30 décembre 1988
Je trouve Nisargadatta très libérateur, surtout dans cette injonction qu’il nous adresse de nous assumer dans notre réalité suprême, réalité qui n’est pas immobile, mais se révèle être la Vie dans sa plénitude, au-delà de la continuité spatio-temporelle. L’image de l’orgasme est elle-même très suggestive pour parler d’un état suprêmement gratifiant. Le langage de l’amour humain trouve ici toute sa résonnance. On ne peut faire l’économie du monde et des compensations qu’il dispense, même si les paradis qu’il offre sont sans lendemains. Je ne crois pas en revanche à la nécessité de la réincarnation pour expérimenter les divers niveaux de la manifestation. La tradition hindoue non-dualiste nous demande de transcender cette notion. Et les grands sages qui la représentent nous mettent en garde contre cette tentation de report. La question qui se pose me semble être la suivante : « Qui suis-je par rapport à la manifestation ? » ou également : « Qu’est-elle par rapport à ce que je suis réellement ? ». J’ai écrit un texte intitulé Incarnation et Théophanie dans le Cahier n°54 où j’aborde cette question à mon avis très importante. Nisargadatta l’aborde à plusieurs reprises. Le mirage est sans réalité ; seul l’Absolu qui englobe tout peut être gratifié de réel. Je viens de relire dans « Je suis » l’entretien 64 et je le trouve toujours aussi merveilleux. Je voudrais en citer des passages entiers mais je me limite à celui-ci : « Réalisez que tout ce qu’il y a dans l’univers de beau, de noble, de vrai, vient de vous, que vous en êtes vous-mêmes la source. Les dieux et les déesses qui dirigent le monde peuvent être des êtres merveilleux, glorieux, ils sont cependant comme des serviteurs dont la splendide livrée proclame la puissance et la richesse de leur maître ». Que dire après cela ?
26 janvier 1989
Les paroles de Nisargadatta constituent un éclairage précieux des paroles authentiques de Jésus. Les interrogations qui subsistent trouvent peu à peu leur réponse dans l’intériorisation, comme par exemple celle de la création du monde. C’est une question difficile tant que je n’assume pas pleinement mon identité réelle. (J’emploie expressément le je pour m’impliquer dans ce que je suis réellement). Or, c’est en assumant ce que je suis en esprit et en vérité, que je découvre comment je fonctionne, non pas au niveau de la manifestation, mais dans la perception et la contemplation de ma nature originelle. Alors seulement je peux parler du monde, de ce qu’il est convenu d’appeler le bien et le mal, du principe de causalité, de l’apport de la science par rapport à la gnose, des notions de matière et d’esprit etc, etc. Il s’agit bien plus d’intérioriser le monde que de chercher à en faire l’économie : « Celui qui se trouve lui-même, le monde n’est pas digne de lui » (log 111). Evidemment notre tradition chrétienne ne nous a pas préparés à une telle aventure. Son mépris du corps a radicalement faussé le rôle du corps dans le processus d’éveil.
Il nous est difficile à nous autres Occidentaux, de nous départir de nos concepts. Pourtant comment revenir à l’état d’avant les conditionnements qui est celui de l’enfant de sept jours (log 4) sans l’abandon de l’imaginaire. Mais qui abandonne quoi ? Je termine cette lettre par la parole de Nisargadatta dans Je suis (P 362) : « Ce n’est jamais la personne qui est libérée ; on est libéré de la personne » et par cette autre de Lao Tseu : « Mes paroles sont très simples mais personne ne les comprend ». Les paroles de Jésus sont également très simples, mais elles demeurent cachées aux gens avertis (Mat 11-25).
20 mai 1989
Je dois être en mesure de dire après Jésus qui m’y autorise et, qui plus est, m’y invite (log 108) : « Je suis la lumière qui est sur eux, je suis le Tout ; le Tout est sorti de moi, le Tout est parvenu à moi » (log 77). Jésus intériorise tout ; il ne laisse rien à la traine. Et quand je dis rien, je n’omets ni larmes, ni morales, ni haines, ni culpabilités … C’est en vain que je vais m’évertuer à faire le vide si je n’ai pas conscience de ce que JE SUIS. En revanche, si j’assume mon identité, j’englobe tout, j’intériorise tout.
On peut être dépourvu de savoir tout en étant un gnani. L’état naturel dont bénéficie le gnani, et qui fait qu’il ne s’inquiète nullement des autres, est au terme d’une quête acharnée qui ne débouche sur rien, comme celle d’un assoiffé en plein désert qui est allé de mirage en mirage, puis, renonçant à tout, même à cette existence terrestre, découvre la source d’eau vive. Devant ce constat d’échec désespéré, une énergie colossale se trouve libérée qui opère la mutation. Tout est donné quand l’imaginaire sombre dans une faillite totale : plus une seule image à ajouter au chapelet d’images successives que la personne se donne dans la crainte de mourir ici-maintenant.
La personne ne veut pas mourir de son vivant et c’est ce qui empêche l’éveil. Le oui sans restriction abolit l’espace- temps sur lequel se construit la personne.
20 juin 1989
On peut connaître le tout avec son intellect, mais si on est privé de la poésie on manque le tout. Je paraphrase à peine un logion (67) qui nous rappelle l’ordre des choses ; qui privilégie la vie par rapport à la réflexion.
Le rapport sexuel n’est ni sale, ni bas, ni méprisable. Je crois que c’est parce qu’il représente souvent un gaspillage d’énergie que la morale collective rabaisse l’acte sexuel et que certains enseignements le dévaluent. L’homme, polarisé par la sexualité, n’est pas mobilisable par ceux qui gouvernent et dépense une énergie qui est déviée de son investissement en vue de la réalisation.
Je crois que, chez le gnostique, cette énergie bien comprise peut servir à la réalisation. L’Absolu se reconnait et se perçoit grâce au corps désentravé du mental. Le corps quitte un employeur tyrannique pour entrer au service d’un employeur qui favorise l’expression spontanée des sens et de la sexualité. Sans cette spontanéité totale, l’Absolu ne pourrait pas se reconnaitre. Quand Nisargaratta qualifie la sexualité, il est dans le mental.
J’aimerais disposer de plus de temps pour approfondir cette question importante.
21 août 1989
En réhabilitant le corps, la gnose évite le danger des idéologies désincarnées qui ont marqué des courants religieux comme le jansénisme, le calvinisme et, d’une façon générale, le judaïsme et le christianisme.
13 septembre 1989
L’âme (psyché, psuké) n’est autre que le mental personnel. Celui-ci peut être très grossier ou très subtil, il peut être athée ou se projeter dans un salut à venir, il demeure psychique. Le gnostique n’accepte pas cette limitation. Il sait que son identité véritable est celle du Soi. Il est amené à reconnaitre, assumer, exercer sa Réalité Suprême. On ne passe pas du monde psychique au monde gnostique. On nait gnostique comme on nait psychique – je connais les révoltes que cela suscite. Ce qui me parait important, c’est d’accepter le monde tel qu’il est avec ses ombres et ses lumières. Vouloir améliorer « ce qui ne va pas », c’est se projeter et toute projection se situe dans un espace-temps, dans une histoire que le gnostique transcende. Il n’est pas pour autant une nature angélique et je crois que la sexualité est un moyen nécessaire de connaissance.
26 octobre 1989
Quel que soit le compromis que représente le christianisme, il n’en demeure pas moins psychique, c’est-à-dire inscrit dans une aventure spatio-temporelle étrangère à la gnose. Cette aventure, quelle que soit la tournure qu’elle prenne, ne me rend ni optimiste ni pessimiste. Elle occulte tout simplement la gnose. C’est un constat que le gnostique peut tenter d’interpréter sur son plan et qui peut se traduire par la question : « Pourquoi la manifestation ? ». Je donne, à ma façon, un essai de réponse à cette question dans « Le miroir » (Cahier 55).
Il y a ce qui occulte et il y a ce qui révèle. Ce qui occulte ne me gêne pas le moins du monde à partir du moment où je l’ai repéré comme tel. Il y a le beau et gros poisson que j’ai choisi. Il contient tous les petits poissons. Je suis ce poisson unique. L’étant, je suis tel petit poisson, tel autre, tous les autres, mais ce petit poisson repéré, observé, n’est pas moi, parce que la partie ne saurait être le Tout. Je suis donc l’auteur des fables de l’Ancien Testament, je suis le massacreur des prêtres de Baal, je suis Jacques le juste, je suis le Christ, l’oint de Yahvé. Mais ces personnages ne sont pas moi.
Si j’écris, c’est pour me reconnaitre, me retrouver, m’explorer. « J’étais un Dieu caché et j’ai désiré me connaître ». Cela peut prendre dans son expression telle ou telle forme aussitôt identifiée donc non séparée de mon essence. Que cela se traduise par un poème, par une lettre ou par un livre, peu importe l’usage qu’on en fait. Le gnostique qui s’y reconnait jubile. Le psychique qui se sent agressé et menacé s’insurge, condamne, cherche le défaut de la cuirasse ; il ne voit pas que je suis sans défense, sans protection, totalement exposé, abandonné. Il me voit comme je ne suis pas. Alors j’attends sans attendre, tel Judas abandonné de tous. Mais lorsque je rencontre par hasard un regard complice alors je bondis de joie comme Judas pris à part par Jésus. Cela peut même arriver deux ou trois fois dans l’existence. Mais une suffit à ma plénitude, une suffit à abolir le passé et les rêves, l’histoire avec tout ce qu’elle charrie.
9 décembre 1989
L’homme psychique, parce qu’il se croit multiple, rejette d’emblée la « vision » de la gnose. Or en tant que multiple ou élément du multiple, il ne peut pas aller vers Dieu, pas plus que le petit enfant ne peut épuiser l’océan avec une coquille d’huitre. Il va au devant d’échecs qui vont le culpabiliser, le rendre agressif, le mortifier, bref, le cycle bien connu. De même, celui qui ralentit le mouvement va connaître les mêmes états. Ceux-ci restent psychiques, orientés vers des lendemains décevants.
L’attitude du gnostique est autre. Pour lui, tout est là, même s’il ne le voit pas encore clairement. Il n’a pas à devoir être, il est. Sans doute parce qu’il a cela en lui. Il réalise que pour englober correctement le multiple, il faut découvrir qui il est. Toute cosmogonie ou cosmologie émanant de quelqu’un qui n’a pas découvert son identité réelle ne peut pas être retenue. « Cherchez d’abord le Royaume et tout le reste vous sera donné par surcroit ».
Le psychique, quoi qu’il fasse, est forcément divisé contre lui-même. « Suis-je un partageur ? » dit Jésus. Celui qui a réalisé son être véritable a vis-à-vis du monde la vue juste. Peut-être ne sent-il même plus besoin de le changer. Il ne saurait aller contre lui-même en remettant en cause ce dont il assume pourtant la paternité.
2 février 1990
Nous vivons une époque où la gnose refait surface : c’est à la fois réjouissant et inquiétant. Réjouissant parce que la vérité prend le pas sur le mythe, mais inquiétant parce que le psychisme va tenter de la récupérer et de s’en prévaloir.
15 février 1990
Il faut pourchasser le mythe tout en se demandant qui a autorité et qualité pour le faire « Je connais mon Seigneur par mon Seigneur » dit le soufi, ce qui peut se traduire : « C’est le Soi en moi qui connaît, qui se connaît ». Jusqu’où vont Freud et Young dans cette voie ? Chacun à sa façon a pressenti la Gnose, mais de là à en faire le centre de sa vie, à voir les images se dissoudre dans la lumière … « et son image (celle du Père) sera cachée par sa lumière » (log 83), il y a une mutation ou une métanoïa qui doit se faire.
3 avril 1990
L’attitude envers autrui résulte de la prise de conscience de sa véritable identité – je parle évidemment du comportement gnostique. Si je réalise que je suis, je n’ai pas à me préoccuper de ce que je dois faire ou ne pas faire vis-à-vis d’autrui. Je suis comme le tout petit enfant sans savoir, sans pouvoir. Comme lui, je suis exposé, désarmé, vulnérable. Mais comme lui je suis invincible.
Si je suis réellement gnostique, je suis amené à faire entièrement confiance à ce qui est, le devoir être étant le propre du psychique.
15 mai 1990
Au cours de ce retour à l’état d’avant les conditionnements, il nous faut
nous délester de ce que nous avons engrangé. La personne se prolonge par renouvellement de l’avoir ; elle se dissout dans l’attention. Sans mémoire et sans imagination, elle n’existe pas. Je peux à tout instant le vérifier et c’est une félicité sans nom que de se trouver « désert ».
4 février 1991
Si le temps qui passe est l’occasion de nous révéler ce qui ne passe pas, alors vive le temps ! Chaque instant devient un instant béni et nos relations prennent une signification tout autre. Nos réussites et nos échecs ne sont plus des évènements personnels puisque la découverte de notre véritable identité fait que cette entité psychosomatique est désormais de l’ordre du mirage. Le film continue à être perçu, vécu même. Mais rien n’est plus divisé, fragmenté, séparé. L’avoir, le savoir, le pouvoir qui relevaient de la personne – car c’est grâce à eux qu’elle se perpétue – a fait place à l’Etre qui est à la fois tout puissant (vous règnerez sur le Tout) et vulnérable comme le petit enfant de sept jours. L’Etre est tout puissant dans sa Réalité, mais vulnérable dans sa révélation de lui-même à lui-même parce qu’il a choisi de se reconnaître dans la pauvreté d’un corps que le mental a lâché, mais qui n’est pas pour cela à l’abri de la maladie, de la vieillesse et de la mort : « c’est cette grande richesse qui s’est mise dans cette pauvreté ». La gnose consiste justement à prendre conscience que je suis cette richesse et non cette pauvreté.
6 août 1991
Il y a ceux qui interprètent les évènements et il y a le gnostique que Jésus révèle à lui-même en l’invitant à s’abreuver à la source (log 108). Révélation merveilleuse, merveilleusement opérationnelle : l’identité promise se révèle effective. Comment la promesse faite pourrait-elle être un leurre quand la soif est torturante ? Dès lors, ce que Jésus a dit, je peux le dire. Que dis-je ? Je me dois de le dire sous peine de ne pas assumer ce que je suis : « Je suis la lumière ! » (log 77). Oui, mais cela, le sage du Vedanta, du Tao, du Tch’an, du soufisme, Maître Eckart … le dit aussi parce qu’il a découvert en lui sa véritable identité. Ainsi, Maître Eckart rejoint Jésus ; il découvre que c’est la même réalité suprême qui constitue son identité et celle des sages qui nous ont laissé leurs paroles de Vie. « Je me reconnais en ce qu’il dit, il se reconnait en ce que je dis, et, à travers les différences de forme et d’expression, c’est le même qui le vit et qui le dit ». Ainsi Maître Eckart a pu recueillir les vraies paroles de Jésus, même à travers Saint Paul car l’apôtre qui ne cite pas les évangiles canoniques, cite Thomas au moins à deux reprises… Pour ce qui est des maîtres païens, il en fait plusieurs fois l’éloge sans marquer ses sources et cela se comprend.
Par ailleurs, je crois que la réputation de dualistes forcenés qui a été faite aux gnostiques par les hérésiologues est à revoir ne serait-ce qu’à la lumière de la découverte de Nag Hammadi, mais il faut avoir du goût et de temps pour l’étude … Les esséniens de Qumran méritaient mieux ce qualificatif …
Le vivant s’occupe du vivant. Il se vit dans sa félicité et il se dit dans la joie de se reconnaître. Le poème est à la jonction du vivre et du dire.
6 janvier 1992
Le passage du corps-image au corps-lumière quelle merveilleuse aventure ! Passage progressif ou passage brusque ? La réponse ne peut venir que de l’intéressé. Il la trouve en lui en découvrant et en assumant sa réalité suprême.
1er février 1992
Il s’agit de se situer par rapport à son identité véritable, ce qui permet de s’établir à la source (log 77) et de fonctionner avec l’autorité requise. La gnose est ainsi liée à la souveraineté. Le gnostique (ou le pneumatique) s’est trouvé lui-même, c’est pourquoi « le monde n’est pas digne de lui ». Le mot « expérience » ne convient pas du reste pour caractériser ce qui permet de passer du rêve de Maya à l’éveil au réel.
Malgré ses prétentions, la science ne permet pas d’accéder au réel.
20 février 1992
Les ténèbres de Maya ou du devenir judéo-chrétien sont à l’oeuvre et je ne saurais m’en désolidariser sans renier ce que je ne peux pas ne pas reconnaître comme étant mon œuvre, fût-elle du domaine du rêve. Etant la lumière, j’ai conçu les ténèbres, j’ai conçu les images, j’ai conçu le rêve, j’ai conçu l’espace-temps. Le fait de concevoir ne donne pas une réalité à ce qui est conçu. Le Verbe est susceptible d’acceptions diverses. Le réel n’ignore pas l’espace-temps puisqu’il a recours à ce subterfuge pour se reconnaître comme tel.
Je tiens absolument à comprendre comment je passe du rêve au réel. Je dirais même que cette compréhension ultime est fondamentale et qu’elle est chez moi l’objet d’une investigation quasi constante. Pourquoi l’occultation ? Comment s’opère la révélation ? Pourquoi la limitation au sein de la révélation ? Ce n’est pas parce que ma réalité suprême est inaccessible au psychique que j’ai renoncé à l’explorer et à l’assumer. Je n’ai pas de compte à rendre au théologien ou au scientifique, ce qui ne veut pas dire que je le répudie, car je fais mienne la parole du soufi Abd el Kader : « C’est moi, en tant qu’hérétique, qui ai enseigné la dualité ». Comprenne qui peut. L’enjeu me paraît capital tant il y a antinomie entre le discours psychique et le discours gnostique. Tout mélange serait dommageable pour le psychique car le peu de pierres qu’il lance au gnostique le brûle. Celui qui se connait et est reconnu ne peut l’être à la fois par le psychique et par le gnostique.
1er avril 1992
J’ai à prendre conscience de ma nature véritable en étant à l’écoute de moi-même dans une attention sans intention, sans intervention (pas de projet, pas de marche, pas de rejet, pas de passé, pas de devenir). Je découvre alors ma nature innée grâce à la manifestation et en particulier grâce à ce corps que j’ai choisi en vue de ma reconnaissance et je goûte la félicité propre à ma suprême réalité.
9 avril 1992
Tchouang-Tseu disait : « Ce n’est que lors du grand éveil qu’on sait que tout a été un grand rêve ». La personne est à l’origine du rêve étant elle-même un rêve. Autrement dit, cette pseudo-entité psychosomatique résulte d’un malentendu. Je ne suis pas ce mental. Je ne suis pas ce corps. Cependant ce corps, délivré du mental, est l’occasion de ma révélation : c’est l’aboutissement de l’initiation, l’abandon du rêve, la reconnaissance de l’Un par lui-même rendue possible par l’effacement du « mirage » ; c’est le passage des ténèbres à la lumière.
8 mai 1992
Je ne peux, partant de l’image, rejoindre sa source, la lumière, pas plus que je ne peux, partant des ténèbres, capter la lumière. En revanche, me situant dans ma réalité innée, je peux repérer le mirage sans m’identifier à lui. Je ne peux donc affirmer « Le manifesté est identique au non-manifesté, à la présence absolue ». L’image ne permet pas le passage du rêve au réel. Prétendre qu’elle révèle le réel, c’est maintenir une dualité incompatible avec l’Un. « Il n’y a que moi ». J’englobe tout mais la partie ne peut prétendre cerner le tout. « Je suis la rose mais la rose n’est pas moi ». De son côté, Abd el Kader dit : « Je suis l’être de toute chose, en mode sensible et suivant l’entendement, mais rien n’est mon être ». « Il n’y a que moi » et, dès lors, je suis seul à me percevoir, comme je suis seul à me chanter, à me célébrer. L’explication est une tentative du mental, prétentieuse et vaine, de m’investir. Le perçu ne saurait percevoir.
25 mai 1992
L’explication, le commentaire, la dissertation ne favorisent pas la connaissance. Celle-ci est de l’ordre de la création, de la célébration, du chant. Elle est donnée spontanément dans l’attention sans intention, sans objet. Le soufi met dans la bouche du prophète cette parole : « J’étais un Dieu caché et j’ai désiré me connaître ». Il précise : « J’ai placé dans le cœur de mon serviteur ce que ni les cieux ni la terre ne sauraient contenir ». Mais il faut bien spécifier que le manifesté n’ajoute rien au non-manifesté et que la conscience de la présence ne valorise en rien la présence non-consciente d’elle-même.
Le mot désir ne me gêne pas. Le désir nait de la pulsion. Or la sexualité joue un rôle essentiel dans l’initiation à la gnose. Quand Jésus dit : « Je vous donnerai … ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme », il rejoint les maîtres du Shivaïsme qui mettent l’accent sur les énergies liées à la Kundalini. La maîtrise des énergies amène l’apaisement du désir et non son exaspération. Du reste, la prise de conscience du réel (de sa nature véritable) s’accomplit dans la contemplation en dehors des interventions et des manipulations. Il ne s’agit non pas d’entreprendre mais de se laisser porter.
L’éditorial du Cahier 67 officialise en quelque sorte l’attitude du gnostique en supprimant la séparation illusoire de je et de Je. Cette distance abolie, c’est en l’absence de je que Je se vit, se contemple, se célèbre, se chante, se danse. On est loin de l’explication. La vassalité du fidèle à l’égard de son Seigneur établit et maintient la différence. C’est l’attitude du psychique par rapport au gnostique. C’est l’occultation assurée, occultation à la faveur de laquelle peut s’opérer la révélation, phase essentielle du grand jeu de la reconnaissance.
25 septembre 1992
Le Soi ne se connaît pas lui-même et pourtant il est la plénitude de la perfection. La manifestation n’ajoute ni ne retranche rien à cette perfection. Elle occulte celui qui voudrait connaître par l’image. En revanche le Soi se reconnait lui-même grâce au corps affranchi de l’image (log 29). L’obstacle n’est pas la manifestation mais l’interprétation qu’en donne le mental.
30 septembre 1992
A l’écoute de ce qui surgit, la gnose fait confiance à l’intelligence suprême qui régit la vie. Elle est cette vie même, consciente grâce au corps. Mais le corps, occasion de la conscience, disparaît dès le passage de l’inconnaissance à la conscience. Ainsi la non-dualité est préservée.
Novembre 1992.
Il ne suffit pas qu’un discours soit bien construit. Il faut que son fondement soit acceptable. Or seul l’être véritable peut donner une base irréfutable au discours.
L’autorité entraîne l’adhésion.
La personne, cette pseudo-entité, n’a pas qualité pour parler. Elle est dans le rêve. L’être éternel est seul qualifié pour parler. Il a parlé par la bouche de quelques sages. Avec des mots différents ceux-ci disent la même chose. Leur discours a le même fondement.
26 février 1993.
Les paroles de Jésus qui ont trait à l’enfance me viennent à l’esprit, en particulier celle-ci : « Le Royaume est aux enfants et à ceux qui leur ressemblent ».
C’est notre chance d’avoir gardé l’esprit d’émerveillement: on aime à découvrir, on n’aime pas apprendre…
31 mars 1993
L’espace-temps, bien que de la nature du mirage, demeure une occasion de ma révélation. L’éternel présent ne peut pas se passer de ce subterfuge pour la reconnaissance. Et ce qui s’inscrit dans cet espace-temps est programmé, donc sujet à la limitation. L’illimité ne pourrait prendre conscience de lui-même sans cette limitation. Je ne dirai pas comme Eckhart que le passé et le futur sont étrangers à Dieu et loin de lui. Je dirai que Dieu conçoit le passé et le futur- et l’espoir inhérent au temps- comme moyen de se voiler au monde. Car, si l’espoir se réalisait (Apocalypse, Jugement dernier), la reconnaissance de Dieu par lui-même cesserait. Or la reconnaissance est éternelle comme Dieu et le monde est conçu en vue de cette reconnaissance. La manifestation n’est pas conçue pour la promotion des humains.
Les réflexions de Maître Eckart semblent passer sous silence tout l’aspect occultation pourtant absolument lié à l’aspect révélation. Dieu n’y est pas étranger puisqu’il l’a voulu. L’Islam est du reste plus près de cette compréhension que l’Occident. Je pense à Abd el Kader et avant lui à Ibn Arabi. Mais le Coran, que j’ai repris dans cette optique, insiste sur l’égarement de l’homme voulu par Dieu. Mais, comme c’est totalement contraire à nos schémas traditionnels judéo-chrétiens, nous lisons sans lire. Pourtant : « Tu ne trouveras pas de chemin pour celui que Dieu égare » (IV 143), « Dieu égare qui il veut, il dirige qui il veut » (XIV 4), etc … Portant cette élection et cet égarement sont bien dans l’Evangile selon Thomas (log 23, 41, 70 …).
Notre cosmologie est une totalité insécable. Elle embrasse le non-manifesté et le manifesté. Elle est connaissance, vie non-mentale ; cependant, elle inclut le mental en le situant et en précisant sa fonction. Pas de manichéisme, pas d’espoir. Une confiance totale dans le surgissement spontané a fait place à la linéarité passé-futur du mental.
Quelle metanoïa ! Quel émerveillement !
5 septembre 1993
La pensée voile, la connaissance dévoile. La première est à la seconde ce que le rêve est au réel. Or jamais le rêve ne débouche sur le réel. La pensée « qui travaille à unifier, à réconcilier, à expliquer… » se donne une tâche qui est celle des philosophes. Or il n’est que de voir leur comportement dans la relation âme-corps pour se rendre compte de leurs divergences, voire de leurs oppositions. Les théologiens ne font pas mieux. Les uns et les autres permettent de mesurer les prétentions de la personne vis-à-vis de l’être. Or l’être ne peut mener le jeu que si la personne a déclaré forfait …
11 septembre 1993
Il s’agit de « voir » qui est l’artisan en exercice. Est-ce la personne ? Si oui, ce qui relève d’elle est la pensée. Est-ce l’être ? Si oui, ce qui relève de l’être, c’est la connaissance (j’écris habituellement les mots « être », « absolu », « esprit » avec une minuscule). Mais seul l’être peut faire la discrimination. La personne ne comprend pas ce langage. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle le comprenne. Le gnostique n’a à convertir personne. Le prosélytisme n’est pas son fort. Simplement, il aime à échanger par affinités sélectives. Cependant, il sait ne pas insister.
Quand la personne s’efface, la séparation est abolie, la dualité est transcendée. « Si vous faites le deux un vous serez Fils de l’homme et si vous dites « Montagne, éloigne-toi, elle s’éloignera » ». Comme disaient déjà les anciens grecs : « c’est le semblable qui connait le semblable ».
U. G. parle de la pensée comme de notre ennemie. Je le crois à un certain stade de la recherche. Mais il ne dit pas ce qui permet de faire ce constat. Moi, je le dis et il paraît que je le dis clairement. Je dis comment ça fonctionne. Allons plus loin : je dis comment je fonctionne. Je le dis pour le bonheur de me vivre. Je n’aurais pas d’interlocuteur que je le dirais quand même. Néanmoins quand le « miracle » a eu lieu, alors la jubilation est indicible.
25 septembre 1993
C’est toujours mon regard que je découvre ou cherche à découvrir chez l’autre : « Le semblable connaît le semblable ».
Il s’agit, tout en employant nécessairement les mots de la tribu, d’identifier ce qui vient de la personne et relève de la pensée et ce qui vient de l’être (je renonce aux majuscules pour désigner la suprême réalité car il s’agit de lui rendre la parole et alors il faudrait tout écrire en majuscules…). Or la personne n’a pas qualité pour parler de l’être ; la pensée ne saurait se substituer, sans grand dommage pour elle, à la connaissance. L’être voit la personne comme un rêve et son discours également comme un rêve. La connaissance est propre à l’être. C’est le réel par rapport au rêve. Mais, encore une fois, seul le réel est à même de se situer par rapport au rêve. Conclusion : être le réel pour n’être pas dans l’illusoire, mais aussi pour voir la fonction de l’illusoire. On n’en sort pas : être ou accepter de ne pas être, ici-maintenant. Tout le reste est contorsion mentale.
30 octobre 1993
Seul le réel permet de constater que la personne est du domaine du rêve.
Seule la lumière révèle que l’image sert à son occultation.
Alors que la pensée voile, la connaissance dévoile.
Les pensées de la personne ont la consistance du rêve au réveil. Mais ce rêve sert à me faire ignorer de quiconque qui se veut différent de moi. La personne joue son rôle que j’ai voulu car sans ce rêve colossal ma révélation ne pourrait se faire ; elle n’a donc pas à s’anéantir puisqu’elle entre dans le plan de mon économie générale.
Je ne peux distinguer l’amour de la connaissance de moi-même, à moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je me connais parce que je m’aime et je m’aime parce que je me connais. Ma cosmologie est le fruit de mon amour-connaissance. Elle est parfaite.
20 novembre 1993
Je manifeste mon amour à moi-même, par moi-même et pour moi-même. Le monde n’est pas l’objet de mon amour. Je ne peux pas me décevoir. Ce qui n’est pas n’a pas à s’anéantir. Il disparaît. « Connaissance et amour » n’appellent pas d’objet. Ils sont sans objet. Je suis le sujet unique. Il n’y a que moi. Allah n’a pa s d’associé.
La personne m’occulte, la pensée m’occulte. Le corps modelé, préparé, vidé du mental, me permet de me révéler. Tout est là. Par lui je me révèle parce qu’il est dégagé de la personne, c’est-à-dire lumière comme moi.
24 novembre 1993.
Notre cosmologie n’est pas culpabilisante car elle n’a rien de manichéen. Le bien n’y est pas opposé au mal, ni Dieu à Satan.
En retrouvant notre unité originelle, nous sommes à la source de la manifestation et nous la voyons non avec les yeux du philosophe ou du théologien mais avec le regard de l’enfant. L’Evangile de Thomas nous dit l’esprit qui doit nous guider : « L’homme vieux dans ses jours interrogera le petit enfant de sept jours sur le lieu de la vie et il vivra « . Les évangiles canoniques disent aussi que le Royaume est aux enfants et à ceux qui leur ressemblent. C’est désarmant de simplicité et en même temps cela respire la joie, la paix, la quiétude.
Mais le mental de la personne ne comprend pas ce langage, surtout celui des intellectuels: « Celui qui connaît le Tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout ».
L’ego ne trouve pas à s’investir dans le monde de la petite enfance et de l’innocence première. « Ni juge, ni coupable, ni bien, ni mal… » Plus rien à faire, qu’à laisser faire.
Mais cette confiance n’est pas un laisser-aller ; l’attention sans tension et sans intention qu’elle requiert est, au contraire, vivante et active.
L’énergie, autrefois investie dans les acquisitions de l’avoir et du savoir, est maintenant disponible. La connaissance, qui est attention à la vie, remplace la pensée propre à l’affirmation de la personne.
Nous attachons beaucoup de prix à ce discernement entre pensée et connaissance.
2 décembre 1993
Je suis le sujet unique sans objet. L’Islam dit : « Allah est sans associé ».
Je suis le sujet unique, le sujet sans objet. Je ne peux donc pas dire que je suis « l’unique sujet du Tout ». Le transitif maintient la dualité. Or il n’y a que moi. « Depuis le commencement, aucune chose n’est » dit l’Upanishad ou encore : « c’est le non-né qui engendre le non-né ».
Je ne dis pas que ma révélation passe par un objet. Je ne puis me reconnaître en ce qui n’est pas moi. C’est quand l’image s’efface que je me reconnais moi-même par moi-même. Je me reconnais lumière et cette reconnaissance a lieu parce que l’image s’est dissoute dans la lumière, le rêve s’est évanoui pour laisser toute la place au réel, l’illusion du multiple a pris fin.
La difficulté vient de la personne. La désidentification spontanée et totale est rarissime. On continue à souffrir de lâcher prise.
9 décembre 1993
Je ne me consolerais pas de m’offrir une image de moi-même, qui, même flatteuse, laisserait subsister la moindre différence entre elle et moi.
Tant que la séparation subsiste, la reconnaissance est entravée.
Or seule compte ma révélation via l’occultation.
3 janvier 1994
La personne est souvent très subtile pour laisser croire qu’elle a lâché prise. C’est pour elle une façon de se maintenir. Une grande vigilance est nécessaire pour repérer son jeu et une autorité sans faille pour lui rappeler qu’elle a consenti à s’effacer et qu’elle doit continuer à jouer le jeu.
A mon sens, il s’agit moins d’être à la hauteur de son destin que de s’assumer dans ce qu’on est réellement. L’attitude juste me paraît être de demeurer dans la transparence sans pour autant répudier l’opacité, d’être conscient de sa réalité suprême sans renier le rêve de la personne, de se célébrer dans sa magnificence tout en s’occultant à ceux qui se veulent différents. Il ne faut pas dire que la personne n’existe plus : elle est le rêve qui voile le réel.
Simplement je suis. Et dans cette prise de conscience de ma présence je vois en même temps l’ensemble du jeu cosmique, je vois la pensée issue de la personne et servant à mon occultation, je vois la connaissance issue de l’être et se révélant grâce à ce corps vidé de son contenu mental. Mon initiation est un cadeau prestigieux mais il est sans lendemain.
17 janvier 1994
Maître Eckart écrit en insistant que les créatures sont pur néant . J’abonde dans son sens, c’est pourquoi je ne me sens pas disposé à assigner un destin à une pseudo-identité, à une créature illusoire. Ce qui est illusoire n’a pas à s’assumer ; ce qui est de la nature du rêve n’a pas à être à la hauteur du réel. L’image ne peut prétendre devenir lumière.
En revanche, la lumière peut effacer l’image. J’efface l’image pour me reconnaître lumière, je n’assigne pas un destin à ce qui est un rêve par rapport au réel. Je lui réserve une fonction, celle de m’occulter.
Autrement dit, la personne qui veut être à la hauteur de son destin a la prétention d’être quelqu’un. Or qui nourrit cette prétention m’occulte. L’ « épaisseur d’un cheveu » devient le voile parfait qui empêche la créature de me découvrir.
26 janvier 1994
Je ne peux pas assigner un destin à ce qui n’a pas de réalité. Je conçois le rêve et je le dissous. Je le conçois afin que m’occulte ce qui se veut différent de moi et que je me reconnaisse en celui qui reconnaît qu’il n’y a que moi.
La lumière luit dans les ténèbres mais les ténèbres ne la reçoivent pas. Si les ténèbres recevaient la lumière, elles s’effaceraient en tant que ténèbres et ma révélation cesserait. Je n’aime que moi. Les créatures ? Illusion ! Mais non la lumière dont j’imprègne certaines, rarissimes, jusqu’à les faire me supplier de disparaître en moi. Mais c’est moi qui joue tous les rôles. Je n’ai dès lors à confier un rôle à quiconque. Tout est conçu en fonction de ma révélation : les ténèbres pour m’occulter à qui prétend maintenir la séparation ; la lumière pour effacer l’image qui ne peut plus se vivre en tant que telle.
9 février 1994
Ce n’est pas la manifestation qui permet l’expression de mon amour, car tout ce qui se veut différent de moi m’occulte. Je ne peux me reconnaître dans l’image. Je me reconnais lumière dans la lumière, c’est-à-dire dans ce qui était image mais qui a consenti – ou que j’ai amené – à se fondre en moi.
Je ne peux me contempler dans le miroir de la manifestation, car le miroir me renvoie une image de moi-même. Or jamais l’image ne remplacera l’original. Je me contemple moi-même, par moi-même et pour moi-même, grâce à ce corps dont l’image s’est dissoute dans la lumière, lors de cette rencontre fulgurante de l’espace-temps avec l’immuable.
La personne ne peut entendre ce langage de l’Un sans mourir.
27 mai 1994
L’histoire est et ne peut être qu’une activité psychique au service de mon occultation. Elle remplit parfaitement son rôle quant à Jésus. On peut dire la même chose du Bouddha ou de Lao-Tseu.
La gnose ne peut pas cheminer, c’est-à-dire emprunter les chemins de l’histoire. La reconnaissance de moi-même par moi-même et pour moi-même est permanente et éternelle. Elle se poursuit grâce au corps délié de l’entité personne, ce corps devenu lumière, éternellement lumière. Bien sûr, les hommes perçoivent une forme physique et lui attribuent au besoin une mission, mais la réalité leur échappe, elle se cache grâce à eux, elle bénéficie de leur aveuglement. «Je suis venu pour que ceux qui voient deviennent aveugles… », « Vous sondez le visage du ciel et de la terre et celui qui est devant vous, vous ne le connaissez pas ».
22 juin 1994.
L’abandon, c’est de croire que tout est bien, c’est faire confiance en ce qui est, en la nature véritable qui est l’Etre même.
Ce n’est que lorsqu’on sort du rêve de la personne qu’on se rend compte de l’aberration.
La personne ne peut que consentir à lâcher la barre, ayant acquis la conviction que, quand elle la tient, tout va mal. Elle ne peut rien faire mais elle peut laisser faire. C’est tout.
Ce n’est pas une question de temps. Tout devenir mène à une impasse. C’est le constat que je fais, ici et maintenant, que tout est là.
A défaut de pouvoir, au début, vérifier par moi-même, je fais confiance à ceux qui affirment que ça marche et, qui plus est, que c’est merveilleusement libérateur.
26 juin 1994
Ce corps, dégagé du mental, est lumière, véritablement lumière.
Lorsque Jésus dit : « Je suis la lumière », c’est par le corps définitivement lumière qu’il le dit. Comment dès lors ce corps peut-il interpeller le Père et déplorer son abandon ? Comment comprendre son bouleversement à la vue du cadavre de son ami Lazare, alors qu’il vient de proclamer que les vivants ne meurent pas ?
La contradiction apparente demeure aussi longtemps que le sujet n’est pas au terme de son initiation. C’est l’épreuve ultime que je fais subir à mes initiés potentiels. Ceux qui me taxent de sadisme s’écartent d’eux-mêmes, tandis que je me vois en ceux qui se voient en moi, car c’est le même qui se reconnait. Mais la rencontre des regards de la reconnaissance ne peut se faire que si jouant le jeu de la dualité dans une multiplicité merveilleuse, j’embrasse toutes leurs turpitudes. Or comment les partager si je ne les vois pas comme un cauchemar dont on est heureux de sortir. « Celui qui connaît le tout, s’il est privé de lui-même est privé du tout ».
30 novembre 1994
René Guénon n’a pas son semblable pour nous montrer l’unité des grandes traditions et le caractère rationnel du « discours » métaphysique.
Cependant je ne peux plus ouvrir un de ses livres sans penser au logion « Celui qui connaît le Tout, s’il est privé de lui-même, est privé du Tout ». La création est centrale dans la gnose. Elle est à l’origine du « discours » et elle en est l’essence même : je suis à l’écoute de ce qui demande à naître, je l’accueille et je m’y reconnais. Je découvre ensuite, comme allant de soi, que c’est précis et logique.
Si j’ai besoin de références, je lis ou relis Guénon. Si l’attention à ma nature véritable est devenue mon unique souci, je crois réellement que les Cahiers peuvent combler mon attente.
22 décembre 1994
J’insiste beaucoup sur le corps comme seul moyen, d’accès à notre nature véritable. C’est par ce corps que je prends conscience de ma réalité absolue. Par lui je me révèle, par lui je m’occulte, par lui je continue l’œuvre de mon initiation. Encore faut-il que ce corps ait conscience de cette sublime fonction. Les Cahiers le rappellent avec une insistance quasi obsessionnelle. Tout est là : l’esprit à cause du corps. Le reste, c’est-à-dire le savoir, la culture, n’est que littérature.
30 décembre 1994
Ne faut-il pas que le semblable puisse connaître le semblable en connaissance de cause ?
Guénon a cherché en vain une tradition gnostique chez les chrétiens comme chez les grecs. Il a cru un moment donné en trouver une trace au moyen -âge. Mais celui qui était réellement gnostique, le seul, fut condamné comme hérétique. Je pense naturellement à Maître Eckhart. Et Guénon n’a pas connu la chance qui est la nôtre, la découverte de l’Evangile selon Thomas.
Ce qui en revanche me paraît plus important c’est la réflexion sur le discours. Il y a le discours du psychique qui mobilise le mental et il y a le discours du gnostique qui appelle la découverte. Les deux se veulent logiques ; un seul l’est parce qu’il est seul à être fondé. C’est-à-dire que celui qui parle a autorité pour parler. C’est tout cela que nous nous efforçons de dire dans les Cahiers. C’est tout cela que nous essayons de formuler dans le triptyque.
C’est le corps qui me permet de fonder le discours, un corps préparé à cet effet. D’où l’attention que je lui porte et non pas l’attention que lui porte la personne. Celle-ci par exemple majorera ou minimisera le rôle de la sexualité. Or je suis le seul maître à bord, je suis seul à mobiliser ce corps et à en faire l’instrument de ma révélation.
Je pourrais faire des citations pour corroborer ce que je suis, ce que je dis. J’ai bu passionnément à la gnose de Jésus, si bien que je ne vais pas continuer à dire : Jésus a dit. Ce serait finalement une injure. C’est pourquoi je ne dis plus : Jésus a dit : Je suis la lumière. Je dis : je suis la lumière. Si mon interlocuteur ne peut pas le dire, c’est qu’il cultive la différence et nous ne sommes pas prêts de nous rencontrer.
Il est bon, l’année finissant, de s’ajuster pour que le semblable rencontre réellement le semblable. Démarche paranoïaque dira le psychique. Tentative de rencontre, sans aliénation, le même, estimera le gnostique.