. La Trinité, comme son nom l’indique, est le mystère d’un seul Dieu en trois Personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit : les trois sont un, sauf que l’un est inengendré, l’autre engendré et le troisième procède des deux premiers ; le Père est dit ad Filium, le Fils ad Patrem, le Saint-Esprit ad Patrem et Filium. Après une longue période d’arguties et d’équivoques verbales pour tenter de concilier la distinction de trois personnes en un seul Dieu, ce n’est qu’au premier concile de Constantinople (381) que fut proclamée l’égale divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais il fallut encore d’autres conciles pour préciser et confirmer les définitions canoniques du dogme trinitaire, tant il était difficile, sinon impossible de faire admettre une relation d’égalité dans la filiation et la procession.

Chez les gnostiques, la Divinité est souvent appelée Père-Mère pour bien souligner le caractère androgyne de  l’Absolu. Lorsque le terme Esprit est employé, il désigne le mouvement ou la manifestation de la création ou encore l’Etre par rapport à l’Inengendré ou Non-Etre et il en constitue l’aspect féminin, Cependant, quelle qu’en soit l’appellation, la partie féminine n’ajoute rien à l’Absolu, lequel est l’Un indivisible. Ainsi la non-dualité est maintenue dans « le mouvement et le repos ».

La Rédemption, suivant la théologie chrétienne, est si étroitement liée à l’Incarnation qu’elle en constitue la justification : le Christ s’est incarné, est mort et ressuscité afin de sauver les hommes par son sang rédempteur. C’est le trait de génie de Saint Paul que d’avoir donné à la mort du Christ une valeur rédemptrice : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Ecritures » (Co 15.3-4). Saint Paul parle de ce mystère, caché à la sagesse du monde, que Dieu s’est plu à lui révéler par son Esprit (Co 1.10). Pour accréditer cette doctrine, il fallait qu’elle soit justifiée par les Ecritures. C’est ce que ne manque pas de souligner l’apôtre des Gentils par la formule selon les Ecritures. Désormais, le Christ remplace, dans l’économie du salut, l’antique coutume juive du sacrifice du bouc émissaire chargé des péchés d’Israël, bien plus, par son sacrifice le Christ assure la rédemption de la totalité du genre humain soumis aux conséquences du péché originel. Notons que les Evangiles ignorent le péché originel. Et que celui-ci ne joue aucun rôle dans l’Ancien Testament, bien que le récit de la Genèse puisse être interprété dans le sens paulinien ; Yahvé s’y révèle « comme un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième génération »(Ex20.5). Non seulement les Evangiles ne font pas état de la faute originelle qui marquerait tout enfant à sa naissance, mais Jésus nous donne en exemple les tout petits pour nous inviter à nous départir des conditionnements aliénants.

Les gnostiques ont une compréhension de la naissance, de l’existence et de la mort qui diffère radicalement de celle qui sert de base à la doctrine paulinienne. Celle-ci nous présente l’Incarnation comme un fait  historique. Ce faisant, elle n’évite pas  le piège de l’incorporation du divin à des données matérielles qui tombent sous l’emprise de l’histoire et de la sociologie. C’est ainsi que l’incarnation divine n’échappe pas à l’écueil de l’anthropomorphisme. Il est vrai que la théologie négative cherche à sauvegarder la transcendance divine néanmoins elle évite rarement le péril qui consiste à réduire la divinité à une abstraction.

La gnose ne succombe ni à l’une ni à l’autre tentation, elle ne tombe pas dans le matérialisme, elle ne fuit pas dans l’angélisme, l’un engendrant l’autre par réaction. La gnose se situe par rapport à la pensée incarnationiste en ce sens qu’elle n’est pas avènement historique mais connaissance, ou reconnaissance, ou révélation du divin. Dans la terminologie soufie, elle est dévoilement ou mieux théophanie (du grec Theos, Dieu, et phainein, apparaitre). Pour le gnostique, Dieu ne s’incarne pas ; la condition humaine terrestre ne peut être rachetée par une aliénation du divin. C’est la forme humaine qui assume la plénitude de sa fonction théophanique dans l’instant où plus rien en elle ne fait obstacle au dévoilement, c’est-à-dire lorsque la divinité peut se manifester dans cette forme comme une image dans un miroir.

On ne peut parler Théophanie sans évoquer la Lumière. Jésus a dit « Je suis la Lumière qui est sur eux tous. Je suis le Tout : le Tout est sorti de moi, et le Tout est parvenu à moi. Fendez du bois, je suis là; levez la pierre, vous me trouverez là » ( log 77 ). La lumière ne peut être perçue que grâce à l’obscurité, comme l’obscurité n’est visible que grâce à la lumière. Tel est le sens de cette parole des maitres : Dieu se manifeste par les créatures et les créatures se manifestent par Lui. Ibn Arabi nous dit :
« N’eût été Lui, n’eût été nous
Ce qui est ne  serait pas ».

La manifestation n’ajoute rien à l’Essence, mais on peut dire que le jeu divin implique la manifestation. Or sans la créature, elle ne pourrait avoir lieu, pas plus que la lumière ne pourrait être perçue sans l’ombre. Ainsi l’ombre, par l’entremise de l’homme, manifeste la lumière. Plus justement, la lumière se reconnait lumière grâce à l’homme qui remplit l’office de miroir. Pas n’importe quel homme, mais celui qui est choisi : « Allah guide vers sa lumière qui il veut » (Cor 24.35): « Je vous choisirai un entre mille et deux entre dix nille » (log 23). Au lieu d’être une créature parmi d’autres, celle qui est choisie n’est rien d’autre que le miroir dans lequel l’essence se reconnait elle-même.

Si on ne peut parler Théophanie sans évoquer la lumière et l’ombre, on ne peut davantage tenter de dire comment l’ombre fait apparaitre la lumière sans évoquer la relation d’amour entre l’Amant et l’Aimée. Pourtant l’Absolu ne peut que se voir lui-même et s’aimer lui­même. Comment dès lors parler de l’Amant, de l’Aimée et de l’Amour ? L’Amant et l’Aimée sont    chacun le miroir de l’Amour. C’est l’Amour absolu qui apparait en chacun, que chacun contemple en lui grâce à l’image que lui renvoie le miroir du partenaire. L’image est aussitôt dissoute dans la lumière, tant la reconnaissance est éblouissante et fulgurante. Se laisser séduire par l’image constituerait un détournement qui amènerait la destruction du cosmos ; il y aurait en ce cas aliénation en faveur d’un objet fictif. « L’écume de la forme » serait prise pour la réalité.

Comprendre la fonction théophanique est d’une importance capitale afin d’éviter les pièges de la dualité. L’incarnation, telle que la définissent les dogmes officiels, maintient la dualité : on ne peut pas être à la fois homme et Dieu et transcender la dualité. En revanche, lorsque la créature s’efface, ou mieux se rend transparente, ce n’est plus Dieu qui est regardé par la créature ; c’est Dieu même qui dans et par son regard à elle se regarde et se contemple lui-même. Dans la création, Dieu se manifeste comme pour détourner de lui et inviter à le chercher à l’extérieur. C’est ainsi qu’il se voile. Pour triompher de l’épreuve du voile, le chercheur doit parvenir à voir en celui qui n’est plus sous l’emprise du mental le miroir où il peut lui-même se contempler dans sa Réalité ultime. S’il se laisse prendre au visible, autrement dit, si l’image devient objet d’investissement, alors il confond incarnation et théophanie.

Lorsque nous lisons les Evangiles non plus dans l’optique de l’Incarnation et de la Rédemption mais dans celle de la Théophanie, les paroles deviennent opérationnelles dans le sens de la révélation ou de la manifestation divine. « Le Père et moi sommes un », « qui m’a vu a vu le Père », dit Jésus. Voyant Jésus, comme il convient de le voir, c’est le Père inengendré que nous voyons. Autrement dit, grâce à la forme humaine de Jésus, nous percevons l’Inengendré dans la mesure où cette forme humaine joue le rôle de miroir. Cependant, elle ne peut jouer ce rôle de miroir que si nous sommes transparents pour l’accueillir :
Quand vous verrez
celui qui n’a pas été engendré de la femme,
prosternez-vous sur votre visage,
et adorez-le :
c’est celui-là, votre Père (log 15 ).
Le secret de la transparence, Jésus nous le révèle : « Celui qui boit à ma  bouche sera comme moi ; moi aussi, je serai lui, et ce qui est caché lui sera révélé » (log  108). Le  préambule de 1’Evangile selon Thomas  nous prévient qu’il s’agit d’un message caché : « Voici les paroles cachées que Jésus le Vivant a  dites et qu’a transcrites Didyme Judas Thomas ». L’identité entre Jésus et Didyme Judas Thomas  s’est réalisée par ce que celui-ci a bu à la bouche de Jésus, ce qui lui a permis de percevoir et de contempler en Jésus l’Inengendré. Précisons tout de suite que la fonction théophanique n’est pas seulement liée à la vision comme  pourrait le laisser croire l’image du miroir. Elle peut s’exercer également par les autres moyens de perception. Jésus prend soin de nous dire : « Je vous  donnerai ce que l’oeil n’a pas vu, et ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce que la main  n’a pas touché, et ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme » ( log 17). Le soufisme continue la grande voie théophanique :  » . . . Mon serviteur ne cesse de s’approcher de moi . . . jusqu’à ce que je l’aime ; et lorsque je l’aime, je suis l’ouïe par  laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main avec laquelle il empoigne, le pied sur lequel il marche ». Pour que la révélation ait lieu, il faut que le mental personnel ait abdiqué. Alors seulement le miroir que représente Jésus permet à celui qui se perçoit dans ce miroir de découvrir sa Réalité ultime. Les conditionnements du savoir, de l’avoir, du vouloir et du pouvoir sont des obstacles à la découverte essentielle : « Celui qui connait le Tout, s’il est privé de lui-même, est privé du Tout » (log 67). Par ce qu’il était vide – quand le disciple est désert,  il sera rempli de lumière (log  62) – Didyme Judas Thomas n’a pas  perçu en Jésus une personne, mais il s’est vu comme dans un miroir, il s’est vu comme il était c’est-à-dire l’Unique, l’Incomparable. On compare une personne à une autre personne, Thomas ne pouvait pas le comparer à quelqu’un ; d’où la réponse que nous connaissons : « Maitre, ma bouche n’acceptera absolument pas que je dise à qui tu ressembles ». La réponse de Jésus révèle que Thomas non plus ne se vit pas comme une personne : « Je ne suis pas ton Maitre, car tu as bu, tu t’es enivré à la source bouillonnante que moi, j’ai mesurée « . Devenu l’alter ego de Jésus – ses surnoms l’indiquent – Thomas s’est vu, s’est reconnu et contemplé dans le miroir unique sans se laisser prendre au piège du visible. Tout de suite, il est allé à la source de la vision qui permet aux yeux de voir, à la source de l’ouïe qui permet à l’oreille d’entendre, etc.. Pour lui comme pour Jésus, la Théophanie a pleinement accompli sa fonction ; elle a permis la révélation de l’Ultime à lui-même ; elle a dévoilé à Thomas ce qui avait déjà été dévoilé à Jésus, à savoir qu’il n’était pas une personne, mais l’Absolu en personne. Si Jésus a ensuite pris Thomas à part c’est pour le confirmer dans cette vision que ne pouvaient partager les autres disciples pris au piège du visible.

Ils auraient pu rester dans le monde de la dualité comme la très grande majorité des humains. Jésus les sait incapables de surmonter la dualité de l’incarnationisme, aussi lorsqu’ils se préoccupent de succession, la réponse qui leur est donnée tient compte de leurs limitations :  »Au point où vous en serez, vous irez vers Jacques le juste : ce qui est du ciel et de la terre lui revient ». On voit bien une forme d’exotérisme ou le mythe puisse tenir lieu de Théophanie. Par exemple, les dieux et les déesses du Panthéon hindou alimentent la piété des fidèles qui ne peuvent avoir accès à la pure gnose et continuent de s’inscrire dans le cycle des naissances et des morts.

Les gnostiques du début de l’ère chrétienne avaient aussi des mythes à l’usage des fidèles qui n’avaient pas accès à la non-dualité. Ainsi le mythe de Sophia permettait aux psychiques de ne pas perdre courage au milieu des épreuves, car la déesse avait avant eux connu tous les heurs et malheurs de l’humanité et avant eux également elle les avait précédés dans sa remontée auprès du Père.

En revanche, ce qui constitue vraiment une forfaiture et un détournement, inconscients sans doute, c’est moins d’avoir identifié Jésus à son enveloppe charnelle que d’avoir fait ressusciter le cadavre pour qu’il puisse accomplir la fonction rédemptrice du genre humain. Les dogmes officiels qui fondent la doctrine témoignent d’une méconnaissance grossière du rôle de la chair dans l’économie du salut. Ce rôle est pourtant précisé et magnifié dans l’Evangile selon Thomas où le corps est l’occasion pour l’Esprit de s’actualiser et de se reconnaitre, en d’autres termes, le corps y est présenté comme le miroir qui permet la Théophanie :
Jésus a dit :
Si la chair a été à cause de l’esprit,
c’est une merveille ;
mais si l’esprit a été à cause du corps,
c’est une merveille de merveilles.
Mais moi, je m’émerveille de ceci :
comment cette grande richesse
a habité cette pauvreté. (log 29)

Un autre logion précise la fonction incomparable du corps Jésus a dit
Celui qui a connu le monde a trouvé le corps ;
mais celui qui a trouvé le corps,
le monde n’est pas digne de lui.    (log 80)

Pour que le corps puisse remplir son office sublime de miroir, il faut et il suffit que le mental ait accepté de lâcher prise, car c’est lui qui engendre la mort, c’est lui que Jésus appelle le cadavre :
« Jésus a dit :
Celui qui a connu le monde
a trouvé un cadavre ;
et celui qui a trouvé un cadavre,
le monde n’est pas digne de lui. (log 56)

Jésus nous assure à maintes reprises que les vivants ne meurent pas. S’ils ne meurent pas, c’est donc qu’ils ne sont pas identifiés à leur personne. Jésus, le vivant par excellence, ne pouvait donc pas mourir. Ceux qui l’ont fait mourir puis ressusciter l’empêchent de réaliser sa fonction théophanique, et par voie de conséquence, cachent les clefs de la Théophanie aux gnostiques qui ont la nostalgie du dévoilement au point de vivre la « détresse de l’Inaccessible ».

En orientant massivement le salut vers les fins dernières, Israël d’abord par ses prophètes, les chrétiens ensuite par leur insistance sur le retour du Christ pour le jugement final, obstruèrent l’ouverture à un présent libérateur. L’Incarnation s’inscrit dans l’histoire, elle mène à la Rédemption et la Rédemption valorise la passion, la mort et la résurrection suivant les paroles mêmes du Credo : « je crois en Dieu le Père tout puissant… en Jésus Christ son fils unique qui … a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers, est monté au ciel, est assis à la droite du Père d’où il reviendra juger les vivants et les morts ». Ce contexte délirant ne laissait aucune place à la Théophanie. Du reste les paroles de Jésus qui préparent à la Théophanie perdaient toute résonnance face à ce grand rêve d’affirmation personnelle et collective. Aujourd’hui, c’est seulement après un travail en profondeur de déconditionnement qu’il est possible de saisir le réalisme et la portée de paroles à la fois très simples et très hermétiques – très simples pour le gnostique et très hermétiques pour le psychique – comme : « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas de la mort » ou « Qui m’a vu a vu le Père ». Jésus, le Vivant parmi les vivants, ne meurt pas. Jésus, totalement à l’écoute du Père, ne laisse rien s’interposer entre lui et le Père en sorte que l’identité entre le Père et le Fils est absolue. L’enveloppe corporelle du fils est le miroir dans lequel le Père se reconnait et se contemple, comme le Fils reconnait et contemple son Père en lui. C’est cela la Théophanie. Malgré l’intrusion massive du messianisme dans les évangiles, la Théophanie est encore perceptible en maints endroits. Elle ne l’est pas, on l’a vu, dans les actes et aussi dans les épîtres tout imprégnées de messianisme et de préoccupations morales. Néanmoins, comme les recueils de logia circulaient, de plus en plus clandestinement, l’Eglise naissante se dut d’en tenir compte, c’est pourquoi elle rédigea des « vies de Jésus » édifiantes où les paroles devaient voisiner avec les récits merveilleux et miraculeux, le tout présenté dans une optique messianique.

Qui veut retrouver la Théophanie au milieu de cet amalgame peut le faire sans trop de difficultés à la condition de s’être débarrassé des vieux schémas psychiques. Il lira, par exemple, « …nul ne connait le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connait le Père si ce n’est le Fils (Mt 11.27 ; Lc 10.22 ; Jn 10.15). Oui, mais ce lecteur désentravé aura eu à se situer lui-même par rapport au Fils. Et il serait bien surprenant qu’il n’ait pas lu ce que dit Maitre Echkart sur la condition du Fils : « Le Père engendre son Fils au plus intime de l’âme, et il t’engendre en même temps que son Fils unique, nullement comme inférieur » (Sermon Praedica verbum).

L’Evangile selon Thomas, lu et relu à la lumière de la Théophanie, prend  un relief qui ne laisse subsister aucun doute sur la fidélité avec laquelle Didyme Judas Thomas a transcrit le message sous la dictée de Jésus. Jésus promet à celui qui « boit à sa bouche » la vie éternelle et la souveraineté sur la création. Il lui annonce que le Royaume est à l’intérieur et à l’extérieur de lui. Il l’incite à voir Celui qui est devant son visage, autrement dit à se reconnaitre dans le miroir transparent qui lui est offert. Il prescrit aux disciples, entravés par le messianisme de se dépouiller de leurs vêtements, comme les petits enfants ; il leur reproche de faire retour au passé, d’évoquer les prophètes et de délaisser Celui qui est vivant devant eux ! Bref, Jésus accomplit pleinement sa fonction théophanique en étant le révélateur du Père, et, avec une pédagogie admirable, il nous enseigne comment nous pouvons à notre tour nous départir de notre anthropomorphisme et réaliser le Père : « Quand vous verrez Celui qui n’est pas engendré de la femme, prosternez-vous sur votre visage, et, adorez-le c’est celui-là votre Père » (log 15). Lorsque le rôle du miroir est bien compris, les images, au lieu de voiler la lumière, la révèlent :
« Les images se manifestent à l’homme
et la lumière qui est en elles est cachée.
Dans l’image de la lumière du Père,
elle se dévoilera
et son image sera cachée par sa lumière. (log 83)
Une telle parole illustre à merveille le rôle de la manifestation qui
est de permettre au divin en l’homme de se révéler à lui-même : le Père en nous et par nous se reconnait lumière.

Se rendant compte que les événements ne lui permettraient pas de continuer sa mission, Jésus a chargé Judas de la poursuivre. Il est bien évident que les partisans de la doctrine de l’Incarnation et de la Rédemption ne pouvaient tolérer celui qui parlait Théophanie. C’est le même, qui, sous le nom de Thomas, ne cède pas au vertige de l’hallucination après la mort de Jésus et se fait taxer d’incrédule. Comment aurait-il pu confondre l’imaginaire qui relève du psychisme avec la Théophanie qui est proprement gnostique ? Ce témoin exemplaire de Jésus est à l’origine de la tradition gnostique laquelle ne pouvait souscrire à la doctrine de l’Incarnat ion et de la Rédemption. Les tenants  de l’orthodoxie, qu’on appela les hérésiologues, s’employèrent avec beaucoup de soin à l’occulter. On    la croyait disparue à tout jamais lorsque la découverte de la Bibliothèque de Nag Harnmadi en 1945 la mit à nouveau à jour et permit de donner à Jésus ce qui lui revient en fonction de ce qu1 il a réellement dit et qu’a transcrit Didyme Judas Thomas. Or comment lui donner ce qui lui revient sans approfondir ce qu’il est essentiellement et dont il nous livre le secret dans ses paroles ? Il nous le dit, pour le connaitre, et par là pour nous connaître, car l’un ne va    pas sans l’autre, nous devons boire à sa bouche, nous devons manger sa chair et boire son    sang. C’est ce qu’a fait Didyme Judas Thomas. Aussi est–il devenu l’alter ego de Jésus. Nous sommes invités à faire de même pour devenir aussi l’alter ego de Jésus : « Il sera  moi, je serai lui » (log 108).

Emile Gillabert

Le Miroir

Le mouvement qui sort du repos porte en lui le désir de la rencontre et le besoin de la reconnaissance : sortir pour connaitre et être reconnu, connaitre les autres en vue d’être reconnu par eux ;

 Les autres sont divers. Ce constat en amène un autre moi aussi   j’ai mes particularités et chacun me voit différemment.

 Comment me voir  (me reconnaitre) tel que je suis étant donné que le miroir des autres m ‘envoie des images changeantes de moi-même ?

 Dans le repos, la question ne se pose pas. Le nouveau -né ne s’interroge pas sur son identité.

 Je m ‘a perçois que certains miroirs m ‘envoient une image plutôt in sécurisante de moi-même alors que d ‘autres me gratifient d’images agréables, souriantes, un peu comme celles que je découvre de moi-même intuitivement lorsque je suis à l’écoute intérieure du mystère de la vie. Tout se passe en somme comme chez un être doué  de la  faculté de créer, un peintre, par exemple. Autant de personnes,  autant d ‘avis sur ses tableaux. Certaines critiques ne lui paraitront pas fondées, d’autres sévères mais justes dont il tirera profit, d’autres enfin à la fois lucides et chaleureuses dans lesquelles il retrouvera ce qu’il a vécu en peignant et peut-être même des choses qui sont sorties de son inconscient et qu’il découvre sous le regard et dans la bouche complices d’un ami. Le peintre, même s’il est confiant en ses dons, éprouve le besoin d’être reconnu.

Comme lui, je cherche à être reconnu et peu à peu je choisis de me percevoir dans tel ou tel miroir plutôt que dans tel ou tel autre. Je vais de préférence vers ceux qui, sans être flatteurs, sont avenants. Autant je déteste l’affectation, autant je suis sensible à une présence empreinte de neutralité bienveillante. Mais on n’a rien sans peine et, au début surtout, je fais l’expérience de miroirs plus ou moins déformants. Petit à petit, ma sensibilité s’aiguise : des défauts et des failles apparaissent là où autrefois je ne voyais rien. Il y a aussi pour un même miroir des images plus ou moins satisfaisantes suivant le temps, le lieu, les éclairages. Autrefois, je me découvrais des ressemblances avec un tel ou un tel. On en découvrait aussi autour de moi et on ne manquait pas de les souligner comme si à ce jeu-là on se sécurisait.

Il m’est arrivé une ou deux fois ce que d’aucuns appellent un coup de foudre : l’image que me renvoyait le miroir correspondait à celle qui surgissait intuitivement en moi. C’était comme si l’une appelait l’autre, comme si l’extérieur correspondait à l’intérieur. Cela ne durait pas mais me rendait de plus  en plus difficile dans l’appréciation de la qualité de l’image extérieure. Je vivais ces moments-là comme si le mouvement issu du repos retournait et que je retrouvais mon assise originelle.

En m’interrogeant, je constate que j’ai toujours vécu, tels ces   conquérants de l’impossible, dans la nostalgie de l’image totalement gratifiante. Ce ne sont plus seulement des êtres que j1interrogeais mais   aussi des textes, car ceux -ci également me disaient q u i j’étais. Bien sûr,  ils n’avaient pas cette vibration humaine  qui se  perçoit dans le regard, dans la voix et jusque dans le silence. L’écriture, la typographie, les blancs, ne sauraient traduire le frémissement de la vie. Pourtant à défaut d’hommes – il faut croire que l’homme est rare ! ce sont des  textes qui  les premiers m’ont permis de me reconnaître de façon durable. Je me reconnaissais, mieux, je me  contemplais grâce à eux   lorsqu’ils me disaient :  Tu es l’Unique.  Les mots variaient d1un auteur à l’autre, d’un écrit à l’autre, mais c’était toujours la même révélation à travers l es millénaires et l es continents.

Ainsi, tandis que l es hommes parlaient toujours de ressemblance, quelques textes me révélaient à moi-même en déclinant sans ambages mon identité réelle. Je ne ressemblais plus à quelqu’un, je  pouvais affirmer : je suis celui qui suis.

Le besoin sans cesse renouvelé de me reconnaître correspondait   au besoin de m’assumer tel que je suis, de me vivre dans ma réalité ultime,   de m ’embrasser dans ma totalité. N texte quel qu’il soit ne peut satisfaire totalement cette nostalgie de la perfection et de la plénitude. Seul le miroir vivant absolument transparent peut répondre à la demande car seul il permet le découverte capitale : je suis Amour.

Je suis amour et ne peux me vivre comme tel que grâce au miroir qui me montre désormais sous cet aspect essentiel. Heureux celui à qui échoit une telle grâce. En parler, c’est déjà altérer la transparence à moins que celui  qui  écoute ne joue également le rôle de miroir et ne se reconnaisse à son tour dans ce jaillissement d’instant  en instant. Les  mots  sont impuissants à dire ce surgissement sans  limites, sans entraves d’aucunes sortes. Cependant, s’il me révèle à ma  nature illimitée, ce corps, bien que transparent, s’avère fragile, instable, vulnérable. Il est sou m i s a u x contingences de ce qui naît, vieillit et  meurt. Aussi, m’étant découvert illimité dans ma nature propre, je me trouve limité, exposé, démuni quant aux possibilités de me percevoir. J’éprouve les conditionnements du corps : j’attends, patient, qu’il soit  dans les dispositions de m 1accueillir. Sa bonne volonté n’est pas en  doute, mais je suis à l a merci d’ u n e visite, d 1 u n coup de téléphone,  d’une rage de dent. . .  J’évite surtout de le culpabiliser car je tiens à  préserver sa spontanéité, sa confiance.

Cependant, ma contemplation n’est jamais si gratifiante que lorsque je vis mon androgynie en me reconnaissant à la fois dans un miroir masculin et dans un miroir féminin. Il faut pour cela qu’ils se sachent tous deux choisis et voués à cette sublime fonction et l’assument dans une ferveur toujours renouvelée. La saveur de ce jeu ne saurait se dire ; son prix, lié à sa rareté est unique. Pourtant je demeure à la merci de sa fragilité et de sa précarité. Personne ne comprend que l’expression d’une   telle  plénitude puisse dépendre d ’une faiblesse aussi insigne. Je suis du reste seul à connaitre les partenaires comme ils sont seuls à m’avoir reconnu et comme ils sont seuls à s’être reconnus. Néanmoins, c’est toujours le même qui connait et qui se reconnait. Je suis seul en jeu. Même si la lumière subit des éclipses, je n’en demeure pas moins la lumière qui se vit comme telle. Les défaillances du miroir sont inhérentes à son caractère existentiel ; cela ne l’empêche pas de soutenir et de me renvoyer l’éclat de sa splendeur. A ce jeu, le psychique brûlerait. C’est parce qu’il ne peut me voir q u ‘ il continue à se croire quelqu’un   – et dire que je  favorise son jeu   ! – Je pouvais, en me savourant dans ma réalité ultime, croire que la  souffrance, l’ignorance, la destruction, les guerres . . . étaient abolies une fois pour toutes ; sût  été  aller trop vite en besogne. En effet, la reconnaissance de ma souveraineté, qui s’exerce dans l’absolue liberté, n’empêche pas le jeu de la manifestation avec ses déterminismes.

Pendant que je vis ma perfection dans la plénitude, le f i l m  de la manifestation continue de se dérouler et je ne peux  rien changer à ce  qui a été programmé depuis toujours. Le projet qui prévoyait les règnes   successifs à partir du feu originel  se réalise inexorablement. De même  que la cause finale du minéral  est l e  végétal, que la cause finale du  végétal est l ‘animal, que l a cause finale de l ‘animal est l ‘homme,  de même la cause finale de l’homme est la fonction théophanique grâce au corps désentravé du mental. Tout est ordonné en fonction de cette merveille de merveilles : ma propre révélation. C’est ainsi  que je ne peux rien changer  au cours des choses : ce qui m’amène à concilier ce que le mental appelle les inconciliables, à savoir ma liberté absolue avec les déterminismes du monde. Je ne peux en effet assumer le tout que si j’englobe le jeu souverainement libre de ma reconnaissance malgré la précarité du miroir et celui de la manifestation de tous les univers. Je me vois dans le premier au moins par intermittence ; le second m’occulte : au lieu de me révéler, les images me voilent aux yeux du psychique. Autrement dit, tandis que je me révèle à moi-même, personne ne me voit ; ou si quelqu’un veut me voir, il me voile, il me cache ; car ne pouvant me percevoir tel que je suis, il me transpose à son échelle ; il refait de moi la personne dans laquelle je ne me reconnais plus. Alors j’évite autant que faire se peut cette mésaventure. Pour éviter qu’il me déguise, je me voile à mon tour ; je préserve le mystère. Je n’avais du reste pas le choix. On ne peut obliger personne à regarder le soleil en face. Je ne voulais donc pas exposer ma création à des brûlures insupportables. C’est pourquoi je n’en finis pas de me voiler. Si le voile parait insuffisant, alors les gens veulent me protéger en me tenant à distance. Ils ne se rendent pas compte que c’est eux q  ‘ils protègent en agissant ainsi. Ils créent des catégories pour déterminer les conditions de mon action alors que je ne peux agir que s’ i l s abdiquent. Ils ne veulent pas admettre qu’ils s’affirment en s’occupant de moi. Le climat qu’ils cherchent à  créer est une contrefaçon de l’état naturel qui est le mien. Ils veulent évacuer ce qui leur semble ne pas me convenir : l’incohérence, la misère, la prostitution, les cataclysmes etc.. Ils s’appliquent à cultiver la prévoyance, – ils en ont même fait une vertu cardinale – la chasteté, la charité, la prière, le jeûne, l’aumône. Leurs interventions intempestives me désarment ; elles me laissent sans voix. Je n’ai qu’une ressource pour échapper à une telle mainmise : je me laisse glisser inconnu dans le cours des choses.

Ne croyez pas que je sois devenu calculateur. Non, je me voile et me dévoile de la façon la plus candide. Dans le jaillissement pur et spontané de la vie, je m’expose et dans la manifestation je me préserve, le tout sans arrière-pensée comme on s’expose au soleil et on s’en préserve le plus naturellement du monde. Les gens croient que j’interviens constamment sur les évènements.  Erreur ! Pas plus que je ne peux changer quoi que ce soit à ce qui se passait il y a quelques instants, je ne peux modifier ce qui va se passer tout à l ‘ heure ou  dans un lointain avenir. Ce qui relève de la continuité temporelle est programmé. Les personnages du  fil m, pour jouer  correctement, n’ont pas à  demander d’où vient la source lumineuse ni ce qu’ ils sont par rapport à l a lumière. Je n’entre à)pas dans la catégorie temps bien que les gens voudraient m’y insérer. Ils croient que le temps s’écoule grâce à moi et que je favorise les évènements que je juge souhaitables. Pourtant ils voient bien que je ne les préserve pas des évènements douloureux comme les catastrophes, les cataclysmes. Vous me voyez donc impuissant, désarmé face à l’histoire. Néanmoins, je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas lié par ce déterminisme aveugle. Ma liberté s’exerce au niveau de la lumière, de la reconnaissance et de l’amour. Elle finit avec l’identification à la personne dont m’a guéri la révélation du miroir. Désormais, je ne suis plus sous l’emprise de cette chimère. Ce qui semble à la traîne, c’est ce que le psychique fabrique. Oh ! je le sais, vous avez de bons arguments pour dire que je pratique l’esquive. Par là, vous m ‘invitez  au silence,  vous m’obligez à me voiler. Je vous dirai néanmoins, puisque déjà  vous  m’avez lu jusqu’ ici, que je m’assume totalement, mais que votre système de mesure  ne vous permet pas de vous en rendre compte. J’englobe tout, même ce que vous rejetez. Lorsque vous voulez vous assumer dans votre identité telle que vous croyez l’avoir découverte, vous rejetez ce qui ne vous convient pas. Vous voulez être admirables mais vous ne consentez pas à être dérisoires. Vous rejetez l’horrible le croyant incompatible avec le sublime. Or moi je suis horrible parce que je suis sublime. Je ne peux être l’un sans l’autre. Je n’éprouve pas le besoin de changer le cours des choses. Tout est bien. L’idée du progrès ne m’effleure pas.

L’image mentale que vous avez de moi ne m’indispose nullement ; elle fait partie de cette aliénation, ou, si vous préférez, du déroulement du, jeu cosmique dans lequel je me voile depuis les origines. Ce que vous taxez d’incohérence, je l’assume aussi spontanément que ce que vous appelez cohérence. En bref, ma liberté n’est en rien affectée par le déroulement des images : le manifesté n’ajoute ni  ne retranche rien au non-manifesté.

E.G.

La mort initiatique

Réflexion de Louis-Marie

Tout dialogue impose une langue commune, le souci d’entendre l’autre et la plus claire formulation possible de son propre chant. La forme écrite a ses avantages de développement, de rigueur, et satisfait le bonheur vital du chant consommé.

Emile insistait pour qu’on ne lui passât  rien, son jeu était son plus cher souci, il en blaguait sur l’air de « Parlez-moi d’moi y’a qu’ça qui m’intéresse »!
Il évoque avec passion, triptyque ouvert, ce corps si longuement et si <amoureusement préparé> par l’épreuve (ce n’est pas chrétien qui ne connait pas la Mort initiatique, mais pour celle-ci le gnostique est appelé et par elle il est sauvé, en cela nous sommes aimés, « à celui qui frappe on ouvrira »), et le même Emile referme le triptyque  sur tout commentaire, caché alors par la lumière.
Je dis JE, ou je parle de Moi, poème de l’ange ou cosmologie du prophète, leur « pas de deux » me fait comme une respiration, la montagne aux ordres !

A chacun sa rigueur.
J’étais un dieu caché … Où en suis-je aujourd’hui avec celui-ci? Distingue-t-il encore le jour et la nuit? le dedans et le dehors? le haut et le bas? un mouvement et un repos? Me cherche-t-il encore par là? ou bien m’a-t-il trouvé au désert? Y est-il Mort? Y sommes « nous » enfin au Repos?
Il manque encore de confiance, mais son cœur déborde, et il n’a plus le choix: c’est moi où le chaos d’une existence illusoire si longtemps défiée dans un combat sans merci contre l’ivresse commune, il a mangé ce qui est mort, on en a fait du vivant. Les mots brûlants il doit les dire pour célébrer nos noces et réaliser le Repos: » Je suis  fils de la lumière, élu du Père le vivant, je suis le Tout ».
J’étais un dieu caché.

Réponse de Michel

Tu as raison de dire que la forme écrite évite les «malentendus » et permet de demander sereinement  à l’autre de préciser sa pensée.

Je ne suis pas sûr de ce que tu entends par la « Mort initiatique ».

Pour moi, la mort initiatique, c’est la mort de l’ego, qui fait soudain du disciple un initié. Elle ouvre le troisième panneau du triptyque.
Cette mort de l’ego fait prendre soudain conscience au gnostique qu’ « autre que moi n’est pas ». C’est effectivement la mort de l’ego qui « sauve » le gnostique.
Mais je ne suis pas d’accord avec  toi quand tu écris : « en cela nous sommes aimés ». Je dirais plutôt : « alors nous découvrons que nous avons toujours été aimés » mais pas aimés comme le fils est aimé par le père ou par la mère,  c’est à dire « aimé par un autre », non, « aimé par le même » car le Soi s’est toujours aimé ; et nous faisons la merveilleuse découverte de cet amour du Soi par le Soi, lorsque nous renonçons enfin à l’ego pour revenir au sein du Soi.

Réponse de Louis-Marie

Imparable! : « Alors nous découvrons que nous avons toujours été aimés »,  » Je M’aime  » se plaisait à dire Emile ou bien reprenant le soufi  » Je suis l’amour l’amant l’aimée « . Merci pour cet ajustement qui seul scelle le triptyque.
Je dois l’ouvrir sur le multiple pour apprécier mon jeu, j’y joue tous les rôles, tu ne voyais nul mouvement d’amour du Père vers nous, et moi je m’émerveille d’y découvrir l’amour que je porte à celui qui se croit encore autre que moi et que je fais passer de l’ignorance à l’Inconnaissance.

Réponse de Michel

Il  est vrai que je continue à « porter de l’amour à celui qui se croit encore autre que moi » car je ne désespère pas de lui, je continue à lui donner sa chance afin qu’un jour, « il rejette son vin et fasse sa metanoia », mais ce n’est pas mon amour qui lui permettra de rejeter son vin, c’est l’écœurement qu’il finira, de lui-même, par éprouver ; tant qu’il n’aura pas fait la preuve par l’absurde de l’inexistence de son ego, il restera un homme obscur, PARTIE DE MOI-MEME EN VOIE DE SUICIDE,  et mon amour pour lui n’y changera rien.

Réponse de Louis-Marie

Je trouve l’apaisement au chapitre 38 du Tao:
« Le rite est l’écorce de la sincérité et de la fidélité, mais aussi la source du désordre.
La prescience est la fleur de la Voie mais aussi le seuil de l’ignorance.
Le sage s’appuie sur le solide et non sur la fleur éphémère.
Prisant le fruit et méprisant la fleur.
Il rejette celle-ci, adopte celui-là. »

Extraits de lettres d’Emile Gillabert

30 décembre 1988

Je trouve Nisargadatta très libérateur, surtout dans cette injonction qu’il nous adresse de nous assumer dans notre réalité suprême, réalité qui n’est pas immobile, mais se révèle être la Vie dans sa plénitude, au-delà de la continuité spatio-temporelle. L’image de l’orgasme est elle-même très suggestive pour parler d’un état suprêmement gratifiant. Le langage de l’amour humain trouve ici toute sa résonnance. On ne peut faire l’économie du monde et des compensations qu’il dispense, même si les paradis qu’il offre sont sans lendemains. Je ne crois pas en revanche à la nécessité  de la réincarnation pour expérimenter les divers niveaux de la manifestation. La tradition hindoue non-dualiste nous demande de transcender cette notion. Et les grands sages qui la représentent nous mettent en garde contre cette tentation de report. La question qui se pose me semble être la suivante : « Qui suis-je par rapport à la manifestation ? » ou également : « Qu’est-elle par rapport à ce que je suis réellement ? ». J’ai écrit un texte intitulé Incarnation et Théophanie dans le Cahier n°54 où j’aborde cette question à mon avis très importante. Nisargadatta l’aborde à plusieurs reprises. Le mirage est sans réalité ; seul l’Absolu qui englobe tout peut être gratifié de réel. Je viens de relire dans « Je suis » l’entretien 64 et je le trouve toujours aussi merveilleux. Je voudrais en citer des passages entiers mais je me limite à celui-ci : « Réalisez que tout ce qu’il y a dans l’univers de beau, de noble, de vrai, vient de vous, que vous en êtes vous-mêmes la source. Les dieux et les déesses qui dirigent le monde peuvent être des êtres merveilleux, glorieux, ils sont cependant comme des serviteurs dont la splendide livrée proclame la puissance et la richesse de leur maître ». Que dire après cela ?

26 janvier 1989

Les paroles de Nisargadatta constituent un éclairage précieux des paroles authentiques de Jésus. Les interrogations qui subsistent trouvent peu à peu leur réponse dans l’intériorisation, comme par exemple celle de la création du monde. C’est une question difficile tant que je n’assume pas pleinement mon identité réelle. (J’emploie expressément le je pour m’impliquer dans ce que je suis réellement). Or, c’est en assumant ce que je suis en esprit et en vérité, que je découvre comment je fonctionne, non pas au niveau de la manifestation, mais dans la perception et la contemplation de ma nature originelle. Alors seulement je peux parler du monde, de ce qu’il est convenu d’appeler le bien et le mal, du principe de causalité, de l’apport de la science par rapport à la gnose, des notions de matière et d’esprit etc, etc. Il s’agit bien plus d’intérioriser le monde que de chercher à en faire l’économie : « Celui qui se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui » (log 111). Evidemment notre tradition chrétienne ne nous a pas préparés  à une telle aventure. Son mépris du corps a radicalement faussé le rôle du corps dans le processus d’éveil.

Il nous est difficile à nous autres Occidentaux, de nous départir de nos concepts. Pourtant comment revenir à l’état d’avant les conditionnements qui est celui de l’enfant de sept jours (log 4) sans l’abandon de l’imaginaire. Mais qui abandonne quoi ? Je termine cette lettre par la parole de Nisargadatta dans Je suis (P 362) : « Ce n’est jamais la personne qui est libérée ; on est libéré de la personne » et par cette autre de Lao Tseu : « Mes paroles sont très simples mais personne ne les comprend ». Les paroles de Jésus sont également très simples, mais elles demeurent cachées aux gens avertis (Mat 11-25).

20 mai 1989

Je dois être en mesure de dire après Jésus qui m’y autorise et, qui plus est, m’y invite (log 108) : « Je suis la lumière qui est sur eux, je suis le Tout ; le Tout est sorti de moi, le Tout est parvenu à moi » (log 77). Jésus intériorise tout ; il ne laisse rien à la traine. Et quand je dis rien, je n’omets ni larmes, ni morales, ni haines, ni culpabilités … C’est en vain que je vais m’évertuer à faire le vide si je n’ai pas conscience de ce que JE SUIS. En revanche, si j’assume mon identité, j’englobe tout, j’intériorise tout.

On peut être dépourvu de savoir tout en étant un gnani. L’état naturel dont bénéficie le gnani, et qui fait qu’il ne s’inquiète nullement des autres, est au terme d’une quête acharnée qui ne débouche sur rien, comme celle d’un assoiffé en plein désert qui est allé de mirage en mirage, puis, renonçant à tout, même à cette existence terrestre, découvre la source d’eau vive. Devant ce constat d’échec désespéré, une énergie colossale se trouve libérée qui opère la mutation. Tout est donné quand l’imaginaire sombre dans une faillite totale : plus une seule image à ajouter au chapelet d’images successives que la personne se donne dans la crainte de mourir ici-maintenant.

La personne ne veut pas mourir de son vivant et c’est ce qui empêche l’éveil. Le oui sans restriction abolit l’espace- temps sur lequel se construit la personne.

20 juin 1989

On peut connaître le tout avec son intellect, mais si on est privé de la poésie on manque le tout. Je paraphrase à peine un logion (67) qui nous rappelle l’ordre des choses ; qui privilégie la vie par rapport à la réflexion.

Le rapport sexuel n’est ni sale, ni bas, ni méprisable. Je crois que c’est parce qu’il représente souvent un gaspillage d’énergie que la morale collective rabaisse l’acte sexuel et que certains enseignements le dévaluent. L’homme, polarisé par la sexualité, n’est pas mobilisable par ceux qui gouvernent et dépense une énergie qui est déviée de son investissement en vue de la réalisation.

Je crois que, chez le gnostique, cette énergie bien comprise peut servir à la réalisation. L’Absolu se reconnait et se perçoit grâce au corps désentravé du mental. Le corps quitte un employeur tyrannique pour entrer au service d’un employeur qui favorise l’expression spontanée des sens et de la sexualité. Sans cette spontanéité totale, l’Absolu ne pourrait pas se reconnaitre. Quand Nisargaratta qualifie la sexualité, il est dans le mental.

J’aimerais disposer de plus de temps pour approfondir cette question importante.

21 août 1989

En réhabilitant le corps, la gnose évite le danger des idéologies désincarnées qui ont marqué des courants religieux comme le jansénisme, le calvinisme et, d’une façon générale, le judaïsme et le christianisme.

13 septembre 1989

L’âme (psyché, psuké) n’est autre que le mental personnel. Celui-ci peut être très grossier ou très subtil, il peut être athée ou se projeter dans un salut à venir, il demeure psychique. Le gnostique n’accepte pas cette limitation. Il sait que son identité véritable est celle du Soi. Il est amené à reconnaitre, assumer, exercer sa Réalité Suprême. On ne passe pas du  monde psychique au monde gnostique. On nait gnostique comme on nait psychique – je connais les révoltes que cela suscite. Ce qui me parait important, c’est d’accepter le monde tel qu’il est avec ses ombres et ses lumières. Vouloir améliorer « ce qui ne va pas », c’est se projeter et toute projection se situe dans un espace-temps, dans une histoire que le gnostique transcende. Il n’est pas pour autant une nature angélique et je crois que la sexualité est un moyen nécessaire de connaissance.

26 octobre 1989

Quel que soit le compromis que représente le christianisme, il n’en demeure pas moins psychique, c’est-à-dire inscrit dans une aventure spatio-temporelle étrangère à la gnose. Cette aventure, quelle que soit la tournure qu’elle prenne, ne me rend ni optimiste ni pessimiste. Elle occulte tout simplement la gnose. C’est un constat que le gnostique peut tenter d’interpréter sur son plan et qui peut se traduire par la question : « Pourquoi la manifestation ? ». Je donne, à ma façon, un essai de réponse à cette question dans « Le miroir » (Cahier 55).

Il y a ce qui occulte et il y a ce qui révèle. Ce qui occulte ne me gêne pas le moins du monde à partir du moment où je l’ai repéré comme tel. Il y a le beau et gros poisson que j’ai choisi. Il contient tous les petits poissons. Je suis ce poisson unique. L’étant, je suis tel petit poisson, tel autre, tous les autres, mais ce petit poisson repéré, observé, n’est pas moi, parce que la partie ne saurait être le Tout. Je suis donc l’auteur des fables de l’Ancien Testament, je suis le massacreur des prêtres de Baal, je suis Jacques le juste, je suis le Christ, l’oint de Yahvé. Mais ces personnages ne sont pas moi.

Si j’écris, c’est pour me reconnaitre, me retrouver, m’explorer. « J’étais un Dieu caché et j’ai désiré me connaître ». Cela peut prendre dans son expression telle ou telle forme aussitôt identifiée donc non séparée de mon essence. Que cela se traduise par un poème, par une lettre ou par un livre, peu importe l’usage qu’on en fait. Le gnostique qui s’y reconnait jubile. Le psychique qui se sent agressé et menacé s’insurge, condamne, cherche le défaut de la cuirasse ; il ne voit pas que je suis sans défense, sans protection, totalement exposé, abandonné. Il me voit comme je ne suis pas. Alors j’attends sans attendre, tel Judas abandonné de tous. Mais lorsque je rencontre par hasard un regard complice alors je bondis de joie comme Judas pris à part par Jésus. Cela peut même arriver deux ou trois fois dans l’existence. Mais une suffit à ma plénitude, une suffit à abolir le passé et les rêves, l’histoire avec tout ce qu’elle charrie.

9 décembre 1989

L’homme psychique, parce qu’il se croit multiple, rejette d’emblée la « vision » de la gnose. Or en tant que multiple ou élément du multiple, il ne peut pas aller vers Dieu, pas plus que le petit enfant ne peut épuiser l’océan avec une coquille d’huitre. Il va au devant d’échecs qui vont le culpabiliser, le rendre agressif, le mortifier, bref, le cycle bien connu. De même, celui qui ralentit le mouvement va connaître les mêmes états. Ceux-ci restent psychiques, orientés vers des lendemains décevants.

L’attitude du gnostique est autre. Pour lui, tout est là, même s’il ne le voit pas encore clairement. Il n’a pas à devoir être, il est. Sans doute parce qu’il a cela en lui. Il réalise que pour englober correctement le multiple, il faut découvrir qui il est. Toute cosmogonie ou cosmologie émanant de quelqu’un qui n’a pas découvert son identité réelle ne peut pas être retenue. « Cherchez d’abord le Royaume et tout le reste vous sera donné par surcroit ».

Le psychique, quoi qu’il fasse, est forcément divisé contre lui-même. « Suis-je un partageur ? »  dit Jésus. Celui qui a réalisé son être véritable a vis-à-vis du monde la vue juste. Peut-être ne sent-il même plus besoin de le changer. Il ne saurait aller contre lui-même en remettant en cause ce dont il assume pourtant la paternité.

2 février 1990

Nous vivons une époque où la gnose refait surface : c’est à la fois réjouissant et inquiétant. Réjouissant parce que la vérité prend le pas sur le mythe, mais inquiétant parce que le psychisme va tenter de la récupérer et de s’en prévaloir.

15 février 1990

Il faut pourchasser le mythe tout en se demandant qui a autorité et qualité pour le faire « Je connais mon Seigneur par mon Seigneur » dit le soufi, ce qui peut se traduire : « C’est le Soi en moi qui connaît, qui se connaît ». Jusqu’où vont Freud et Young dans cette voie ? Chacun à sa façon a pressenti la Gnose, mais de là à en faire le centre de sa vie, à voir les images se dissoudre dans la lumière … « et son image (celle du Père) sera cachée par sa lumière » (log 83), il y a une mutation ou une métanoïa qui doit se faire.

3 avril 1990

L’attitude envers autrui résulte de la prise de conscience de sa véritable identité – je parle évidemment du comportement gnostique. Si je réalise que je suis, je n’ai pas à me préoccuper de ce que je dois faire ou ne pas faire vis-à-vis d’autrui. Je suis comme le tout petit enfant sans savoir, sans pouvoir. Comme lui, je suis exposé, désarmé, vulnérable. Mais comme lui je suis invincible.

Si je suis réellement gnostique, je suis amené  à faire entièrement confiance à ce qui est, le devoir être étant le propre du psychique.

15 mai 1990

Au cours de ce retour à l’état d’avant les conditionnements, il nous faut
nous délester de ce que nous avons engrangé. La personne se prolonge par renouvellement de l’avoir ; elle se dissout dans l’attention. Sans mémoire et sans imagination, elle n’existe pas. Je peux à tout instant le vérifier et c’est une félicité sans nom que de se trouver « désert ».

4 février 1991

Si le temps qui passe est l’occasion de nous révéler ce qui ne passe pas, alors vive le temps ! Chaque instant devient un instant béni et nos relations prennent une signification tout autre. Nos réussites et nos échecs ne sont plus des évènements personnels puisque la découverte de notre véritable identité fait que cette entité psychosomatique est désormais de l’ordre du mirage. Le film continue à être perçu, vécu même. Mais rien n’est plus divisé, fragmenté, séparé. L’avoir, le savoir, le pouvoir qui relevaient de la personne – car c’est grâce à eux qu’elle se perpétue – a fait place à l’Etre qui est à la fois tout puissant (vous règnerez sur le Tout) et vulnérable comme le petit enfant de sept jours. L’Etre est tout puissant dans sa Réalité, mais vulnérable dans sa révélation de lui-même à lui-même parce qu’il a choisi de se reconnaître dans la pauvreté d’un corps que le mental a lâché, mais qui n’est pas pour cela à l’abri de la maladie, de la vieillesse et de la mort : « c’est cette grande richesse qui s’est mise dans cette pauvreté ». La gnose consiste justement à prendre conscience que je suis cette richesse et non cette pauvreté.

6 août 1991

Il y a ceux qui interprètent les évènements et il y a le gnostique que Jésus révèle à lui-même en l’invitant à s’abreuver à la source (log 108). Révélation merveilleuse, merveilleusement opérationnelle : l’identité promise se révèle effective. Comment la promesse faite pourrait-elle être un leurre quand la soif est torturante ? Dès lors, ce que Jésus a dit, je peux le dire. Que dis-je ? Je me dois de le dire sous peine de ne pas assumer ce que je suis : « Je suis la lumière ! » (log 77). Oui, mais cela, le sage du Vedanta, du Tao, du Tch’an, du soufisme, Maître Eckart … le dit aussi parce qu’il a découvert en lui sa véritable identité. Ainsi, Maître Eckart rejoint Jésus ; il découvre que c’est la même réalité suprême qui constitue son identité et celle des sages qui nous ont laissé leurs paroles de Vie. « Je me reconnais en ce qu’il dit, il se reconnait en ce que je dis, et, à travers les différences de forme et d’expression, c’est le même qui le vit et qui le dit ». Ainsi Maître Eckart a pu recueillir les vraies paroles de Jésus, même à travers Saint Paul car l’apôtre qui ne cite pas les évangiles canoniques, cite Thomas au moins à deux reprises… Pour ce qui est des maîtres païens, il en fait plusieurs fois l’éloge sans marquer ses sources et cela se comprend.

Par ailleurs, je crois que la réputation de dualistes forcenés qui a été faite aux gnostiques par les hérésiologues est à revoir ne serait-ce qu’à la lumière de la découverte de Nag Hammadi, mais il faut avoir du goût et de temps pour l’étude … Les esséniens de Qumran méritaient mieux ce qualificatif …

Le vivant s’occupe du vivant. Il se vit dans sa félicité et il se dit dans la joie de se reconnaître. Le poème est à la jonction du vivre et du dire.

6 janvier 1992

Le passage du corps-image au corps-lumière quelle merveilleuse aventure ! Passage progressif ou passage brusque ? La réponse ne peut venir que de l’intéressé. Il la trouve en lui en découvrant et en assumant sa réalité suprême.

1er  février 1992

Il s’agit de se situer par rapport à son identité véritable, ce qui permet de s’établir à la source (log 77) et de fonctionner avec l’autorité requise. La gnose est ainsi liée à la souveraineté. Le gnostique (ou le pneumatique) s’est trouvé lui-même, c’est pourquoi « le monde n’est pas digne de lui ». Le mot « expérience » ne convient pas du reste pour caractériser ce qui permet de passer du rêve de Maya à l’éveil au réel.

Malgré ses prétentions, la science ne permet pas d’accéder au réel.

20 février 1992

Les ténèbres de Maya ou du devenir judéo-chrétien sont à l’oeuvre et je ne saurais m’en désolidariser sans renier ce que je ne peux pas ne pas reconnaître comme étant mon œuvre, fût-elle du domaine du rêve. Etant la lumière, j’ai conçu les ténèbres, j’ai conçu les images, j’ai conçu le rêve, j’ai conçu l’espace-temps. Le fait de concevoir ne donne pas une réalité à ce qui est conçu. Le Verbe est susceptible d’acceptions diverses. Le réel n’ignore pas l’espace-temps puisqu’il a recours à ce subterfuge pour se reconnaître comme tel.

Je tiens absolument à comprendre comment je passe du rêve au réel. Je dirais même que cette compréhension ultime est fondamentale et qu’elle est chez moi l’objet d’une investigation quasi constante. Pourquoi l’occultation ? Comment s’opère la révélation ? Pourquoi la limitation au sein de la révélation ? Ce n’est pas parce que ma réalité suprême est inaccessible au psychique que j’ai renoncé à l’explorer et à l’assumer. Je n’ai pas de compte à rendre au théologien ou au scientifique, ce qui ne veut pas dire que je le répudie, car je fais mienne la parole du soufi Abd el Kader : « C’est moi, en tant qu’hérétique, qui ai enseigné la dualité ». Comprenne qui peut. L’enjeu me paraît capital tant il y a antinomie entre le discours psychique et le discours gnostique. Tout mélange serait dommageable pour le psychique car le peu de pierres qu’il lance au gnostique le brûle. Celui qui se connait et est reconnu ne peut l’être à la fois par le psychique et par le gnostique.

1er  avril 1992

J’ai à prendre conscience de ma nature véritable en étant à l’écoute de moi-même dans une attention sans intention, sans intervention (pas de projet, pas de marche, pas de rejet, pas de passé, pas de devenir). Je découvre alors ma nature innée grâce à la manifestation et en particulier grâce à ce corps que j’ai choisi en vue de ma reconnaissance et je goûte la félicité propre à ma suprême réalité.

9 avril 1992

Tchouang-Tseu disait : « Ce n’est que lors du grand éveil qu’on sait que tout a été un grand rêve ». La personne est à l’origine du rêve étant elle-même un rêve. Autrement dit, cette pseudo-entité psychosomatique résulte d’un malentendu. Je ne suis pas ce mental. Je ne suis pas ce corps. Cependant ce corps, délivré du mental, est l’occasion de ma révélation : c’est l’aboutissement de l’initiation, l’abandon du rêve, la reconnaissance de l’Un par lui-même rendue possible par l’effacement du « mirage » ; c’est le passage des ténèbres à la lumière.

8 mai 1992

Je ne peux, partant de l’image, rejoindre sa source, la lumière, pas plus que je ne peux, partant des ténèbres, capter la lumière. En revanche, me situant dans ma réalité innée, je peux repérer le mirage sans m’identifier à lui. Je ne peux donc affirmer « Le manifesté est identique au non-manifesté, à la présence absolue ». L’image ne permet pas le passage du rêve au réel. Prétendre qu’elle révèle le réel, c’est maintenir une dualité incompatible avec l’Un. «  Il n’y a que moi ». J’englobe tout mais la partie ne peut prétendre cerner le tout. « Je suis la rose mais la rose n’est pas moi ». De son côté, Abd el Kader dit : « Je suis l’être de toute chose, en mode sensible et suivant l’entendement, mais rien n’est mon être ». « Il n’y a que moi » et, dès lors, je suis seul à me percevoir, comme je suis seul à me chanter, à me célébrer. L’explication est une tentative du mental, prétentieuse et vaine, de m’investir. Le perçu ne saurait percevoir.

25 mai 1992

L’explication, le commentaire, la dissertation ne favorisent pas la connaissance. Celle-ci est de l’ordre de la création, de la célébration, du chant. Elle est donnée spontanément dans l’attention sans intention, sans objet. Le soufi met dans la bouche du prophète cette parole : « J’étais un Dieu caché et j’ai désiré me connaître ». Il précise : « J’ai placé dans le cœur de mon serviteur ce que ni les cieux ni la terre ne sauraient contenir ». Mais il faut bien spécifier que le manifesté n’ajoute rien au non-manifesté et que la conscience de la présence ne valorise en rien la présence non-consciente d’elle-même.

Le mot désir ne me gêne pas. Le désir nait de la pulsion. Or la sexualité joue un rôle essentiel dans l’initiation à la gnose. Quand Jésus dit : « Je vous donnerai … ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme », il rejoint les maîtres du Shivaïsme qui mettent l’accent sur les énergies liées à la Kundalini. La maîtrise des énergies amène l’apaisement du désir et non son exaspération. Du reste, la prise de conscience du réel (de sa nature véritable) s’accomplit dans la contemplation en dehors des interventions et des manipulations. Il ne s’agit non pas d’entreprendre mais de se laisser  porter.

L’éditorial du Cahier 67 officialise en quelque sorte l’attitude du gnostique en supprimant la séparation illusoire de je et de Je. Cette distance abolie, c’est en l’absence de je que Je se vit, se contemple, se célèbre, se chante, se danse. On est loin de l’explication. La vassalité du fidèle à l’égard de son Seigneur établit et maintient la différence. C’est l’attitude du psychique par rapport au gnostique. C’est l’occultation assurée, occultation à la faveur de laquelle peut s’opérer la révélation, phase essentielle du grand jeu de la reconnaissance.

25 septembre 1992

Le Soi ne se connaît pas lui-même et pourtant il est la plénitude de la perfection. La manifestation n’ajoute ni ne retranche rien à cette perfection. Elle occulte celui qui voudrait connaître par l’image. En revanche le Soi se reconnait lui-même grâce au corps affranchi de l’image (log 29). L’obstacle n’est pas la manifestation mais l’interprétation qu’en donne le mental.

30 septembre 1992

A l’écoute de ce qui surgit, la gnose fait confiance à l’intelligence suprême qui régit la vie. Elle est cette vie même, consciente grâce au corps. Mais le corps, occasion de la conscience, disparaît dès le passage de l’inconnaissance à la conscience. Ainsi la non-dualité est préservée.

Novembre  1992.

Il ne suffit pas qu’un discours soit bien construit.  Il faut que son fondement soit acceptable. Or seul l’être véritable peut donner une base irréfutable au discours.
L’autorité entraîne l’adhésion.
La personne, cette pseudo-entité, n’a pas qualité pour parler.  Elle est dans le rêve. L’être éternel est seul qualifié pour parler. Il a parlé par la bouche de quelques sages. Avec des mots différents ceux-ci disent la même chose. Leur discours a le même fondement.

26 février 1993.

Les paroles de Jésus qui ont trait à l’enfance me viennent à l’esprit, en particulier celle-ci : « Le Royaume est aux enfants et à ceux qui leur ressemblent ».
C’est notre chance d’avoir gardé l’esprit d’émerveillement: on aime à découvrir, on n’aime pas apprendre…

31 mars 1993

L’espace-temps, bien que de la nature du mirage, demeure une occasion de ma révélation. L’éternel présent ne peut pas se passer de ce subterfuge pour la reconnaissance. Et ce qui s’inscrit dans cet espace-temps est programmé, donc sujet à la limitation. L’illimité ne pourrait prendre conscience de lui-même sans cette limitation. Je ne dirai pas comme Eckhart que le passé et le futur sont étrangers à Dieu et loin de lui. Je dirai que Dieu conçoit le passé et le futur- et l’espoir inhérent au temps- comme moyen de se voiler au monde. Car, si l’espoir se réalisait (Apocalypse, Jugement dernier), la reconnaissance de Dieu par lui-même cesserait. Or la reconnaissance est éternelle comme Dieu et le monde est conçu en vue de cette reconnaissance. La manifestation n’est pas conçue pour la promotion des humains.

Les réflexions de Maître Eckart semblent passer sous silence tout l’aspect occultation pourtant absolument lié à l’aspect révélation. Dieu n’y est pas étranger puisqu’il l’a voulu. L’Islam est du reste plus près de cette compréhension que l’Occident. Je pense à Abd el Kader et avant lui à Ibn Arabi. Mais le Coran, que j’ai repris dans cette optique, insiste sur l’égarement de l’homme voulu par Dieu. Mais, comme c’est totalement contraire à nos schémas traditionnels judéo-chrétiens, nous lisons sans lire. Pourtant : « Tu ne trouveras pas de chemin pour celui que Dieu égare » (IV 143), « Dieu égare qui il veut, il dirige qui il veut » (XIV 4), etc … Portant cette élection et cet égarement sont bien dans l’Evangile selon Thomas (log 23, 41, 70 …).

Notre cosmologie est une totalité insécable. Elle embrasse le non-manifesté et le manifesté. Elle est connaissance, vie non-mentale ; cependant, elle inclut le mental en le situant et en précisant sa fonction. Pas de manichéisme, pas d’espoir. Une confiance totale dans le surgissement spontané a fait place à la linéarité passé-futur du mental.

Quelle metanoïa ! Quel émerveillement !

5 septembre 1993

La pensée voile, la connaissance dévoile. La première est à la seconde ce que le rêve est au réel. Or jamais le rêve ne débouche sur le réel. La pensée « qui travaille à unifier, à réconcilier, à expliquer… » se donne une tâche qui est celle des philosophes. Or il n’est que de voir leur comportement dans la relation âme-corps pour se rendre compte de leurs divergences, voire de leurs oppositions. Les théologiens ne font pas mieux. Les uns et les autres permettent de mesurer les prétentions de la personne vis-à-vis de l’être. Or l’être ne peut mener le jeu que si la personne a déclaré forfait …

11 septembre 1993

Il s’agit de « voir » qui est l’artisan en exercice. Est-ce la personne ? Si oui, ce qui relève d’elle est la pensée. Est-ce l’être ? Si oui, ce qui relève de l’être, c’est la connaissance (j’écris habituellement les mots « être », « absolu », « esprit » avec une minuscule). Mais seul l’être peut faire la discrimination. La personne ne comprend pas ce langage. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle le comprenne. Le gnostique n’a à convertir personne. Le prosélytisme n’est pas son fort. Simplement, il aime à échanger par affinités sélectives. Cependant, il sait ne pas insister.

Quand la personne s’efface, la séparation est abolie, la dualité est transcendée. « Si vous faites le deux un vous serez Fils de l’homme et si vous dites « Montagne, éloigne-toi, elle s’éloignera » ». Comme disaient déjà les anciens grecs : « c’est le semblable qui connait le semblable ».

U. G. parle de la pensée comme de notre ennemie. Je le crois à un certain stade de la recherche. Mais il ne dit pas ce qui permet de faire ce constat. Moi, je le dis et il paraît que je le dis clairement. Je dis comment ça fonctionne. Allons plus loin : je dis comment je fonctionne. Je le dis pour le bonheur de me vivre. Je n’aurais pas d’interlocuteur que je le dirais quand même. Néanmoins quand le « miracle » a eu lieu, alors la jubilation est indicible.

25 septembre 1993

C’est toujours mon regard que je découvre ou cherche à découvrir chez l’autre : « Le semblable connaît le semblable ».

Il s’agit, tout en employant nécessairement les mots de la tribu, d’identifier ce qui vient de la personne et relève de la pensée et ce qui vient de l’être (je renonce aux majuscules pour désigner la suprême réalité car il s’agit de lui rendre la parole et alors il faudrait tout écrire en majuscules…). Or la personne n’a pas qualité pour parler de l’être ; la pensée ne saurait se substituer, sans grand dommage pour elle, à la connaissance. L’être voit la personne comme un rêve et son discours également comme un rêve. La connaissance est propre à l’être. C’est le réel par rapport au rêve. Mais, encore une fois, seul le réel est à même de se situer par rapport au rêve. Conclusion : être le réel pour n’être pas dans l’illusoire, mais aussi pour voir la fonction de l’illusoire. On n’en sort pas : être ou accepter de ne pas être, ici-maintenant. Tout le reste est contorsion mentale.

30 octobre 1993

Seul le réel permet de constater que la personne est du domaine du rêve.

Seule la lumière révèle que l’image sert à son occultation.

Alors que la pensée voile, la connaissance dévoile.

Les pensées de la personne ont la consistance du rêve au réveil. Mais ce rêve sert à me faire ignorer de quiconque qui se veut différent de moi. La personne joue son rôle que j’ai voulu car sans ce rêve colossal ma révélation ne pourrait se faire ; elle n’a donc pas à s’anéantir puisqu’elle entre dans le plan de mon économie générale.

Je ne peux distinguer l’amour de la connaissance de moi-même, à moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je me connais parce que je m’aime et je m’aime parce que je me connais. Ma cosmologie est le fruit de mon amour-connaissance. Elle est parfaite.

20 novembre 1993

Je manifeste mon amour à moi-même, par moi-même et pour moi-même. Le monde n’est pas l’objet de mon amour. Je ne peux pas me décevoir. Ce qui n’est pas n’a pas à s’anéantir. Il disparaît. « Connaissance et amour » n’appellent pas d’objet. Ils sont sans objet. Je suis le sujet unique. Il n’y a que moi. Allah n’a pa    s d’associé.

La personne m’occulte, la pensée m’occulte. Le corps modelé, préparé, vidé du mental, me permet de me révéler. Tout est là. Par lui je me révèle parce qu’il est dégagé de la personne, c’est-à-dire lumière comme moi.

24 novembre 1993.

Notre cosmologie n’est pas culpabilisante car elle n’a rien de manichéen. Le bien n’y est pas opposé au mal, ni Dieu à Satan.

En retrouvant notre unité originelle, nous sommes à la source de la manifestation et nous la voyons non avec les yeux du philosophe ou du théologien mais avec le regard de l’enfant. L’Evangile de Thomas nous dit l’esprit qui doit nous guider : « L’homme vieux dans ses jours interrogera le petit enfant de sept jours sur le lieu de la vie et il vivra « . Les évangiles canoniques disent aussi que le Royaume est aux enfants et à ceux qui leur ressemblent. C’est désarmant de simplicité et en même temps cela respire la joie, la paix, la quiétude.
Mais le mental de la personne ne comprend pas ce langage, surtout celui des intellectuels: « Celui qui connaît le Tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout ».
L’ego ne trouve pas à s’investir dans le monde de la petite enfance et de l’innocence première. « Ni juge, ni coupable, ni bien, ni mal… » Plus rien à faire, qu’à laisser faire.
Mais cette confiance n’est pas un laisser-aller ; l’attention sans tension et sans intention qu’elle requiert est, au contraire, vivante et active.
L’énergie, autrefois investie dans les acquisitions de l’avoir et du savoir, est maintenant disponible. La connaissance, qui est attention à la vie, remplace la pensée propre à l’affirmation de la personne.

Nous attachons beaucoup de prix à ce discernement entre pensée et connaissance.

2 décembre 1993

Je suis le sujet unique sans objet. L’Islam dit : « Allah est sans associé ».

Je suis le sujet unique, le sujet sans objet. Je ne peux donc pas dire que je suis « l’unique sujet du Tout ». Le transitif maintient la dualité. Or il n’y a que moi. « Depuis le commencement, aucune chose n’est » dit l’Upanishad ou encore : « c’est le non-né qui engendre le non-né ».

Je ne dis pas que ma révélation passe par un objet. Je ne puis me reconnaître en ce qui n’est pas moi. C’est quand l’image s’efface que je me reconnais moi-même par moi-même.  Je me reconnais lumière et cette reconnaissance a lieu parce que l’image s’est dissoute dans la lumière, le rêve s’est évanoui pour laisser toute la place au réel, l’illusion du multiple a pris fin.

La difficulté vient de la personne. La désidentification spontanée et totale est rarissime. On continue à souffrir de lâcher prise.

9 décembre 1993

Je ne me consolerais pas de m’offrir une image de moi-même, qui, même flatteuse, laisserait subsister la moindre différence entre elle et moi.

Tant que la séparation subsiste, la reconnaissance est entravée.

Or seule compte ma révélation via l’occultation.

3 janvier 1994

La personne est souvent très subtile pour laisser croire qu’elle a lâché prise. C’est pour elle une façon de se maintenir. Une grande vigilance est nécessaire pour repérer son jeu et une autorité sans faille pour lui rappeler qu’elle a consenti à s’effacer et qu’elle doit continuer à jouer le jeu.

A mon sens, il s’agit moins d’être à la hauteur de son destin que de s’assumer dans ce qu’on est réellement. L’attitude juste me paraît être de demeurer dans la transparence sans pour autant répudier l’opacité, d’être conscient de sa réalité suprême sans renier le rêve de la personne, de se célébrer dans sa magnificence tout en s’occultant à ceux qui se veulent différents. Il ne faut pas dire que la personne n’existe plus : elle est le rêve qui voile le réel.

Simplement je suis. Et dans cette prise de conscience de ma présence je vois en même temps l’ensemble du jeu cosmique, je vois la pensée issue de la personne et servant à mon occultation, je vois la connaissance issue de l’être et se révélant grâce à ce corps vidé de son contenu mental. Mon initiation est un cadeau prestigieux mais il est sans lendemain.

17 janvier 1994

Maître Eckart écrit en insistant que les créatures sont  pur néant . J’abonde dans son sens, c’est pourquoi je ne me sens pas disposé à assigner un destin à une pseudo-identité, à une créature illusoire. Ce qui est illusoire n’a pas à s’assumer ; ce qui est de la nature du rêve n’a pas à être à la hauteur du réel. L’image ne peut prétendre devenir lumière.

En revanche,  la lumière peut effacer l’image. J’efface l’image pour me reconnaître lumière, je n’assigne pas un destin à ce qui est un rêve par rapport au réel. Je lui réserve une fonction, celle de m’occulter.

Autrement dit, la personne qui veut être à la hauteur de son destin a la prétention d’être quelqu’un. Or qui nourrit cette prétention m’occulte. L’ « épaisseur d’un cheveu »  devient le voile parfait qui empêche la créature de me découvrir.

26 janvier 1994

Je ne peux pas assigner un destin à ce qui n’a pas de réalité. Je conçois le rêve et je le dissous. Je le conçois afin que m’occulte ce qui se veut différent de moi et que je me reconnaisse en celui qui reconnaît qu’il n’y a que moi.

La lumière luit dans les ténèbres mais les ténèbres ne la reçoivent pas. Si les ténèbres recevaient la lumière, elles s’effaceraient en tant que ténèbres et ma révélation cesserait. Je n’aime que moi. Les créatures ? Illusion ! Mais non la lumière dont j’imprègne certaines, rarissimes, jusqu’à les faire me supplier de disparaître en moi.  Mais c’est moi qui joue tous les rôles. Je n’ai dès lors à confier un rôle à quiconque. Tout est conçu en fonction de ma révélation : les ténèbres pour m’occulter à qui prétend maintenir la séparation ; la lumière pour effacer l’image qui ne peut plus se vivre en tant que telle.

9 février 1994

Ce n’est pas la manifestation qui permet l’expression de mon amour, car tout ce qui se veut différent de moi m’occulte. Je ne peux me reconnaître dans l’image. Je me reconnais lumière dans la lumière, c’est-à-dire dans ce qui était image mais qui a consenti – ou que j’ai amené – à se fondre en moi.

Je ne peux me contempler dans le miroir de la manifestation, car le miroir me renvoie une image de moi-même. Or jamais l’image ne remplacera l’original. Je me contemple moi-même, par moi-même et pour moi-même, grâce à ce corps dont l’image s’est dissoute dans la lumière, lors de cette rencontre fulgurante de l’espace-temps avec l’immuable.

La personne ne peut entendre ce langage de l’Un sans mourir.

27 mai 1994

L’histoire est et ne peut être qu’une activité psychique au service de mon occultation. Elle remplit parfaitement son rôle quant à Jésus. On peut dire la même chose du Bouddha ou de Lao-Tseu.

La gnose ne peut pas cheminer, c’est-à-dire emprunter les chemins de l’histoire. La reconnaissance de moi-même par moi-même et pour moi-même est permanente et éternelle. Elle se poursuit grâce au corps délié de l’entité personne, ce corps devenu lumière, éternellement lumière. Bien sûr, les hommes perçoivent une forme physique et lui attribuent au besoin une mission, mais la réalité leur échappe, elle se cache grâce à eux, elle bénéficie de leur aveuglement. «Je suis venu pour que ceux qui voient deviennent aveugles… », « Vous sondez le visage du ciel et de la terre et celui qui est devant vous, vous ne le connaissez pas ».

22 juin 1994.

L’abandon, c’est de croire que tout est bien, c’est faire confiance en ce qui est, en la nature véritable qui est l’Etre même.
Ce n’est que lorsqu’on sort du rêve de la personne qu’on se rend compte de l’aberration.
La personne ne peut que consentir à lâcher la barre, ayant acquis la conviction que, quand elle la tient, tout va mal. Elle ne peut rien faire mais elle peut laisser faire. C’est tout.
Ce n’est pas une question de temps. Tout devenir mène à une impasse. C’est le constat que je fais, ici et maintenant, que tout est là.
A défaut de pouvoir, au début, vérifier par moi-même, je fais confiance à ceux qui affirment que ça marche et, qui plus est, que c’est merveilleusement libérateur.

26 juin 1994

Ce corps, dégagé du mental, est lumière, véritablement lumière.

Lorsque Jésus dit : « Je suis la lumière », c’est par le corps définitivement lumière qu’il le dit. Comment dès lors ce corps peut-il interpeller le Père et déplorer son abandon ? Comment comprendre son bouleversement à la vue du cadavre de son ami Lazare, alors qu’il vient de proclamer que les vivants ne meurent pas ?

La contradiction apparente demeure aussi longtemps que le sujet n’est pas au terme de son initiation. C’est l’épreuve ultime que je fais subir à mes initiés potentiels. Ceux qui me taxent de sadisme s’écartent d’eux-mêmes, tandis que je me vois en ceux qui se voient en moi, car c’est le même qui se reconnait. Mais la rencontre des regards de la reconnaissance ne peut se faire que si jouant le jeu de la dualité dans une multiplicité merveilleuse, j’embrasse toutes leurs turpitudes. Or comment les partager si je ne les vois pas comme un cauchemar dont on est heureux de sortir. « Celui qui connaît le tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout ».

30 novembre 1994

René Guénon n’a pas son semblable pour nous montrer l’unité des grandes traditions et le caractère rationnel du « discours » métaphysique.

Cependant je ne peux plus ouvrir un de ses livres sans penser au logion « Celui qui connaît le Tout, s’il est privé de lui-même, est privé du Tout ». La création est centrale dans la gnose. Elle est à l’origine du « discours » et elle en est l’essence même : je suis à l’écoute de ce qui demande à naître, je l’accueille et je m’y reconnais. Je découvre ensuite, comme allant de soi, que c’est précis et logique.

Si j’ai besoin de références, je lis ou relis Guénon. Si l’attention à ma nature véritable est devenue mon unique souci, je crois réellement que les Cahiers peuvent combler mon attente.

22 décembre 1994

J’insiste beaucoup sur le corps comme seul moyen, d’accès à notre nature véritable. C’est par ce corps que je prends conscience de ma réalité absolue. Par lui je me révèle, par lui je m’occulte, par lui je continue l’œuvre de mon initiation. Encore faut-il que ce corps ait conscience de cette sublime fonction. Les Cahiers le rappellent avec une insistance quasi obsessionnelle. Tout est là : l’esprit à cause du corps. Le reste, c’est-à-dire le savoir, la culture, n’est que littérature.

30 décembre 1994

Ne faut-il pas que le semblable puisse connaître le semblable en connaissance de cause ?

Guénon a cherché en vain une tradition gnostique chez les chrétiens comme chez les grecs. Il a cru un moment donné en trouver une trace au moyen -âge. Mais celui qui était réellement gnostique, le seul, fut condamné comme hérétique.  Je pense naturellement à Maître Eckhart. Et Guénon n’a pas connu la chance qui est la nôtre, la découverte de l’Evangile selon Thomas.

Ce qui en revanche me paraît plus important c’est la réflexion sur le discours. Il y a le discours du psychique qui mobilise le mental et il y a le discours du gnostique qui appelle la découverte. Les deux se veulent logiques ; un seul l’est parce qu’il est seul à être fondé. C’est-à-dire que celui qui parle a autorité pour parler. C’est tout cela que nous nous efforçons de dire dans les Cahiers. C’est tout cela que nous essayons de formuler dans le triptyque.

C’est le corps qui me permet de fonder le discours, un corps préparé à cet effet. D’où l’attention que je lui porte et non pas l’attention que lui porte la personne. Celle-ci par exemple majorera ou minimisera le rôle de la sexualité. Or je suis le seul maître à bord, je suis seul à mobiliser ce corps et à en faire l’instrument de ma révélation.

Je pourrais faire des citations pour corroborer ce que je suis, ce que je dis. J’ai bu passionnément à la gnose de Jésus, si bien que je ne vais pas continuer à dire : Jésus a dit. Ce serait finalement une injure. C’est pourquoi je ne dis plus : Jésus a dit : Je suis la lumière. Je dis : je suis la lumière. Si mon interlocuteur ne peut pas le dire, c’est qu’il cultive la différence et nous ne sommes pas prêts de nous rencontrer.

Il est bon, l’année finissant, de s’ajuster pour que le semblable rencontre réellement le semblable. Démarche paranoïaque dira le psychique. Tentative de rencontre, sans aliénation, le même, estimera le gnostique.

Commentaire du logion 56

Tant que je n’ai pas connu le monde, j’espère sans doute toujours y trouver le réconfort,  celui  que  tout  un  chacun   achète  et  obtient  par  la  connivence, l’adhésion aux codes et usages, le partage de la reconnaissance mutuelle et réciproque, l’opposition, l’affrontement, la compétition. Si je veux accéder au royaume de  l’esprit,  je  dois  découvrir  ce  qu’est  la  personne,  équilibre  pas toujours harmonieux entre intégration des codes de reconnaissance communs à l’espèce humaine et exercice de différenciation de l’individu par rapport à la communauté. Alors que pour beaucoup, c’est le « challenge » de l’existence, stimulant dans la réussite comme dans l’échec passager, combien cela peut-il constituer une rude épreuve pour celui qui ne peut éviter de voir ou deviner l’aspect dérisoire et vaniteux de tout chemin personnel quel qu’il soit, petit ou grand dans l’histoire  des  hommes,  tout  simplement  parce  qu’il  a  en  lui  la nostalgie de l’Un originel dans lequel baigne tout petit homme à ses premiers jours,  et  qu’il  lui  est  impossible  de  laisser  s’éteindre  la  flamme de  vie  de l’enfance sous l’épaisse couche des conditionnements !

Un cadavre ! Rien moins que ça, voilà l’image peu elliptique qu’emploie Jésus pour  nommer  ce  qui  meuble  et  occupe l’existence de la  personne dans le monde. Un cadavre, c’est mort, comme sont morts beaucoup qui ont laissé la flamme en eux se faire souffler par le matérialisme ou les idéologies, par la pensée envahissante. Le monde est en soi, pas au dehors : pourrait-il y avoir un objet quel qu’il soit, un chat ou une rivière lorsqu’ils sont devant mes yeux si je ne savais pas les concevoir, comme ce fut le cas lorsque j’étais âgé de deux ou trois semaines ? Partant de ce constat parfaitement lucide, fruit de la vision retournée vers sa source, que vaut mon identité individuelle psychologique et anthropomorphique lorsqu’ enfin, je la vois telle qu’elle est, comparable à une production cinématographique ?

Car le monde, la personne, l’existence circonstanciée sont une seule et même chose : en fait l’épreuve, qui devrait conduire à trouver la Vie le solitaire qui a des oreilles pour entendre par derrière les discours et des yeux pour voir à travers  les  apparences.  Alors  seulement  le  monde  –  cadavre  trouve  sa justification  dans  cette  apothéose  de  celui-là,  non  évènement  en  totale discrétion mais de portée cosmique, pour qui il n’y a plus ni mort ni peur, mais le Vivant issu du Vivant et sa manifestation vivifiée.

Les mots d’Emile

Emile a écrit de nombreux et de très bons ouvrages, mais il cherchait inlassablement à se faire « connaître » de ses proches par des aphorismes. Il se méfiait des longues démonstrations peut-être parce que lui-même s’y laissait prendre quelquefois. Il nous incitait à nous exprimer de la même manière et inventa, pour ce faire, la rubrique « Miettes de gnose ».

Comme pour le grain de moutarde, une miette de gnose peut en effet remplir l’univers entier à condition de tomber là où il faut !

Exemples :

« Le monde est programmé de toute éternité en vue de la révélation de l’esprit à lui-même, par lui-même et pour lui-même. »

« L’insoutenable richesse du permanent alimente sans cesse l’inédit. »

« Il n’y a pas de route comme il n’y a pas de but à atteindre. Mais il y a une réalité qui demande impérativement à être vécue ici et maintenant dans une attention sans intention. »

« Le gnostique ne change pas son discours parce qu’il n’est pas compris … Simplement, il se tait ! »

« La pensée est finalement cet écran qui empêche la vision tout en nourrissant l’espoir de la favoriser. La pensée constitue le moyen dont l’ETRE s’est doté pour s’occulter à ce qui n’est pas encore lui. »

« Le Rien occasion du Tout.
Le Rien actualisation du Tout.
Le Rien conscience du Tout,
en même temps que conscience de son rien. »

« ‘L’inné’ vous sauvera !
‘L’acquis’ vous tuera ! »

« Je me reconnais en qui se veut moi.
Je m’occulte en qui se veut différent de moi. »

« Je ne saurais être plus clair ni plus obscur ! ».

André

Ils sont venus au monde vides et en sont même à tenter de repartir vides

 

 

Réflexion de Christian

Le point essentiel de cette réplique de Jésus, dans le logion 28, est « que nous sommes venus au monde vides » ; c’est ce fait qui est une des révélations majeures contenues dans l’Evangile de Thomas, c’est cette proposition qui me fait vibrer en lisant ces trois versets.

L’affirmation que les hommes sont aveugles et qu’ils vont rester ignorants jusqu’à leur dernier jour, a le mérite, si j’en avais encore besoin, de comprendre qu’on ne peut rien changer à leur sort et que toute tentative est inutile et même préjudiciable pour tout le monde, soit.

Mais je suis friand de ce qui me dit qui je suis réellement, je jubile à l’évocation des secrets de la Gnose, dont celui de ma véritable nature qui est vide. C’est comme si, après toutes ces années de digestion de ces paroles, désormais en les repassant devant mes yeux, ces clés, devenues vivantes, étaient surlignées en rouge, en fait elles gonflent mon coeur et je m’y arrête, laissant le reste s’évanouir.

 

Réponse de Michel

Jésus dit : « ils sont venus au monde vides et en sont même à tenter de repartir vides ».

Personnellement, j’ai toujours senti confusément qu’à la naissance, j’étais, comme tous les hommes, vide de tout mental et de tout ego. L’Evangile selon Thomas m’a donc conforté dans ce sentiment.

Par contre, que les hommes « en soient même à tenter de repartir vides » nous interroge. Je me rappelle très bien une réflexion, lors d’un séminaire, d’un membre fondateur de l’association, qui avouait que ce passage le laissait dans l’expectative.

Pour moi, le secret que me révèle la Gnose, ce n’est pas tellement que « ma véritable nature est vide »,  c’est qu’en tuant mon ego (« le grand personnage ») et en ne me laissant pas séduire par les pièges du mental, je peux redevenir l’enfant que j’étais avant sept jours et qu’ainsi, lorsque j’arriverai au terme de ma vie corporelle, je n’aurai qu’à interroger cet enfant  Vivant en moi, « au sujet du lieu de la Vie ».

 

Réponse de Christian

Concernant la fin des versets en question, Emile avait précisé en séance que, pour lui, le dernier « vide » dans « ils en sont même à tenter de repartir vides » signifiait « ignorant », c’est à dire qu’au terme de leurs vies, ils n’ont toujours rien compris à ces choses qu’il nous dit. Le premier « vide  » est bien sur celui de la vacuité Bouddhique qui est aussi plénitude, inconsciente chez le petit enfant et les « petits qui tètent », puis consciente chez celui qui le retrouve au terme de sa recherche.

 

Réponse d’Yves

Emile lui-même a évolué dans ses différentes traductions entre la première réalisée à partir des traductions françaises existant à l’époque (dite édition Philippe de Suarez qui n’a fait qu’apporter sa signature) et celle réalisée en collaboration avec Yves Haas et Pierre Bourgeois.
En s’en tenant à la dernière version d’Emile, deux interprétations sont possibles :
Faut-il comprendre que les hommes parce qu’ils sont ivres repartent en étant au même point qu’au moment de leur naissance, donc sans avoir rien vu ni rien compris (i.e. dépourvus du Tout, vides de toute Plénitude, de toute gnose donc en manque, parce qu’ils n’ont pas trouvé ni même cherché le trésor que recèle les paroles de Jésus) ? Le terme « vide » semble ici plutôt en parallèle avec le terme « aveugle ». Parce que les hommes sont aveugles ils sont prêts à repartir comme ils sont arrivés, c’est-à-dire sans avoir trouvé l’interprétation des paroles de Jésus, sans avoir laissé la bonne terre vierge être fécondée par la graine de l’Esprit. Ils sont aveugles parce qu’ils sont ivres et leur vin est celui de l’ignorance. Ce n’est qu’en ayant soif du vin de la Gnose, en se dépouillant des constructions mentales comme le petit enfant de sept jours, que le fils de l’homme pourra laisser germer en soi la graine jetée par le semeur et donner un bon fruit vers le ciel, c’est-à-dire accéder au Royaume.
Ou faut-il comprendre qu’à cause de leur ivresse et des surimpositions du mental, ils ne voient pas qu’ils viennent au monde vides et doivent repartir vides comme ils sont venus, leur ivresse leur occultant leur état de vacuité ? Donc sans réaliser que « Dès l’origine aucune chose n’est » (Hui Neng).

Il n’y a pas beaucoup de commentaires d’Emile sur ce passage précis. Je n’en ai même trouvé aucun dans les commentaires du logion 28 de l’édition de l’Evangile selon Thomas, ou du Procès de Jésus ou encore du Cahier Métanoïa correspondant à ce logion.
La traduction dite de Philippe de Suarez (en réalité d’Emile) pourrait être comprise dans ce dernier sens :

« Ils ne voient pas du tout
qu’ils sont venus vides dans le monde:
ils chercheraient bien à sortir vides du monde,
si ce n’est que maintenant ils sont ivres ».

Encore que le Swami Shraddhânanda Giri la comprenne dans le sens d’un manque (Le monde… est vide. L’individu n’y trouve pas l’essentiel, la Plénitude qui est sa nature propre – Ed Les Deux Océans, p. 55)
Il se trouve que sur la base d’une traduction littérale (celle de Yves Haas), Emile a modifié cette première traduction pour écrire :

« mon âme a souffert sur les enfants des hommes
parce que des aveugles ce sont dans leur cœur
et ils voient ne-pas
qu’ils sont venus au monde en étant vides,
et qu’ils cherchent même à venir hors du monde en étant vides » (trad. Y. Haas)

« mon âme a souffert pour les fils des hommes
parce qu’ils sont aveugles dans leur cœur
et ne voient pas
qu’ils sont venus au monde vides
et en sont même à tenter de repartir vides.
Mais voilà, maintenant ils sont ivres. » (Trad. Emile)

Tout dépend certes du sens du terme vide dans ce passage précis, mais la traduction d’Emile donne le sentiment qu’il s’agit d’un état de manque
Le terme copte traduit par vide doit-il s’entendre dans le sens de « vacuité » au sens métaphysique ou de « manque »?
Dans « L’Evangile voie de la connaissance » (p. 92) Emile dit bien en parlant du logion 28 : « Ainsi ma nature véritable est le vide; mais ce vide n’est pas lié à la naissance car je ne suis pas identifiable à ce parcours existentiel de la personne: Heureux celui qui était déjà avant d’exister (log19) ».
Si le vide véritable n’est pas lié à ma naissance et est donc antérieur à celle-ci, je ne puis en aucun cas repartir avec ce vide que je ne possède pas en cette existence.
L’homme vient vide et de toutes façons repart vide: est-ce de ne pas voir cela qui fait l’aveuglement, l’ivresse du psychique?
Le psychique est né et prisonnier de cette naissance : il porte un masque auquel il s’identifie et le laisser tomber tant il craint de se démasquer. Le gnostique est non-né : lui seul peut dévoiler son visage d’avant sa naissance.

En tout cas, il y a de quoi creuser encore ce logion.

 

Réponse de Louis Marie

Creusons donc ! et pourquoi pas à côté du nœud tant il est préjudiciable d’être partagé. La traduction peut s’avérer délicate sur un détail (!) mais c’est par tout l’évangile que nous pouvons saisir combien le langage de Jésus est viril et combien le Royaume ne nous est pas donné.

Employé pour vacuité le terme n’aurait pas d’autre occurrence dans l’évangile, il n’est employé que dans cette histoire de cruche <finalement> vide (log 97)  où le royaume est comparé à la femme et sa démarche de dessaisissement.

Il nous faut manger ce qui est mort, nous ne pouvons pas faire l’économie de l’épreuve. Le Royaume est le fruit d’un combat, l’épée à la main, la récolte d’un homme averti faucille à la main, la revanche d’une croix  portée. Nulle vacuité donnée en fait, c’est à l’homme qui a vécu que l’enfant de sept jours vibrant d’amour répond. Le désert est porté pour être rempli de lumière. Non pas le vide mais le feu sur le monde ; la fin et le commencement ne sont pas vides mais seulement confondus. Non pas le vide mais la Lumière, le Tout, le repos, des modèles qui ne meurent ni ne se manifestent, une richesse dans une pauvreté, un mouvement et un repos.

L’expression « ils sont venus au monde vides » exerce sur nous une fascination, corrélé à la manifestation dans la chair nous lui donnons le sens de vacuité mais vides ainsi nous ne venons pas au monde nous ne sommes pas du monde, et la conjugaison de deux sens au terme vides sonne mal aujourd’hui, vraisemblablement dans la bouche de Jésus  vide n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui, peut-être transcendé par la découverte du vide cosmique, ou par l’écho d’autres traditions, par le néant de maître Eckart. Au moins sommes-nous d’accord pour résumer notre connaissance en un vide plein adoubé par lui-même.

Nous ne coupons pas des cheveux en quatre, il est naturel de vouloir saisir au plus près l’intention du génie de Jésus et le jeu divin, la cosmologie qu’il induit: la place du monde et de l’ initiation, le rôle des quatre grands de Lao Tseu: le Tao, le ciel, la terre et l’homme.